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Godard cinéaste classique-moderne ? la modernité entre mélancolie et fatalité, entre

2.2 L’irruption de la « fin » du cinéma dans une œuvre « moderne » : Le Mépris (1963)

2.2.3 Godard cinéaste classique-moderne ? la modernité entre mélancolie et fatalité, entre

Clôturant son article par cette même citation de Lacoue-Labarthe, Jean-Christophe Blum donne néanmoins une autre trajectoire à l’interprétation du Mépris et aux intentions de son auteur. Godard nous est alors présenté comme un cinéaste placé sous la contrainte du régime de la citation et de la filiation d’un cinéma du passé, alors même que son cinéma s’engage dans une expérience filmique singulière, par-delà la seule posture du ciné-fils déférent. Cette analyse rejoint l’analyse du dénouement du Mépris, en lequel nous voyons un geste de dissidence d’un cinéaste qui propose un cinéma neuf, « machine à montrer le monde moderne287 », dans une dissidence qu’incarne « la convergence rare d’un médium,

283 Marc Cerisuelo, Le Mépris, Chatou, Transparence, 2006, p. 78. 284

Philippe Lacoue-Labarthe, « Introduction », dans Hölderlin, Hymnes, élégies et autres poèmes, suivi de

Parataxe par Theodor W. Adorno, Paris, Flammarion, 1983, cité dans Marc Cerisuelo, Le Mépris, op. cit.,

p. 78.

285 Ibid. 286

Jean-Christophe Blum, « Le Mépris, "Métafilm de cinéfils" : Jean-Luc Godard et la contrainte de la citation », Comparatisme, n° 1, Février 2010, p. 237-253.

d’un artiste et d’un moment historico-théorique qu’un film plus que les autres, Le Mépris, va synthétiser288 ». Godard en effet participe d’un moment esthétique mais aussi historique, qui est à la fois désir de sauvegarde du passé et projet de cinéma totalement renouvelé, dont le modèle est davantage pour Godard celui de la part documentaire du cinéma, restaurée par le néo-réalisme de Rossellini dont Voyage en Italieréalisé en 1954 est l’intertexte ou l’inter- film le plus évident du Mépris, et qui guide le cinéma de Godard vers le chemin de l’expérimentation à venir. Cette « histoire de naufragés du monde occidental, des rescapés du naufrage de la modernité289 » qu’est Le Mépris dans la note d’intention du film suppose un retour à la simplicité de l’appareil cinématographique, qui consiste à enregistrer le réel et en révéler ce qui est invisible à l’œil nu. Ce cinéma s’inscrit dans l’héritage du document et des premiers plans Lumière.. Il déploie une puissance de vision qui affranchit l’œil humain de ses limites et se charge d’une fonction éthique, qui deviendra le centre du discours godardien dans les années 1980 et 1990.

Rossellini est considéré par Godard comme un cinéaste à part, « il est le seul qui ait une vision juste, totale des choses. […] Sa vision du monde est si juste que sa vision de détail, formelle ou non, l’est aussi290. » Alain Bergala dans sa lecture du Mépris, inspirée par l’analyse du cinéma d’Ingmar Bergman par Godard lui-même291, s’intéresse tout particulièrement à ce pouvoir d’aperception de la caméra godardienne, dans la filiation du cinéaste italien :

Du Mépris, je dirai pour finir que c’est à la fois le spectacle le plus somptueux et un film rigoureusement expérimental. Godard utilise les moyens de la caméra – comme d’autres du microscope électronique ou du bistouri au laser – pour voir quelque chose qui échapperait sans cela à notre échelle de perception ordinaire : comment peut-on passer en une fraction de seconde, entre deux plans, de la méprise au mépris, d’une désynchronisation imperceptible à un renversement des sentiments. Et s’il se sert du cinéma, ce n’est pas pour nous expliquer (comme dans le cinéma des scénaristes), mais bien pour comprendre en nous donnant à voir. Expérimentateur, il agrandit ce dixième de seconde et ce petit espace entre un homme et une femme à l’échelle du Cinémascope et d’un film d’une heure et demie, comme Homère l’avait fait avant lui à l’échelle d’une décennie et de la Méditerranée292.

288

Jean-Christophe Blum, op. cit., p. 238.

289 Jean-Luc Godard, « Le Mépris », op. cit., p. 249.

290 « Les Cahiers rencontrent Godard après ses quatre premiers films », Entretien avec Jean-Luc Godard par

Jean Collet, Michel Delahaye, Jean-André Fieschi, André S. Labarthe et Bertrand Tavernier, op. cit., p. 222.

291

« Un film d’Ingmar Bergman, c’est, si l’on veut, un vingt-quatrième de seconde qui se métamorphose et s’étire pendant une heure et demie. C’est le monde entre deux battements de paupières, la tristesse entre deux battements de cœur, la joie de vivre entre deux battements de mains » (Jean-Luc Godard, « Bergmanorama »,

op. cit., p. 130). 292

Alain Bergala, « Flash-back sur Le Mépris », Cahiers du cinéma, n° 329, novembre 1981, dans Alain Bergala, Nul mieux que Godard, op. cit., p. 19-20.

Nous analyserons cette question d’une caméra exploratoire, sondant le réel dans toute sa dimension, dans la suite de cette thèse. Retenons toutefois qu’elle transparaît dans Le Mépris, film qui noue deux motifs réflexifs qui se répondent l’un l’autre : la poétique du cinéma et le mécanisme du désamour, chacun relevant d’une dimension méta-cinématographique. En effet, le cinéma est réfléchi au sein d’un film, dans une mise en abyme qui se double d’un récit sur le désamour, relecture du poème de L’Odyssée, bouleversement des sentiments observé par-delà « notre échelle de perception ordinaire293 », qui éclaire à son tour le film dans le film, peut-être même le mépris dont le cinéma est également la future victime.

L’article de Blum permet de corriger la vision d’un Godard enfermé dans un désir de seule restauration du passé ou au contraire perçu comme un artiste destructeur, dont le désir de modernité frise l’imposture. La vision programmatique d’un cinéma à venir selon Godard, dont l’inventivité doit entretenir un lien problématique avec la conception classique de l’imitation, relève d’une création ambivalente dont « les modes d’expression ne changent que parce que les sujets changent294 », comme le rappelle Godard critique, lorsqu’il souligne les emprunts de Howard Hawks à la vision d’Otto Preminger. L’invention technique et la nouveauté doivent l’emporter, même s’il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie de valeur entre le cinéma du passé et celui du présent, ni d’oublier la filiation du cinéma. C’est là encore une famille et une histoire qui se recomposent dans la tradition de la copie et l’atelier du peintre : « Un peintre partait en Italie et faisait des tableaux à lui en recopiant ou en étudiant ceux des maîtres. Nous, on a remis le cinéma à sa place dans l’histoire de l’art295. » Le plan d’A bout de souffle, celui du regard-caméra provocateur de Jean Seberg, se devine dans l’article que Godard consacre au talent d’Ingmar Bergman en juillet 1958 :

Cette brusque conspiration entre le spectateur et l’acteur qui enthousiasme si fort André Bazin, avons- nous oublié que nous l’avions vécue, avec mille fois plus de force et de poésie, lorsque Harriet Anderson, ses yeux rieurs tout embués de désarroi rivés sur l’objectif, nous prend à témoin du dégoût qu’elle a d’opter pour l’enfer contre le ciel296.

Godard s’empresse de rejoindre un an plus tard les émules de Bergman et joue de la puissance complice de cette adresse à la caméra qui rompt avec les codes de l’illusion cinématographique. Ce goût de la reprise n’entre pas en contradiction avec les

293

Ibid.

294 « Là où Preminger emploie la grue, Hawks emploie volontiers le "raccord" dans l’axe : les modes

d’expression ne changent que parce que les sujets changent, ce n’est pas de lui-même que le signe tire signification mais de ce qu’il représente, de la scène jouée » (Jean-Luc Godard, « Défense et illustration du découpage classique », op. cit., p. 82).

295 Godard, « L’art à partir de la vie », op. cit., p. 23. 296 Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », op. cit., p.138.

détournements permanents qu’orchestre Godard cinéaste, dont les influences sont « fragmentaires et momentanées297 » comme il le précise.

La question des influences et des citations du Mépris est « un faux problème, absolument faux298 ». Godard poursuit : « Quand on vous demande quels sont les gens qui vous ont influencé, il n’y a personne. Si, peut-être mon père, sans que je le sache299. » Cette affirmation sonne comme un aveu contradictoire, sous le signe d’une certaine mauvaise foi – la goût de la citation est bien la propriété du cinéma de Godard qu’il ne cesse de défendre contre le devoir des auteurs. Cependant, la question de l’héritage et de l’imitation, mais sous une forme parcellaire et fragmentaire, est centrale. Il en va d’une modernité qui considère comme un fait acquis l’impossible réitération du passé, mais aussi la difficulté de s’en défaire. L’évocation des formes antérieures ne peut s’élaborer que sur le mode du morcellement et du désordre dans une modernité labile et contradictoire. ce qui permet à Godard de définir la mise en scène du Mépris par ce propos provocateur qui prône l’anachronisme et la liberté formelle : « En somme, ce qu’il s’agit de faire c’est de réussir un film d’Antonioni, c’est-à-dire de le tourner comme un film de Hawks ou d’Hitchcock300. » C’est ainsi que dans l’essai Moderne ? Jacques Aumont rappelle que Le Mépris est particulièrement représentatif des contradictions du modernisme des années 1960 :

Le Mépris, version le plus « grand public » de cette posture d’artiste, figure exemplairement la nature de Janus Bifrons de ce modernisme, tourné vers la tradition qu’il synthétise en l’exploitant, mais aussi vers un avenir hypothétique qui suppose l’abolition de cette tradition301.

Blum place ainsi le cinéma de Godard dans une modernité prise dans les plis de la fatalité, une modernité qui se révèle dans sa propre perte, sous la forme d’une nostalgie de la modernité :

Et si fatalité il y a, c’est qu’elle met la modernité sous le signe de la mélancolie, de la nostalgie d’un impossible retour au classique (ou du moins d’un héritage lourd à porter), et de la référence obligée, de la citation vécue certes comme un hommage aux maîtres, mais aussi comme une contrainte, et comme un regret de n’avoir pas (ou de n’avoir plus ?) mieux à dire. C’est la tragédie du ciné-fils confronté à ses ciné-pairs/pères302.

297

Jean Collet, Jean-Luc Godard, Paris, Seghers, 1963, p. 92.

298 Ibid. 299 Ibid.

300 Jean-Luc Godard, « Scenario du Mépris. Ouverture », op. cit., p. 248. 301

Jacques Aumont, Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts, op. cit., p. 62-63.

302

Godard serait le cinéaste qui a pris acte de l’impossibilité de toute filiation. La saturation des références bascule dans un travail de collage qui semble pour la première fois faire système – Blum se réfère au bref dialogue entre Camille et Fritz Lang recouvert en partie par le moteur de l’Alpha Roméo rouge du producteur et gagné progressivement par les affiches d’un corpus cinématographique godardien qui apparaissent en arrière-plan303. Godard met le cinéma au défi de la citation Cette modernité inquiète, trait d’union entre le passé et le présent, est analysée par Norbert Hillaire, sous le signe d’une esthétique « classique- moderne » qui se loge « dans certaines formes du contemporain, en matière d’art et d’esthétique, […] dans la mesure où l’anachronisme de ces formes s’inscrit paradoxalement dans le régime de l’actuel sur un mode inactuel304. » Hillaire poursuit avec l’exemple du cinéma de Godard où la « mélancolie », proche du sentiment de fatalité que décrit Blum, produit une double posture entre nostalgie du passé et inscription expérimentale dans le présent :

C’est en particulier ce qui continue de me séduire dans le cinéma de Godard : un cinéma profondément mélancolique porté par la nostalgie des mondes disparus du grand cinéma des avant-gardes, de Dziga Vertov en passant par David Wark Griffith jusqu’à la Nouvelle Vague, et en même temps, un cinéma inscrit dans son époque, ses incertitudes, son opacité, cette absence d’imago mundi qui la caractérise305.

Hillaire évoque ainsi une nouvelle catégorie de la modernité habitée par des artistes qui interrogent le présent, dans une actualité inactuelle, car traversée par l’inquiétude de la disparition des formes et l’absence de modèles, comme épuisés dans le monde contemporain. Une inquiétude qui devient objet même de création.