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L’homme-machine dans l’introduction de Numéro deux (1975)

3.2 La mystique du cinéma et son héritage (1) : la rencontre de la pensée et du sensible, du

3.2.1 L’homme-machine dans l’introduction de Numéro deux (1975)

Numéro deux, réalisé en 1975, s’ouvre sous le signe du double, dans un dispositif

visuel qui évoque la technique du splitscreen : le profil d’un homme et le profil d’une femme, apparaissent successivement sur un écran de télévision – parfois obturé, comme un lever et un tomber de rideau – dans un diptyque redoublé puisque la partie gauche du plan est occupée par un moniteur présentant une image brouillée, dont la couleur rouge tranche avec le fond noir. Dans la séquence qui suit cette ouverture symbolique de portraits ramenés à des objets audiovisuels enchevêtrés, Godard se met également en scène sous le signe du dédoublement : accoudé à un moniteur de télévision dont l’écran redouble sa propre image filmée en noir et blanc et en abyme, Godard s’adresse à un interlocuteur sûrement fictif, peut-être une caméra installée par ses soins qui enregistre son propos, alors que des bobines de film de la salle de montage sont en action et produisent un bruit de moteur permanent en arrière-plan, recouvrant la voix du cinéaste. Cette installation réactive l’imaginaire de la salle des machines des Temps Modernes (1936) de Charlie Chaplin et convoque plus ouvertement la fameuse « théorie des intervalles » de Dziga Vertov célébrant l’harmonie des mouvements machiniques et des gestes humains dans L’Homme à la caméra (1929). Godard forme une unité avec les appareils et explique les différentes « machines » qui sont en jeu dans son film et dans son environnement immédiat : « Ben tu vois, ici, c’est quand même simple, parce qu’il n’y a plus machin, il n’y a que des machines. Machin, machine, tu vois, moi, machin, relation avec une machine, homme, femme, machin, machine. » Ce qui s’apparente à un jeu de mots est déjà une première glose sur l’avant-propos, ou prologue, masculin et féminin où des visages anonymes étaient confrontés à la machine écranique. Godard fait alors le parallèle entre le corps et la machine elle-même, analogie déjà annoncée dans les plans précédents : « En biologie, tu vois, c’est une usine ici. On pourrait dire c’est une usine. Dans le corps, c’est une usine. […] Tu vois, ma main, c’est une machine à programmer qui dirige une autre machine. »

Godard rappelle ainsi le couplage homme-machine au centre du débat qui s’élabore aujourd’hui dans les sciences cognitives et qui prend une ampleur toute singulière lorsqu’on connaît le développement des biotechnologies, la pensée qu’elles génèrent sur le statut de l’humain, les propriétés du corps, ses frontières et le manque originel qui explique en grande

qui inspirent en grande partie ce paragraphe : « Le cinéma est l’idée de l’art qui a été portée par tout un siècle, il est l’art du XXe siècle pensé par le XIXe siècle : prédéterminé par les catégories de la pensée esthétique, mais aussi par l’idée du « siècle », par l’idée de la relation sécularisée que ces catégories ont élaborée comme idée du lien communautaire » (Jacques Rancière, « L’Historicité du cinéma », dans Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p.57).

part le déploiement des techniques depuis l’ère médiévale. Dans ce second prologue, davantage méthodologique, Godard se présente ainsi en homme-machine, mais également en cinéaste dont l’œil subjectif, ou la main artistique, se superpose à l’œil objectif de la caméra, ou la machine de montage. Cette image sera amplifiée dans le cinéma plus tardif de Godard, dans une reprise significative de la pensée de Merleau-Ponty390 dans le dénouement de l’Autoportrait de décembre en 1995, et tout particulièrement de la corrélation de la vision et de la motricité du corps dans l’exercice de la perception cinématographique, aspect que nous développerons dans la seconde partie de cette thèse, dans l’analyse de l’autoportrait filmique de Jean-Luc Godard. Cependant, dès Numéro deux, en se plaçant dans et hors du travail de production filmique, Godard cinéaste reprend la figure du peintre merleaupontien, dans une forme de réversibilité du corps, dont la main explore le monde tout en étant sensible à elle-même. L’installation de Godard, que l’on retrouve dans nombre de longs et courts métrages qui introduisent sous la forme presque d’une performance le cinéaste représenté dans l’environnement machinique du cinéma391, relève de cet enroulement du visible sur lui- même que concrétise le mouvement « stroboscopique392 » du cinéma qu’évoque Merleau- Ponty, rappelant ainsi « l’affinité essentielle entre le fonctionnement de notre perception visuelle et la production du mouvement par la technique cinématographique393. » Le philosophe, dont la pensée sur le cinéma est souvent considérée comme marginale, emploie le motif du montage cinématographique pour préciser sa description de la structure du schéma corporel, autorisant alors Godard à faire du cinéma un dispositif de perception qui nous prête sa vision pour nous réapprendre à voir, dans une « philosophie de la sensation394 » qu’a notamment souligné Alain Bergala.

Trois autres aspects sont immédiatement convoqués dans cette scène introductive de

Numéro deux : (1) La production cinématographique s’édifie dans une petite usine

390

Cf. l’analyse de Stefan Kristensen sur l’influence de la phénoménologie dans le cinéma de Godard (« L’œil et l’esprit de Jean-Luc Godard », Chiasmi International, n°12, 2010, p. 123-127) et l’analyse qu’il propose de cette séquence introductive de Numéro deux dans Jean-Luc Godard philosophe (op. cit., p. 31-37).

391 En effet, cette mise en scène directe de l’auteur au sein de la technique qui environne sa création se retrouve

dans Notre musique (2004), lors d’une conférence de Godard sur la technique du champ-contre champ. Il en est de même dans les scénarios de longs métrages que Godard tourne en vidéo (Scénario de Sauve qui peut (la

vie) (1979) ; Scénario du film Passion (1982) et Petites notes à propos du film Je vous salue, Marie (1983).

Dans Changer d’image. Lettre à la bien-aimée (1982), Godard se portraiture en cinéaste humilié et supplicié, en quête d’une image nouvelle.

392 « Tout mouvement est stroboscopique » comme le note Merleau-Ponty (Cours au collège de France 1959- 1961. Le monde sensible et le monde de l’expression, notes inédites retranscrites par Stefan Kristensen, cité

dans Kristensen Stefan, « Maurice Merleau-Ponty, une esthétique du mouvement », Archives de Philosophie, 2006/1, Tome 69, p. 123-146. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2006-1-page- 123.htm *consulté le 27 janvier 2017.

393 Ibid.

394 Alain Bergala, « Deux ou trois choses que je sais d’elle ou Philosophie de la sensation », Livret

d’accompagnement, dans Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle, Arte éditions, 2004, 1 DVD.

communautaire ; (2) Le cinéma est un appareil de vision et d’auscultation du monde, il

entretient donc une relation à part avec les sciences sociales et médicales qui auscultent chacune selon des méthodes différentes le réel donné et rejoint les premières pensées d’une image cinématographique relevant de la captation du mouvement et du mouvement de la pensée elle-même ; (3) Enfin, cette pénétration du réel par la machine cinématographique entretient une relation d’analogie avec le langage et l’amour – des corps – au sein d’un art qui est une industrie de la reproduction machinique.