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Le cinéma : une petite usine communautaire

3.2 La mystique du cinéma et son héritage (1) : la rencontre de la pensée et du sensible, du

3.2.2 Le cinéma : une petite usine communautaire

Comme le précise Godard dans Numéro deux, « je ne suis pas seul ici » : « en tant qu’ouvriers, on a pris le pouvoir. » Ce constat semble faire écho à la dualité générique du film, jusqu’à son titre même, qui a toujours hanté Godard, refusant rapidement la solitude de l’auteur pour lui préférer le partage et le politique – comme le signifie la remise en cause godardienne de la formule inventée par Truffaut, « politique des auteurs », dont seul le terme « politique » devrait être sauvé selon Godard395. Le cinéma est rêvé comme aventure collective depuis l’expérience critique des Cahiers : « Moi j’ai toujours fait du cinéma à deux ou à plusieurs. D’abord, il y a eu Schérer, ensuite Rivette, puis les Cahiers où il y avait tout le monde comme dans un groupe de musique396. » Cette camaraderie solidaire et avant- gardiste, instrument de la réalisation cinématographique, a pourtant été dès l’origine battue en brèche. Le continuum quasi organique de la Nouvelle Vague découvrait progressivement les failles qui le nourrissaient397. Comme le rappelle Godard, l’« esprit de contradiction398 » et la solitude de celui qui « est toujours seul ; sur le plateau comme devant la page blanche399 » l’emportent progressivement sur le jeu des affinités électives qui s’instaure dans les Cahiers. C’est sous le signe du manque de cette collégialité que Godard narre et explique dans ses conférences canadiennes son association artistique avec Gorin : « Je me rendais compte inconsciemment qu’à un, je n’y arrivais pas ; il fallait être au moins deux ; et puis après, si possible arriver à trois400. » Cette dimension communautaire, particulièrement recherchée par Godard dans les années 1970 rejoint également la dimension sociale du cinéma, que Godard évoque dans Numéro deux selon le filtre du vocabulaire marxiste, de la

395 Nous développerons une analyse de la redéfinition de la Politique des Auteurs dans la deuxième partie. 396

Jean-Luc Godard, « L’art à partir de la vie », op. cit., p. 21.

397

Le succès insolent des Quatre Cents Coups (1959) de Truffaut pique le jeune critique des Cahiers du cinéma et le presse de s’engager à son tour dans la réalisation d’un long métrage destiné à épouser les mouvements d’une vague nouvelle.

398 Jean-Luc Godard, « L’art à partir de la vie », op. cit., p. 10. 399

Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », op. cit., p. 136.

400

métaphore de l’usine et de son dispositif de production soumis aux règles du rendement et de l’investissement. C’est ainsi que dans un article paru dans Le Nouvel Observateur en octobre 1966, Godard insistait déjà sur la forme entrepreneuriale que suppose un tournage de film :

Quand un metteur en scène fait un film, il est à la fois le chef d’une immense entreprise, le stratège d’un immense état-major, et ses possibilités sont extraordinaires. Il doit traiter avec les banques, les syndicats, le gouvernement, il a des contacts avec toutes les couches de la population, tous les secteurs de la société. Il négocie, dirige, influence, emprunte, investit. De plus son œuvre a une répercussion publique et il lui est interdit de se tromper. Pour ce qui est de l’art il est seul. Pour ce qui est de la

réalisation, c’est un véritable chef de gouvernement401.

