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Langage, choc et amour : le cinéma des corps

3.2 La mystique du cinéma et son héritage (1) : la rencontre de la pensée et du sensible, du

3.2.4 Langage, choc et amour : le cinéma des corps

Comme Godard le précise dans son exposé d’ouverture de Numéro deux, l’usine cinématographique et les mécanismes de production qu’elle met en œuvre sont liées à l’art de la langue, des « jeux de mots […] interdits de séjour », qui ne sont que glissements d’un mot sur un autre et qui relèvent du langage qui « est un peu l’amour. » « Ça glisse, ça indique des court-circuit, des interférences » et ouvre ainsi la possibilité d’un choc, semblable à celui que produit l’image filmique, machine à penser, reposant sur un mouvement automatique. Certains montages godardiens provoquent ainsi la rencontre ironique et antithétique entre un corps offert, sous la forme de citations d’images pornographiques ou de documents de corps exhibés et humiliés, et le regard cinéphile, par la citation de figures symboliques du cinéma.

En 1979, Godard dirige entièrement un numéro spécial des Cahiers du cinéma, qu’il conçoit comme un vaste collage d’images, de lettres, d’analyses critiques et de projets. Parmi ces derniers, Godard publie le carnet de bord d’une création renoncée d’une chaîne de télévision au Mozambique. Sur une double page, Godard fabrique un faux raccord esthétique, historique et éthique428. Il présente une reproduction d’une photographie de corps nus et martyrs, exposant leur dos à la fouille. Ce rectangle oblique est vient couper la perspective du regard d’Alfred Hitchcock, qui nous tourne le dos, main levé. Le cinéaste phare des hollywoodophiles de la Nouvelle Vague occupe toute la partie droite de la double page, le visage comme arrêté de stupeur devant cet écran provisoire que lui tend Godard par le collage. Dans l’angle gauche de l’image, est emboîtée une autre reproduction. Il s’agit du visage en plan rapproché d’Ingrid Bergman recadré dans un rectangle vertical, dont le regard distancié se dirige vers le hors champ. Ce fragment vient oblitérer l’un des corps et rappelle la confusion entre érotisme et violence au cinéma. La page qui précède ce montage expose une photographie érotique d’une femme nue, allongée sur le ventre. Dans l’angle supérieur gauche et l’angle supérieur droit, sont placées respectivement deux photographies de Kim Novac, le regard dirigé vers le spectateur, dans son double rôle de Madeleine/Judy dans

Vertigo. Ces deux montages d’images se répondent. Godard fait jaillir de ce montage

l’inconscient freudien du cinéma de Hitchcock, dont le sujet est largement celui du refoulement du désir, révélé par la puissance filmique, dont le cinéaste britannique détourne la représentation pour mieux la révéler et la placer au centre des motivations inconscientes de ses personnages. Ce couplage d’images illustre aussi un cinéma qui s’engendre d’entre les corps et dont le flux filmique entretient une relation avec la machine corporelle et le désir

428

Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma, Numéro spécial entièrement conçu et réalisé par Godard, n° 300, mai 1979, p. 14-15.

qui l’anime, mais dont les limites sont les productions industrielles qui mettent ses passions au service d’un intérêt économique. Enfin, la posture de ces corps exhibés et humiliés, interroge également le document absent du cinéma, celui de l’histoire des exactions et des corps meurtris. Ce montage rappelle également l’attrait de Godard pour un mauvais goût qu’il condamne mais dont il fait lui-même usage. Ainsi, dans Je vous salue, Marie (1985), la vierge incarnée dans la matérialité d’un corps mis à nu, répète l’expression « trou du cul » sous une forme presque incantatoire. Godard provoque le choc d’une composition de fragments visuels ou sonores hétérogènes pour que, de la rencontre entre une figure de l’art ou une figure du sublime (Hitchcock/Marie) et un fragment de la trivialité du corps (le trou

du cul) s’édifie une troisième image mentale.

Ce travail sur l’avilissement des corps est une mise au jour et en critique de la trivialité du monde contemporain où toutes les images se valent et d’un « mauvais cinéma » dont la poétique du choc s’est déplacée vers « la violence figurative du représenté429 ». Toutefois, mettre en critique le monde suppose également de s’y abîmer et de le contempler. Godard rejoint ainsi le court-circuit qu’opéraient les premiers impressionnistes dans leur confrontation avec un monde en pleine démocratisation et libéralisation. Édouard Manet incarnait déjà une pratique du choc de la pensée et une exploration du monde dans tous ses nivellements : « Manet, écrit Norbert Hillaire, joue même d’un court-circuit permanent entre la peinture savante – avec ses "allusions énigmatiques à des œuvres célèbres" – et la trivialité moderne (plein-air, sexualité, vie nocturne, etc.)430. » Hillaire opère avec cette analyse une trajectoire dont le point de départ est l’introduction du lieu commun en littérature, dont Flaubert est l’un des promoteurs contrariés, dénonçant – tout en la partageant par l’écriture – la bêtise dont le point d’acmé est le sottisier qui devait clore Bouvard et Pécuchet. Le point d’aboutissement provisoire de cette réflexion se situe dans la promotion d’une écriture généralisante, produisant « une histoire commune431. » Cette dernière repose essentiellement « sur la préférence accordée aux "modèles" sur les "objets"432 », à la généralité de la paysanne ou de la servante sur un type de personnage singulier, comme Flaubert le suggère dans une des lettres à Louise Colet, alors même qu’il est en train de rédiger Madame Bovary. Le désir du lieu commun et du trivial habitent ainsi l’écriture de Flaubert : « Elle est en ce sens une esthétique totalement engagée dans le devenir industriel et médiatique du monde, et elle anticipe le "tournant machinique de la sensibilité", dont Bernard Stiegler a pu parler

429 Gilles Deleuze, Cinéma, t. 2, L’Image-temps, op. cit., p. 205.

430 Hans Belting, Le Chef d’œuvre invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003, p. 213. 431

Gustave Flaubert, « Lettre à Louise Colet [2 juillet 1853] », dans Correspondance, t. 2, Juillet 1851-

Décembre 1858, Paris, Gallimard, 1980, p. 72.

à propos de Warhol433. » Ces pages analysent la contagion des nouveaux objets et des lieux communs issus de l’industrie naissante, corrompant les formes artistiques mêmes, et pensent l’écriture que cette mutation engage : l’artiste engage un corps à corps avec les mots et les

choses que les processus d’industrialisation et de démocratisation produisent à l’excès

jusqu’à leur faire atteindre l’obsolescence. Ce corps à corps est une lutte contre le monde mais aussi un désir de composer avec lui ; il aboutit à une écriture qui anticipe la reproduction mécanique dont procède la société actuelle et qui a été en jeu dans la pratique esthétique et critique de Warhol.

Au nom de ce tournant machinique de la sensibilité, Godard fait le pari de la mise en image d’un corps désirant et mécanisé, dans une synthèse hétérodoxe de la phénoménologie merleaupontienne, illustrée par le cinéma, et de la notion de « machine désirante434 », inscrite dans la matière, développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans son analyse des positions théoriques de Godard, Stefan Kristensen justifie cet improbable attelage philosophique qui reposerait sur un prétendu contresens. Il rappelle ainsi que le premier souci de Godard et de Miéville « en tant qu’artistes n’était certainement pas de produire une théorie philosophique cohérente, et encore moins de satisfaire aux démarcations doctrinales posées par les héritiers des philosophes en question435. » Le corps- machine est un corps désirant qui produit une énergie et une pensée par l’intimité qu’il creuse avec le monde qu’il met en image. Ce court-circuit philosophique, qui réunit Merleau-Ponty et Deleuze, n’en éclaire pas moins la portée du cinéma primitif. La pensée de Deleuze trouve son ancrage dans les textes des premiers penseurs du cinéma, parmi lesquels Élie Faure. La notion d’automatisme spirituel, au centre de l’enquête deleuzienne, permet de définir la nature exacte du cinéma, technique de l’image en mouvement perçue très tôt dans l’histoire des idées comme un art de la pensée et une expression nouvelle.

433 Ibid.

434

Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972.

435