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Le cinéma comme machine à penser et à observer le mouvement

3.2 La mystique du cinéma et son héritage (1) : la rencontre de la pensée et du sensible, du

3.2.3 Le cinéma comme machine à penser et à observer le mouvement

En outre, dans l’introduction discursive de Numéro deux, Godard définit le cinéma comme machine à voir le monde, dont la puissance d’observation et d’aperception est proche du « scalpel408 » ou de l’instrument optique de l’ethnologue, faisant participer le spectateur à un regard restauré, éclairé et appareillé sur le milieu auquel il appartient. Le cinéma se voit ainsi octroyer une dimension sociologique – aspect central du cinéma de Godard dans les années 1970 qui ausculte la société française dans toutes ses manifestations et même ses tabous. Ces images font nécessairement écho au pouvoir d’aperception que Walter Benjamin, dans son texte désormais célèbre sur l’Œuvre d’art à l’époque de sa

reproductibilité technique, développe avec la figure du cinéaste-chirurgien par opposition

au peintre-mage :

Entre le peintre et le cameraman nous trouvons le même rapport qu’entre le mage et le chirurgien. Le peintre observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même ; le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné409.

La machine cinématographique est ainsi rapprochée par Godard de l’appareil « avec lequel les médecins font des échographies410. » Le flux cinématographique parcourt la réalité, en propose une radiographie, « [pénètre] de la façon la plus intensive, au cœur même de ce

réel411 » et vient altérer, mettre en doute et en question, les autres visions imposées et instituées, celles des autres usines cinématographiques, énumérées par Godard dans la scène de Numéro deux : MosFilm, la MGM et la Cinématographie nationale d’Algérie, contre- modèles de Sonimage, la société fondée par Miéville et Godard. Ce pouvoir de vision, propre au cinéma, mis au service d’un spectateur lucide et soucieux de capter l’invisibilité du monde et la part du réel dissimulée par les images médiatiques qui ont droit de cité, Godard le rappelle, vingt ans après Numéro deux, dans un entretien réalisé par Jean Daive pour France Culture :

Un microscope, c’est un objectif et une plaque. C’est comme du cinéma. On a une vision, on en met une autre à côté et on compare. Mais le cinéma reproduit à l’échelle humaine (ou un peu plus grand)

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Jean-Luc Godard, « Godard/Amar. Cannes 97 », Extraits de l’entretien avec Jean-Luc Godard par Paul Amar dans l’émission réalisée par Bernard Faroux, diffusée sur Paris Première depuis le Festival de Cannes, le 16 mai 1997, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 2, op. cit., p.410.

409 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version, 1939), dans Œuvres, t. 3, op. cit., p. 300.

410 Jean-Luc Godard, « Godard/Amar. Cannes 97 », op. cit., p.410.

du social. L’aspect social est extrêmement important si on l’envisage comme image, comme métaphore de l’univers, de la nature ou d’autres choses. Une discussion amoureuse pendant la traversée de l’Étoile a certainement des rapports avec l’évolution d’une cellule cancéreuse. C’est une image412.

La métaphore biologique, héritée de Benjamin, continue de nourrir le lexique de Godard et les images qu’il produit. Par-delà l’ancrage psychologique et sociologique du cinéma tel que le conçoit Godard, cette analogie permet d’évoquer le cinéma sous la forme d’un organisme vivant, outil de connaissance et de pensée, proche de l’« automate spirituel413 » tel que le définit Gilles Deleuze dans le chapitre « La pensée et le cinéma » de L’Image-temps. Deleuze noue une relation entre la machine cinématographique produisant, par son mécanisme et sa technique, une pensée et la pensée automatique du spectateur, quand « le mouvement

automatique fait lever en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui414. » Cette coïncidence repose sur la découverte, par « ceux qui les premiers firent et pensèrent le cinéma », de l’automouvement du cinéma et du mouvement comme donnée essentielle de l’image cinématographique. Deleuze cite alors l’intuition d’Elie Faure :

En vérité, c’est [l’] automatisme matériel même [du cinéma] qui fait surgir de l’intérieur de ces images ce nouvel univers qu’il impose peu à peu à notre automatisme intellectuel. C’est ainsi qu’il apparaît dans une lumière aveuglante la subordination de l’âme humaine aux outils qu’elle crée, et réciproquement. Entre technicité et affectivité, une réversibilité constante s’avère415.