Godard convoque l’image du « chef d’une immense entreprise », qui est également le « stratège d’un immense état-major402 ». La petite entreprise de réalisation d’un film prend ici une dimension élargie et rappelle combien le cinéma de Godard repose sur un lien nécessaire avec la société mais aussi les pouvoirs qui la dirigent. La création repose sur la solitude du créateur, mais aussi sur une association corporatiste de tous les métiers, dans une implication directe avec la cité, avec comme représentant, le « metteur en scène403 ». Godard distingue en effet l’artiste, dont l’activité est solitaire, du metteur en scène, qui s’incarne en « véritable chef de gouvernement404 ». Cette mutation de l’artiste en entrepreneur, en dirigeant politique ou encore en chef militaire, commandant une société avec le souci d’une ligne directrice budgétaire et d’une politique de diffusion, fait émerger une des figures de l’artiste contemporain. Norbert Hillaire analyse ainsi cette mutation de la pratique de la création artistique qui place l’artiste au centre de la cité et de ses enjeux politiques, économiques et sociétaux :

Bref, l’artiste, comme l’entrepreneur, se veulent des acteurs de leur temps, l’un et l’autre opérant à

la refonte, ou à la maintenance du lien social. Un même principe énergétique gouverne l’essor des

entreprises comme la production des œuvres. Si l’autonomie de l’art consacre apparemment l’idée de l’œuvre autoréférentielle, comme belle et pure forme, indemne de toute communication et compromission dans les affaires courantes du monde, on sait pourtant que cet absolu moderne n’existe pas, et que l’œuvre d’art est cette tension irrésolue entre autonomie et hétéronomie, entre liberté

souveraine de l’individu artiste et exigence du collectif. L’œuvre est sommée de se porter à la

401 Jean-Luc Godard, « La vie moderne », Propos recueillis par Sylvain Regard, Le Nouvel Observateur, n°100,

12-18 octobre 1966. Nous soulignons.

402

Ibid.

403 Ibid. 404 Ibid.

rencontre d’un milieu, d’un contexte, d’un site, ou d’une exigence politique, comme médiation sociale ou culturelle et cette exigence entre parfois en contradiction avec son être objet destiné à figurer sur les murs des collectionneurs405.

Hillaire porte ici sa réflexion sur les contradictions internes de l’œuvre d’art, tiraillée entre un rêve d’autonomie poïétique et la réalité d’une production nécessairement hétéronome. L’analogie entre l’artiste et l’entrepreneur finit par se fondre dans la figure de l’artiste- entrepreneur que Godard préfigure au cinéma notamment dans le passage que nous citons. Le film, à l’instar de l’œuvre d’art, est une création essentiellement dépendante des différentes instances de pouvoir ; il doit par conséquent « se porter à la rencontre d’un milieu, d’un contexte, d’un site, ou d’une exigence politique406. » En effet, la création de l’art contemporain recouvre, entre autres, des productions artistiques qui empruntent, à différentes échelles, aux processus de la production industrielle et aux formes économiques qu’elle génère, dans une mise en pratique et en critique que l’on retrouve notamment dans la figure de l’artiste-entrepreneur et qui se modifie aujourd’hui en fonction des mutations de l’économie postindustrielle et numérique, et de l’émergence des technologies

relationnelles, comme les nomme en particulier Jeremy Rifkin, qui touchent aux relations

humaines en tant que telles et « forment un nouveau milieu technologique, réticulaire et

relationnel407. »

Retenons ici ce portrait du metteur en scène en entrepreneur, dressé par Godard, qui rappelle ainsi la volontaire conformation du cinéaste aux transformations de la société. De plus, sous une apparente dépendance à l’égard des différentes institutions engagées dans le processus de création et de distribution du film, c’est aussi une forme d’autonomie que Godard conquiert en fondant dès novembre 1963 sa propre société, Anouchka Films, microstructure entrepreneuriale qui permet de cofinancer ses œuvres. C’est cette expérience, presque contradictoire, que Godard évoque au seuil de Numéro deux : entre création autonome et solitaire d’une part, et direction entrepreneuriale d’une collectivité, au service d’une réalisation qui deviendra ensuite diffusion et donc rencontre avec l’économie et la société, d’autre part.

405 Norbert Hillaire, « L’artiste et l’entrepreneur. Éléments de problématique », dans (dir.), L’artiste et l’entrepreneur, Saint-Etienne, Cité du design, 2008, p. 12. Nous soulignons.

406

Ibid.

407 Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion,