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1.1 Le cinéma détrôné : mort de son ancien régime

1.1.2 Mort(s) du cinéma

L’idée d’une perte est le fil directeur des tenants d’un régime classique de l’expression artistique : André Gaudreault et Philippe Marion évoquent ainsi comment l’invention de l’imprimerie et son essor, malgré l’accès aux textes qu’elle allait révolutionner, était déjà perçue comme la disparition de la puissance de l’authenticité de l’original et du manuscrit. D’une part, ce qui se jouait alors était le passage d’un monde théocratique à une société où était progressivement mise en cause la verticalité du savoir : la naissance du cinéma et ses morts – qui sont toujours aussi des passages et des renaissances – sont les produits historiques et nécessaires de cette mutation épistémique et esthétique qui

65 Cf. Serge Tisseron, Petites mythologies d’aujourd’hui, Paris, Aubier, 2000, p.19-20. 66

André Gaudreault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand Colin, 2013, p. 29.

continue de fonder la Modernité. D’autre part, cet exemple rappelle que, pour s’en réjouir ou la déplorer, les voix se sont rituellement élevées pour proclamer la mort d’une forme d’expression artistique corrompue par le pouvoir corrosif d’une nouvelle technique. Le cinéma, art éminemment technique – la dichotomie du terme est importante car elle fait l’originalité du cinéma, à la fois technique de reproduction et technique artistique67 – et donc d’emblée fragilisé par cette impureté, aura subi huit morts comme le rappellent non sans ironie, mais avec le souci académique d’en rendre compte, Gaudreault et Marion. La mort première, originelle, est contenue dans la célèbre formule d’Antoine Lumière rapportée par son fils, souvent prêtée par malentendu à ce dernier, « le cinéma est une invention sans avenir » et dont Godard use fréquemment pour inscrire l’acte de décès du cinéma dès sa naissance et dans son essence même. Le père des inventeurs Lumière aurait ainsi nié tout avenir commercial à l’appareil cinématographique de ses fils, dans une discussion avec Georges Méliès, intéressé par l’achat du brevet de l’appareil68. À ce cinéma annoncé comme moribond, dans une conversation nécessairement détournée par la mauvaise foi d’une négociation marchande, s’ajoutent sept autres moments funèbres et mutations historiques, liés à l’introduction de nouvelles techniques ou de nouvelles pratiques. Tout d’abord, trois morts consécutives permettent une seconde naissance et une quasi transsubstantiation du cinéma. Elles se déroulent dans les trente premières années du XXème siècle : dès les années 1907-1908, s’amorce une transformation institutionnelle du cinéma dans ses pratiques de projection et de diffusion, et donc également de création. Le cinématographe est alors absorbé par un régime de production de plus en plus massif, qui génère de nouvelles pratiques de distribution et de visionnage des films et met fin à l’hégémonie française de ce mode d’expression. Commence alors le processus d’une institutionnalisation définitive du cinématographe qui se métamorphose pleinement en cinéma, phénomène que Gaudreault et Marion situent à la mort de Méliès. Enfin, troisième acte de décès, qui est aussi un acte de naissance, l’avènement du parlant qui met progressivement un terme au cinéma muet. Il faut

67 Theodor W. Adorno, dans le texte « Transparents cinématographiques », rappelle cette exception du cinéma

dans le régime des arts puisqu’il est le seul art dont les deux sens du mot « technique » se superposent et donc le seul à devoir assumer pleinement la reproduction technique comme sa nature même. Il s’agirait donc d’un art faible, car soumis à l’industrie, mais également d’un art fort, par sa puissance de diffusion et de mondialisation. Nous reviendrons sur ce texte, fondamental, édité dans le journal Die Zeit en novembre 1966, traduit de l’allemand par Jean Lauxerois en 2003. Nous y découvrons une pensée adornienne nuancée du cinéma, souvent méconnue, proche de ce que Walter Benjamin défendait dans son texte L’œuvre d’art à

l’époque de sa reproductibilité technique (première version de 1935 et dernière version de 1939 dans Œuvres,

t. 3, trad. par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 67-113 et p. 269-316) dont Adorno a été le premier éditeur en langue allemande. L’opposition entre Benjamin et Adorno sur la nature du cinéma semble ici disparaître (Cf. Theodor W. Adorno, « Transparents cinématographiques » (1966), trad. par J. Lauxerois, Pratiques. Réflexions sur l’art, n° 14, automne 2003, p. 16-24).

attendre l’après-guerre pour que le cinéma, modifié par le régime institutionnel et commercial qui le transfigure, soit de nouveau inquiété par l’introduction d’innovations techniques que nous évoquions ci-avant : l’arrivée de la télévision, considérée très vite comme une technologie rivale et contagieuse69, puis celle de la vidéo et du magnétoscope qui se généralisent dans les foyers, et principalement le dispositif électronique de la télécommande dans les années 1980, qui introduit une interaction inédite entre le spectateur et l’appareil projetant le film, permettant au premier d’intervenir sur le déroulement du second et suscitant presque naturellement, par les bouleversements que cette innovation induit, la toute dernière mort annoncée du cinéma, celle qui se tiendrait actuellement avec l’avènement du cinéma numérique. La digitalisation progressive du cinéma en modifierait le processus même de création, de diffusion et de réception, d’une manière aussi radicale que la seconde mort citée, lorsque le cinématographe devenait le cinéma.

Cette mort ultime risque de nous placer dans une impasse : étudier le cinéma serait un geste théorique réservé à une réflexion d’historien de l’art ou à la seule critique délimitante de la création filmique, à moins d’assumer la disparition du cinéma dans sa définition étroite – un dispositif spectaculaire, celui de la salle de cinéma, et une esthétique relevant essentiellement de la fiction narrative – et d’analyser sa renaissance sous de nouveaux régimes d’images qui achèvent tout rêve de pureté du cinéma et le despécifient pour l’établir comme une forme prolifique qui génère de nouvelles pratiques et de nouveaux imaginaires, ce qui est l’un des enjeux de cette thèse. Qui plus est, Godard lui-même développe en parallèle de ses films un discours funèbre sur le cinéma, tout en ayant été l’un des pionniers de son expansion dans les années 1970. Nous verrons comment les huit morts que nous venons d’évoquer entrent en résonance avec le discours godardien, qui narre, dans une perturbation volontaire de la chronologie, ces tournants-clés de la métamorphose du cinéma, causes et moments du prétendu déclin du cinéma, dans un long réquisitoire dont la pièce maîtresse est le calendrier d’une mort programmée et dans une pratique filmique qui en révèle, paradoxalement, la puissance de renaissance et d’inventivité. Dans ce contexte, l’image cinématographique apparaît comme en crise, en recherche d’une définition et d’un lieu, dans une « période d’intermédialité troublée70 » : le cinéma, comme média, doit composer avec l’environnement intermédial contemporain (médias institutionnels et réseaux

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André Gaudreault et Philippe Marion citent à ce sujet un petit ouvrage méconnu, Le Cinéma est mort. Vive

le cinéma !, signé Roger Boussinot (Paris, Denoël, 1967), qui évoque le bouleversement introduit par l’arrivée

massive de la télévision : « Le bouleversement remonte aux années 50. À cette époque, chaque fois que l’on a installé un récepteur de télévision dans un foyer, on a annoncé la mort du cinéma » (ibid., p. 91).

70 Guillaume Soulez, « En guise de conclusion provisoire : du cinéma éclaté… au levain des médias : rapports

de formes », dans Kira Kitsopanidou et Guillaume Soulez (dir.), Le levain des médias. Forme, format, média, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 246.

médiatiques et sociaux) et les différentes dimensions que son medium peut recouvrir dans une exploration continue.