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Le mouvement et la transparence : propriétés du cinéma ?

1.1 Le cinéma détrôné : mort de son ancien régime

1.1.3 Le mouvement et la transparence : propriétés du cinéma ?

Les images en mouvement – cette formulation nous permet de désigner provisoirement le cinéma dans ses formes actuelles71, tout en nous appuyant sur l’une de ses principales propriétés – auraient alors étendu leur territoire et apparaîtraient sous d’autres traits. En outre, aux nouvelles formes « démocratiques » d’une technique de l’image mouvante en pleine mutation, nous pourrions ajouter la vaste expérimentation du mouvement que mettent en œuvre, au-delà du cinéma, la scène théâtrale dans ses métamorphoses, les différentes formes que revêt la performance, la peinture qui n’en finit pas depuis la Modernité d’interroger le cinétisme, ou encore les dispositifs artistiques qui déroulent sur plusieurs supports – de l’automate aux écrans – la notion même de mouvement, ce dernier ne semblant pas être le privilège du seul cinéma, ni des technologies des images en mouvement. La réponse de Luc Vancheri dans Le cinéma, et après ? offre ainsi une réflexion brève et pertinente sur le medium filmique, en remettant en cause le seul dispositif cinématographique comme territoire de l’image en mouvement pour lui préférer les différents « cinématismes non exclusivement cinématographiques72 » qui s’épanouissent avec d’autres techniques. Dès l’introduction de son propos, Vancheri sépare le mouvement du cinéma, le mouvement n’étant pas une quête exclusivement cinématographique et le cinématographe n’étant pas asservi à la seule quête du mouvement :

Non seulement l’imitation naturaliste du mouvement ne saurait définir toutes les possibilités cinématiques du cinéma, mais les pratiques artistiques sont aujourd’hui nombreuses à explorer des formes paradoxales de mouvement73.

Si certains voient dans ces différentes formes cinétiques une menace pour le régime cinématographique, elles permettent d’en ouvrir le régime en émancipant le cinéma de sa seule définition technique ou encore en le déplaçant de sa zone de stabilité médiatique pour le faire entrer dans de nouveaux régimes formels. Ainsi, d’autres pratiques peuvent interroger l’animation et la durée en tant que telles, inscrites dans le corps et la matière,

71 La majorité des essais qui interrogent le statut du cinéma aujourd’hui utilise cette périphrase pour déjouer le

flou définitionnel d’un cinéma modifié dans ses modalités de production et de diffusion.

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Luc Vancheri, « Le cinéma après l’époque du cinéma », dans Maxime Scheinfeigel (dir.), op. cit., p. 19.

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comme modalités mêmes de l’apparaître du monde, sur la surface plane de l’écran et de la toile, ou au-delà d’une expression plastique en deux dimensions. La nature du réel, sa plasticité et sa mobilité, mais également sa médiatisation par la caméra et la pellicule cinématographique, sont interrogées précocement par Godard.

Que reste-t-il du cinéma ? nourrit également cette réflexion, en interrogeant l’autre

versant nécessaire du mouvement, le temps, et nous permet, dès à présent de relativiser le caractère a priori conservateur du texte de Jacques Aumont. La réponse à l’interrogation qui fait le titre de cet essai, si elle s’oppose avec vigueur aux tentatives critiques de penser la modification-disparition du cinéma, n’en est pas moins stimulante et offre un juste prélude à notre réflexion, notamment dans son souci de vérifier la validité du terme même de cinéma, et corrélativement celui de film74. Qu’en est-il de cet objet dont le vocable qui le désigne est toujours d’usage alors même que les mélanges d’images s’accélèrent et qu’il devient plus difficile de cerner la spécificité du film dont le seul dispositif de projection ne semble plus offrir une définition suffisante ? Reprenant l’interrogation de Raymond Bellour dans

L’Entre-Images75, Aumont présente les deux rivaux du cinéma : l’ordinateur qui englobe ce qu’a pu être l’invention de la télévision et livre un flux de plus en plus important d’images animées et le musée qui, sous la livrée respectable d’une institution assurément dévolue à l’art, peut compromettre le cinéma et le confondre avec de nouveaux dispositifs artistiques. C’est ainsi qu’Aumont commence par rechercher une définition provisoire du film. Partant d’un parallèle entre La Corde (1948) d’Alfred Hitchcock et L’Arche russe (2002) d’Alexandre Sokourov, tout en soulignant le soupçon que le deuxième film suscite quant à sa nature cinématographique, Aumont propose une réflexion sur la continuité, l’effet de transparence du plan long dans une relation presque réaliste avec la fluidité naturelle de l’objet filmé, vertu dont André Bazin faisait la propriété du cinéma et qui, selon certains puristes, serait comme mise à mal par le film du cinéaste russe qui privilégie la discontinuité des interventions numériques sur le film, un travail de retouche et de re-fabrication.

74 Jacques Aumont ne s’arrête pas longuement sur la distinction entre films d’auteur et film commercial, il juge

plus urgent d’interroger le cinéma dans sa globalité, comme un vocable utilisé dans le langage courant, indépendamment des hiérarchies et des degrés de valeur qui affectent la qualité des différents films. Il est intéressant toutefois de noter que l'industrie américaine du cinéma utilise le terme movies pour désigner les films à vocation commerciale et celui de films pour le cinéma dit d'auteur. L'existence même de cette dichotomie suggère que ce questionnement n'est pas épuisé Outre-Atlantique.

75 « Le cinéma a eu, très tôt, à mi-course, alors même que parlant ou sonore il devenait vraiment lui-même, un

ennemi intime, ou une amie « extime », dont son sort n’a plus été dissociable, plutôt pour le pire : la télévision. Il en a maintenant deux autres. L’ordinateur, cette magie vraiment intime, qui deviendra un autre nom pour la télévision, parce qu’il est beaucoup plus immense qu’elle et la dévore. L’autre ennemi, plus respectable, plus amical aussi, mais qui pourrait se montrer plus sournois, semble à jamais le musée. Le cinéma y devient, d’un côté, vraiment mais seulement un art ; de l’autre, il s’y métamorphose en dispositifs étrangers, incessamment renouvelés, où il disparaît à lui-même sous couvert de se réinventer sous d’autres noms » (Raymond Bellour,

Cette réflexion nous intéresse à deux titres. Tout d’abord Aumont conclut que cette discontinuité de la fabrique filmique n’altère en rien la qualité intrinsèquement cinématographique du métrage de Sokourov. Il rappelle ainsi que l’usage des nouvelles techniques de production d’images ne remet pas nécessairement en cause la valeur du film ni son intégrité générique. Le cinéma, loin d’être moribond, « continue d’être la référence positive et dernière – pour d’autres raisons que la peinture, mais pas si éloignées (des raisons esthétiques et éthiques)76 ». Qui plus est, le rêve du film s’étirant dans le plan long qui en fait le sublime d’une rencontre avec l’idée même du cinéma ne nuit en rien au statut d’un film, quelle que soit son esthétique, celle du découpage, du montage ou du trucage, et s’inscrit dans une querelle contenue dans le territoire cinématographique entre les partisans de la durée du plan et les partisans du montage – dont Godard lui-même. En effet, rappelons que Godard, même s’il nuancera par la suite sa position de jeune frondeur, attaque directement le principal rédacteur des Cahiers du cinéma, André Bazin, dès son deuxième article publié dans cette même revue en 1952, intitulé « Défense et illustration du découpage classique77 ». Le jeune critique cinéphile poursuivra cette défense de l’art de la coupe et du collage, quatre ans plus tard, avec le texte « Montage mon beau souci », qui s’oppose au « Montage interdit » de Bazin, dans un triptyque surtitré « A propos du montage » paru dans le numéro 65 des Cahiers du cinéma78. Le cinéma le plus récent de Godard conserve certes ce parti pris théorique de jeunesse par une pratique filmique qui donne à lire des signes épars, éclats d’image, et qui renonce au réalisme du temps de la représentation pour lui préférer une poétique de la rupture et de la discontinuité, mais il procède également d’une nouvelle poétique du plan, comme puissance de saisie de la durée du réel, dans un travail du mouvement qui étend l’image dans la durée de la réflexion qu’elle propose, sous la forme de l’image arrêtée.

Loin de mettre en péril le cinéma comme medium, cette querelle, qui n’est pas une querelle sur les seuls dispositifs de perception, mais qui concerne la valeur esthétique du cinéma, en est le signe de la bonne santé, au sein d’un paysage multimédiatique. Le cinéma connaîtrait ainsi aujourd’hui une capacité d’absorption de nouvelles formes, sans pour autant sacrifier ses frontières qui en assurent la valeur pour Aumont qui, dans son texte, préfère sauver le film comme œuvre, que s’aventurer dans une analyse des processus de

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Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 71-72.

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Jean-Luc Godard, « Défense et illustration du découpage classique », Cahiers du cinéma, n° 15, septembre 1952, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 80-84.

78 Henri Colpi (« I. Dégradation d’un art : le montage »), Jean-Luc Godard (« II. Montage, mon beau souci »)

et André Bazin (« III. Montage interdit ») confrontent leurs points de vue dans le numéro 65 des Cahiers du

transformation internes au film, ferraillé par les nouvelles images en mouvement qui le

convoitent – analyse qui pourrait conduire à une redéfinition du film de cinéma. Le texte d’Aumont a cependant le mérite d’une défense du réalisme ontologique du cinéma, même s’il prend parfois le parti de réduire – ce court essai est également un écrit d’humeur – les analyses qui ont pu être conduites sur les métamorphoses de l’image cinématographique, à des propos qui, par seul effet de mode, évaluent sans bon jugement les nouvelles images et leur pouvoir. Par ailleurs, Aumont admet une révolution créatorielle du cinéma qu’on ne peut ignorer et refuse de céder à un purisme formel qui condamnerait le cinéma contemporain et son format numérique à rejoindre toutes les images a priori dégradées des temps modernes. Un deuxième aspect de l’essai de Jacques Aumont retient notre attention, celui du « film qui se définit en termes spectatoriels79 ». Aumont définit alors le cinéma dans la corporéité même du spectateur, dans l’attention que ce dernier porte au déroulé du film, dans l’intuition qu’il a, par ce même attrait immobile, d’assister à un film. Enfin, le spectateur expérimente la triple temporalité du film : la durée « cinématographique » de la séance, le temps « du monde diégétique » représenté à l’écran et le temps « sculpté, modelé80 » du film. C’est cette expérience du temps par le spectateur qui serait la propriété presque naturelle du film, dans la lignée de la pensée du cinéma qui a dominé le XXème siècle et qui trouve son plein développement dans l’œuvre philosophique sur le cinéma de Gilles Deleuze81, lecteur d’Henri Bergson. Le réalisme ontologique du cinéma devient réalisme phénoménologique. Le temps resterait l’essence même du cinéma, quel que soit son degré d’apparition : le temps du dispositif même de la projection de film ; le temps représenté sur le plan diégétique ; ou encore celui de la matière de film – le plus passionnant –, son rythme et son flux, troisième et dernier aspect de la temporalité du cinéma, qui occupe principalement Godard dans sa fabrique filmique et la réflexion qu’il mène sur le septième art. Cet accord sur la nature temporelle de l’exception cinématographique permet provisoirement d’arrêter la dispersion qui condamne le cinéma contemporain, mais ouvre un autre champ qui nous occupera plus tard, celui d’une dimension philosophique et plastique du cinéma, qui en fait une technique au service de l’en-dehors cinématographique, dans une hybridation critique avec différentes formes audiovisuelles médiatiques.

79 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 18. 80

Ibid., p. 97.

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