La réflexion d’Élie Faure rencontre également celle que développait Jean Epstein sous la forme d’une coïncidence entre le mécanisme de la caméra et son corrélat, la « subjectivité automatique416 » : notre œil naturel, appareillé par le cinéma, accueille l’image mentale du cinéaste dans la vision subjective que transmet la machine cinématographique. Ces premières pensées du cinéma, développées au début du XXe siècle, inscrivent dans l’ordre du possible le développement d’une pensée nouvelle reposant sur l’invention du cinéma, sa puissance matérielle et immatérielle :

412 « Le bon plaisir de Jean-Luc Godard », Entretien avec Jean-Luc Godard par Jean Daive, producteur à France

Culture, le 20 mai 1995, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 2, op. cit., p.316.

413 Gilles Deleuze, Cinéma, t. 2, L’image-temps, op. cit., p. 203. 414 Ibid., p. 203.

415 Élie Faure, Fonction du cinéma. De la cinéplastique à son destin social, 1921-1937, Paris, Histoire et d’art,

1953, p. 70, cité par Gilles Deleuze dans Cinéma, t. 2, L’image-temps (op. cit,, p. 203-204).

416 Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, t. 2, Paris, Seghers, 1975, p. 63, cité par Gilles Deleuze (Cinéma, t. 2, L’image-temps, op. cit., p. 204).

Par ce pouvoir d’effectuer des combinaisons diverses, pour purement mécanique qu’il soit, le cinématographe se montre être plus que l’instrument de remplacement ou d’extension d’un ou même de plusieurs organes des sens ; par ce pouvoir qui est l’une des caractéristiques fondamentales de toute activité intellectuelle chez les êtres vivants, le cinématographe apparaît comme un succédané, une

annexe de l’organe où généralement on situe la faculté qui coordonne les perceptions, c’est-à-dire du

cerveau, principal siège supposé de l’intelligence417.

S’appuyant sur ces prémisses d’une pensée de l’image cinématographique, de la qualité mentale de l’image en mouvement et de l’automatisme de la pensée qui la caractérise et qu’elle génère, Deleuze développe sa propre réflexion en deux temps : instaurer une pensée du « bergsonisme du cinéma418 » – c’est l’enjeu des premières pages de L’image-temps – et poser les jalons dans L’image-mouvement d’une image et d’une pensée automatiques, à l’aune des premiers textes sur le cinéma revus et corrigés.

Dans le premier chapitre de L’image-mouvement, Deleuze relit et corrige la définition bergsonienne du cinéma pour qui la technique cinématographique reposerait sur l’ajout du mouvement aux images fixes de la pellicule. Il s’agit alors pour Deleuze de provoquer la rencontre entre la pensée de Bergson et la technique cinématographique. Dans L’Évolution

créatrice, Bergson ne voit en effet dans le cinéma qu’une technique de l’illusion du

mouvement, ce dernier n’étant pas prisonnier du photogramme, mais relevant d’une technologique extérieure à la pellicule, propriété de l’appareil qui imprime le mouvement aux plans fixes, dans le temps de la projection et non de l’enregistrement même :

Pour que les images s’animent, il faut qu’il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici [Bergson pose comme exemple la représentation d’un défilé de régiment], en effet, il est dans l’appareil. C’est parce que la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour, les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres, que chaque acteur de cette scène reconquiert sa mobilité : il enfile toutes ses attitudes successives sur l’invisible mouvement de la bande cinématographique419.

Deleuze reprend l’analyse de Bergson et la dépasse pour démontrer que l’image cinématographique n’est pas une technique illusionniste qui inscrit un mouvement sur un objet fixe mais bel et bien une technique de captation du mouvement contenu dans les objets

417 Jean Epstein, L’intelligence d’une machine, Paris, Jacques Melot, 1946, p. 150. Nous soulignons. 418

Nous renvoyons au chapitre sur « La reprise de la définition bergsonienne de l’image » que développe Suzanne Hême de Lacotte dans sa thèse sur l’image de la pensée cinématographique de Deleuze, et tout particulièrement aux pages qui analysent les relations entre l’image cinématographique et le mouvement chez Henri Bergson et dans sa relecture deleuzienne (Le cinéma et l’image de la pensée, Thèse de doctorat en Art et sciences de l’art, sous la direction de Dominique Chateau, Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, 2009, p. 53-58).

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mêmes et la totalité de la matière. Le cinéma serait alors, après correction, la technique qui permettrait d’accéder le plus directement qu’il soit à la réalité immanente de la matière :

Le cinéma procède avec des photogrammes, c’est-à-dire avec des coupes immobiles, vingt-quatre images/seconde (ou dix-huit au début). Mais ce qu’il nous donne, on l’a souvent remarqué, c’est une image moyenne à laquelle le mouvement ne s’ajoute pas, ne s’additionne pas : le mouvement appartient au contraire à l’image moyenne comme durée immédiate420.

Deleuze propose ainsi deux idées centrales : d’une part, le mouvement ne peut être réduit aux mouvements de l’image projetée, ni même au processus d’enregistrement de la pellicule, il s’inscrit bien plus essentiellement dans la plus petite unité du film qui est toujours une durée, il lui « appartient » ; d’autre part, le cinéma est la technique par excellence de l’image en mouvement et permet d’étudier cette image et sa portée philosophique. La durée devient donc la propriété technique du cinéma. Deleuze pose ainsi une nouvelle ontologie de l’image filmique et la fonde sur la nature matérielle de la technique cinématographique.

Deleuze pose alors progressivement la notion de pensée automatique et sa correspondance avec l’image automatique du cinéma. Dépassant la seule fonction de l’art dans les rapports sociaux, Deleuze analyse la propriété technique du cinéma, support matériel du développement d’une nouvelle pensée immatérielle. Dans L’Image-temps, il inscrit son analyse dans la filiation des premières théories sur le cinéma :

Tout se passe comme si le cinéma nous disait : avec moi, avec l’image-mouvement, vous ne pouvez pas échapper au choc qui éveille le penseur en vous. Un automate subjectif et collectif pour un mouvement automatique : l’art des « masses ».

Chacun sait que, si un art imposait nécessairement le choc ou la vibration, le monde aurait depuis longtemps changé, et les hommes penseraient depuis longtemps. Aussi cette prétention du cinéma, du moins chez les plus grands pionniers, fait sourire aujourd’hui. Ils croyaient que le cinéma serait capable d’imposer le choc, et de l’imposer aux masses, au peuple (Vertov, Eisenstein, Gance, Élie Faure…)421.

Deleuze revient sur cette pensée élaborée dans les commencements du cinéma et la croyance en un art révolutionnaire qu’elle développe, sous la forme d’une mystique du cinéma. Sous son apparente naïveté, cette première pensée d’un cinéma, outil révolutionnaire, est très vite inquiétée par le développement d’une société sous l’emprise de la naissance du fascisme qui pourrait s’approprier la puissance de pensée et le mystère qui se logent dans l’art

420

Gilles Deleuze, Cinéma, t.1, L’image-Mouvement, op. cit., p. 10.

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cinématographique pour le dominer et en faire un outil de propagande. Ces premiers penseurs craignaient également que l’esthétique du choc soient celle des seules représentations et des émotions du spectateur.

Pourtant, ils pressentaient que le cinéma rencontrait déjà toutes les ambiguïtés des autres arts, se recouvrirait d’abstractions expérimentales, « pitreries formalistes », et de figurations commerciales, du sexe et du sang. Le choc allait se confondre, dans le mauvais cinéma, avec la violence figurative du représenté, au lieu d’atteindre à cette autre violence d’une image-mouvement développant ses vibrations dans une séquence mouvante qui s’enfonce en nous. Pire encore, l’automate spirituel risquait de devenir le mannequin de toutes les propagandes : l’art des masses montrait déjà un inquiétant visage422.

Revenant au cinéma classique, et notamment à celui d’Eisenstein, Deleuze éprouve ce premier moment théorique qui va de l’image à la pensée, « du percept au concept423 », en rappelant le choc même qui s’instaure dans la rencontre des plans, dans le montage, dans l’image même et non dans les figurations violentes qui séduisent l’appétit d’un spectateur- consommateur. Dans une certaine mesure, Deleuze rejoint l’inquiétude d’un Paul Valéry dont le projet était de scinder l’Esthétique, apparue au XVIIIe siècle, en une « Esthésique424 », science objective des sensations, et en une « Poétique, ou plutôt poïétique », qui se consacrerait pleinement à l’étude de la composition de l’œuvre inventée et de la mécanique mentale qui la produit. Participant aux différentes formes de l’anti- esthétisme, le projet valéryen d’une Poétique se forge sur une accusation polémique à l’encontre du succès que rencontre l’Esthétique dans la modernité. L’Esthétique privilégierait la réceptivité du spectateur, le sentiment qu’il éprouve, sur l’œuvre d’art elle- même et ses conquêtes formelles, jusqu’à justifier l’excès des représentations figuratives de certaines œuvres modernes et préférer à la beauté de l’œuvre le choc et l’intensité éprouvés dans la subjectivité du spectateur en attente d’une émotion de plus en plus violente425. Le montage devient avec Deleuze une pensée du choc instaurée par l’image en mouvement,

