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Le défaut de Dieu et Heidegger : la modernité paradoxale du Mépris

2.2 L’irruption de la « fin » du cinéma dans une œuvre « moderne » : Le Mépris (1963)

2.2.4 Le défaut de Dieu et Heidegger : la modernité paradoxale du Mépris

Une autre filiation permet d’approfondir la relation instaurée dans le cinéma de Godard avec l’histoire du cinéma, le travail de citation et de référence au passé, placée sous le signe des paradoxes de la modernité. Dans le dénouement de la scène de projection des rushes, véritable work in progress de l’adaptation homérique au cinéma, nous évoquions la brève leçon que Lang livre à la traductrice, Francesca, dans ce qui ressemble à un aparté et

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Il s’agit de quatre affiches : l’affiche italienne de Vivre sa vie (1962) de Godard, sous le titre Questa è la

mia vita, mais aussi celles de Hatari (1962), de Howard Hawks, de Vanina Vanini (1961) de Roberto Rossellini

et de Psycho (1960) d’Hitchcock qui recouvrent les murs extérieurs des studios de Cinecittà.

304 Norbert Hillaire, L’art dans le tout numérique. Une brève histoire des arts numériques à partir de trois numéros de la revue Art Press, Paris, Manucius, 2015, p. 30.

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qui introduit le spectateur dans l’intimité d’un dialogue portant sur une citation du poème

La Vocation du poète de Friedrich Hölderlin. La poésie de Hölderlin évoque l’attente d’un

nouvel avènement du divin et de la réconciliation de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la nature, telle que la Grèce représentait cette dernière dans l’image des dieux habitant le cosmos. Les vers récités par Lang introduisent l’idée de la progressive absence de Dieu et de la patiente expectative des dieux nouveaux que la poésie de Hölderlin convoque :

Mais l’homme, quand il le faut, peut demeurer sans peur seul devant Dieu. Sa candeur le protège.

Et il n’a besoin ni d’armes ni de ruses

jusqu’à l’heure où l’absence de Dieu vient à son aide306.

Le propos de Lang porte sur les réécritures et les corrections du dernier vers, où l’évocation de l’aide divine, reposant sur son absence, peut sembler contradictoire. Il s’agit en réalité de la citation à peine modifiée de l’appareil critique proposée par la traductrice et l’éditrice des œuvres poétiques de Hölderlin, Geneviève Bianquis, dans l’édition de 1942 :

Texte très obscur. Hölderlin avait d’abord écrit :

« So lange der Gott nicht fehlet » (tant que le Dieu ne fait pas défaut) puis : « So lange der Gott uns nah bleibt » (tandis que Dieu nous demeure proche).

Le texte de la dernière rédaction contredit les deux autres : ce n’est plus la présence, c’est l’absence de Dieu qui rassure l’homme. Mais alors comment expliquer les vers qui précèdent : « l’homme peut se présenter sans crainte seul devant Dieu 307 » ?

Par-delà cet indice d’un jeu référentiel qui est très tôt le propre de la création godardienne, une figure importante du répertoire citationnel de Godard, l’une des références récurrentes de ses œuvres depuis Allemagne 90 neuf zéro réalisé en 1991, Martin Heidegger, est la source, faussement marginale, de ce commentaire érudit. C’est à partir de 1934 que la question du sacré conduit au centre de la pensée de Heidegger, celle d’un monde moderne dé-divinisé, qui aurait annulé toute forme de figure divine et qui reposerait sur le constat du

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Friedrich Hölderlin, Vocation du poète, dans Friedrich Hölderlin, Poèmes (Gedichte), trad. par Geneviève Bianquis, Paris, Aubier, 1943, p. 281. Les vers récités dans leur langue original par Fritz Lang (p. 280) :

Furchtlos bleibt aber, so er es muss, der Mann Einsam vor Gott, es schützet die Einfalt ihn, Und keiner Waffen braucht’s und keiner Listen, so lange, bis Gottes Fehl hilft.

défaut de Dieu (Fehl Gottes)308. Une fois les dieux enfuis, reste l’expérience de l’attente du Dieu, qui est également une expérience du sacré, dont le poète peut être un des médiateurs. Hölderlin tient une place centrale dans la pensée de Heidegger, pour qui le poète allemand aurait « fondé le commencement d’une autre histoire, cette histoire qui débute avec la décision sur la venue ou la fuite du dieu309. » Notre propos ne tente pas de mettre en critique ou de légitimer l’interprétation heideggerienne de la poésie de Hölderlin, ni même de vérifier la justesse de la lecture godardienne des œuvres de Heidegger. Ce qui nous importe est de comprendre comment les essais de théorisation de Godard et sa pratique de l’image cinématographique impliquent un dialogue permanent avec d’autres pensées et d’autres auteurs, et lui permettent de revendiquer la puissance critique de la fabrique cinématographique dans une recomposition personnelle de ces références plurielles. Ce passage du Mépris interroge ainsi la question du sacré et convoque le premier lecteur de Hölderlin, Heidegger, et tout particulièrement sa conférence de 1946, « Pourquoi des poètes ? », que cite Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. Dans l’épisode 1b, « Une histoire seule », alors que Godard énonce la fin de l’état d’enfance de l’art, Maria Casarès récite cet extrait de la conférence d’Heidegger :

Mais encore pis s’annonce dans le défaut de Dieu. Non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire du monde. Le temps de la nuit du monde est le temps de détresse, parce qu’il devient de plus en plus étroit. Il est même devenu si étroit qu’il n’est même plus capable de retenir le défaut de dieu comme défaut310.

Nous serions donc encore enfermés dans « le temps de détresse311 », un âge crépusculaire dont les dieux se sont éloignés et dont les hommes n’auraient pas pris la mesure. La mort de Dieu est aussi la mort de l’idée d’un dieu disparu. Seuls les poètes, qui ont atteint la conscience de cette disparition et qui se sont volontairement plongés dans l’abîme, découvrent la trace des dieux enfuis et indiquent ainsi aux mortels le chemin du Sacré qui permet de s’en saisir. Cette nuit sacrée, essence de la poésie, à la fois manque nécessaire du divin – ce qui éclaire le vers de la Vocation du poète – et désir de la divinité, est habitée par le poète, par le cinéma dirait Godard, osant ce contre-sens, quand on sait que la technique,

308 Voir l’ouvrage très complet d’Emilio Brito sur la place du sacré dans l’œuvre de Martin Heidegger. Les

textes et conférences du philosophe allemand sur la poésie de Hölderlin y sont présentés comme fondateurs de l’idée du défaut de Dieu et de la nécessité de suivre les traces du sacré dans un monde privé de divinité (Emilio Brito, Heidegger et l’hymne du sacré, Louvain, Presse Universitaires de Louvain / Peeters, 1999).

309 Martin Heidegger, « Remarque préliminaire », dans Les Hymnes de Hölderlin, La Germanie et Le Rhin,

trad. par F. Fédier et J. Hervier, Paris, Gallimard, 1988, p.13.

310 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par

W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 324.

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objectivant le monde, menace, selon Heidegger, l’être de disparition. Mais le cinéma élabore une stratégie similaire à celle du poète de Hölderlin : étreindre la nuit du cinéma pour mieux en dessiner les contours et les conditions de sa renaissance. Par ces jeux d’échos entre Hölderlin et Heidegger, Godard convoque l’inquiétant déclin du cinéma, oublieux du sacré et enfermé dans un hiver sans fin. Il redonne alors une certaine vigueur à une déploration plusieurs fois entendue, celle de la fin d’un âge, d’un monde entré dans l’après-des-dieux, thème lancinant des commencements de la modernité, et que résumait dans une formule synthétique, emprunte d’un certain ton prophétique, le personnage de l’archidiacre de la cathédrale, Claude Frollo, dans Notre-Dame de Paris, énonçant en 1482, « Ceci tuera cela312. » Victor Hugo reprend, explicite et commente ces « paroles mystérieuses » avec la formule « Le livre va tuer l’édifice313. » L’invention de l’imprimerie est présentée comme l’un des événements majeurs de l’histoire de la pensée et de l’humanité. Elle engendre un nouveau monde dont les sujets et les instruments de connaissance seront nécessairement révolutionnés, réformés et transformés. En ce sens, Godard rejoint une vision ambivalente, admiratrice et inquiète, qui sourd d’un monde accomplissant son destin démocratique, industriel et capitaliste, au risque d’oublier la sauvegarde des anciens régimes d’expression et de pensée.

Or, si l’on suit la méthode de Hölderlin, c’est paradoxalement de sa dédivinisation même que le cinéma peut renaître, par des intercesseurs attentifs à la disparition de l’image cinématographique et donc soucieux de la convoquer dans son absence. La référence à Hölderlin vient donc nourrir le sentiment d’un cinéma disparu, relu à l’aune d’une vision du sacré, qui dominera les Histoire(s) du cinéma, mais présente également un art dont la force poétique se transcende elle-même, dans une forme qui emprunte nécessairement au mystère et au sacré, pour mieux permettre une renaissance de l’art cinématographique, sous l’égide du Guide qu’est le poète pour Hölderlin ou son successeur, le cinéaste, pour Godard.

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Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 278.

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