422 Ibid.

423 Ibid., p. 205. 424

Paul Valéry, « Discours sur l’esthétique » (1937), dans Œuvres, t.1, Gallimard, 1957, p. 1311. P. 1294- 1314.

425 « La Beauté est une sorte de morte. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs de choc l’ont supplantée. L’excitation toute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes ; et les œuvres ont

pour fonction actuelle de nous arracher à l’état contemplatif, au bonheur stationnaire dont l’image était jadis intimement unie à l’idée générale du beau. Elles sont de plus en plus pénétrées par les modes les plus instables et les plus immédiats de la vie psychique et sensitive. L’inconscient, l’irrationnel, l’instantané, qui sont – et leurs noms le proclament – des privations ou des négations des formes volontaires et soutenues de l’action mentale, se sont substitués aux modèles attendus par l’esprit» (Paul Valéry, « Léonard et les philosophes » (1929), dans Œuvres, t.1, op. cit., p. 1240-124).

produisant et transmettant son mouvement, hors de la seule émotion recherchée chez le spectateur.

Nous reprendrons cette analyse du choc, du mouvement et du montage, dans la réflexion qu’engage l’art du montage godardien. Retenons que le cinéma est une machine qui porte en elle la puissance de la pensée : un instrument mécanique qui entre en dialogue avec la pensée automatique du spectateur, qui permet de « produire un choc sur la pensée », de « communiquer au cortex des vibrations », de « toucher directement le système nerveux

et cérébral426 ». Godard convoque à son tour cette image de l’impression de la pensée du spectateur par un cinéma machinique qui recèle une part de vie et de pensée :

Le cinéma, c’est le besoin de communiquer avec des gens qu’on ne voit pas. Ce n’est que ça le cinéma, un moyen de communication. Un bout de pellicule, ou de film magnétique, ou une onde hertzienne, c’est un morceau d’un être humain, sous une certaine forme427.

Dans cet entretien de 1975, Godard rejoint l’ample réflexion développée par les premiers théoriciens du cinéma sur la qualité presque mentale du cinéma, telle que l’analysent Élie Faure et Jean Epstein, et telle que Deleuze la développe dans le concept d’image

automatique. Le cinéma communique une forme matérielle qui contient sa part de

spiritualité et d’immatérialité, cette part étant accentuée – ou détournée – par la nature immatérielle du cinéma qu’instaurent progressivement les nouvelles techniques d’enregistrement : du fragment de la pellicule analogique, aux nouveaux supports d’enregistrement magnétiques (qui permettront également le stockage de la vidéo en numérique) mais aussi à l’onde transmise par le rayonnement électromagnétique, nécessairement dématérialisée. Ces formes qui dessinent une histoire de la dématérialisation de l’enregistrement et de la projection cinématographique n’en sont pas moins, à chacune de ces étapes, les supports matériels ou immatériels d’une spiritualité humaine, voire du corps même qui a partie liée avec notre pensée – ce corps qui est sous l’emprise du choc de l’onde cinématographique, mais aussi le fragment de corps que projette l’appareil cinématographique et qui entretient avec lui un lien de contiguïté. Le cinéma, selon Godard, relève de ce dépassement de la seule technicité du cinéma pour entrer en communication : il s’agit alors d’un cinéma qui rencontre le langage et la machine corporelle.

426 Gilles Deleuze, Cinéma, t. 2, L’Image-temps, op. cit., p. 203. L’auteur souligne.

427 Jean-Luc Godard, « Numéro deux, un film différent », Entretien avec Jean-Luc Godard par Jeanne Malie,

propos recueillis au magnétophone, Témoignage chrétien, le 25 juillet 1975, dans Alain Bergala (éd.), Jean-