• Aucun résultat trouvé

La querelle sur les frontières du « cinéma »

1.1 Le cinéma détrôné : mort de son ancien régime

1.1.1 La querelle sur les frontières du « cinéma »

La question est loin d’être close : plusieurs auteurs s’insurgent contre le constat d’historicité d’un art qui serait devenu obsolète et vantent les facultés de résistance du

53

Le terme de « territoire », mais aussi celui de « déterritorialisation », ou encore de « reterritorialisation », ne vont pas de soi. Comme l’analyse justement Jacques Aumont dans Que reste-t-il du cinéma ?, l’extension du territoire des images en mouvement n’induit pas nécessairement une occupation du territoire d’un « cinéma » qui aurait subi une déterritorialisation, mais plutôt une reformulation de ses « frontières » (Cf. Jacques Aumont,

Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 12 et p. 32). 54

David N. Rodowick, « L’événement numérique », Trafic, n° 79, automne 2011, p. 86-94 [Traduction française d’une version légèrement modifiée du chapitre 21 de The Virtual Life of film, Cambridge, Harvard University Press, 2007].

55

Susan Sontag, « The Decay of Cinema », The New York Times, 25 février 1996.

56 C’est ainsi que Susan Sontag dénonce le déclin de cinéma comme la conséquence d’une disparition du regard

cinéphile : « If cinephilia is dead, then movies are dead too… no matter how many movies, even very good ones, go on being made. If cinema can be resurrected, it will only be through the birth of a new kind of cine- love » (Ibid.) [« Si la cinéphilie est morte, alors les films aussi sont morts … quel que soit le nombre de films, et même de très bons films, qui continuent à être faits. Si le cinéma peut être ressuscité, ce sera uniquement par la naissance d’un nouvel amour du cinéma », nous traduisons].

cinéma par l’extension du régime cinématographique à toutes les images ou par un isolement salutaire qui permet de conserver la puissance d’invention originelle de cette technique, née au seuil du XXème siècle. C’est l’un des principaux enjeux de la mutation du cinéma aujourd’hui : en résistance contre ce qui peut être perçu comme une perte d’hégémonie ou en pleine expansion vers des territoires étrangers au risque de sa métamorphose. Ce problème se pose aussi à propos de l’extension des frontières de l’art : dilution /dissolution dans le réel ou transfiguration du banal ? C’est ainsi que la question de la mort ou de la survie du cinéma est toujours aussi vivace comme le signale la parution en 2013 de l’essai de Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?57, défense de l’autonomie irréductible du film, dont la relation au temps serait la propriété même, et réponse offensive à l’ouvrage collectif dirigé par Philippe Dubois en 2009, dont le titre provocateur, Oui c’est du cinéma, est l’immuable réponse à toutes les images en mouvement, quelle que soit leur nature :

Oui, c’est du cinéma, ouvert et multiple, du cinéma « expanded », sorti de ses formes et de ses cadres. Du cinéma hors la salle, hors les murs, hors « le » dispositif. Finis le noir, les sièges, le silence, la durée imposée. Démultiplication folle des formes de présence de l’image lumineuse en mouvement. La pellicule n’est plus le critère, ni la salle, ni l’écran unique, ni la projection, ni même les spectateurs. Oui, c’est du cinéma. Du cinéma aux mille lieux. Du cinéma hors « la loi ». Sauvage, déréglé, proliférant bien plus que disparaissant58.

S’inscrivant dans la lignée critique de Gene Youngblood59, Dubois ne cache pas son enthousiasme devant la contagion du medium cinématographique à des territoires exogènes et la mort de son ancien régime, celui qui pouvait encore prospérer quand la pellicule argentique et donc la nature photochimique du cinéma régnaient en maître sur les plateaux de tournage et dans les salles de projection. En 2002, le colloque sur le Cinéma

contemporain, dirigé par Jean-Pierre Esquenazi, proposait déjà un état des lieux des

métamorphoses du cinéma. Le prologue des actes, rédigé par Maxime Scheinfeigel, titré par une formule à la tournure volontairement orale et familière – comme la reprise d’une interrogation dans l’air du temps qui circulerait sur toutes les lèvres, entre constat de décès et interrogation salutaire, « Le cinéma est mort ? » - rappelle ainsi la dimension nécessairement historique du cinéma et la modification de sa réception : « on ne regarde plus les films, on les visionne60 ». Alors que la prise de vue analogique permettait d’enregistrer

57

Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit.

58 Philippe Dubois, « Introduction/présentation », dans Alessandro Bordina, Philippe Dubois et Lucia Ramos

(dir.), Oui c’est du cinéma/ Yes it’s cinema, op. cit., 2009, p. 7.

59 Gene Youngblood, Expanded cinema, New York, Dutton, 1970. 60

Maxime Scheinfeigel, « Le cinéma est mort ? », dans Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma contemporain.

un présent et une présence, l’image numérique renoncerait radicalement à toute trace d’authenticité, celle des œuvres d’art uniques, qui persistait, certes faiblement, mais de manière prégnante selon Scheinfeigel, dans la forme filmique analogique, pourtant

essentiellement reproductible. Il y a donc bien un tournant dans la vie du cinéma, dont les

formes d’expression postérieures, l’image vidéo et l’image numérique, renouvellent la signification et la nature. Huit ans plus tard, Scheinfeigel dirige les actes du colloque Le

cinéma, et après ? dont « une idée au fond réjouissante fut clairement affirmée tout au long

du colloque […]61. » Il poursuit :

Non, il n’y a pas à s’inquiéter de l’avenir du cinéma, quel que soit le degré de dilution du medium dans toutes sortes de pratiques, de lieux, d’enjeux attachés à ce qu’on nomme le(s) multimédia. […] Même si le support numérique du XXIe siècle supplante et finit par faire disparaître l’image argentique, même si les écrans sont toujours plus petits et sertis de « cristaux liquides » qui les rendent aussi labiles et métamorphiques que le miroitement de la lumière sur les profondeurs insondables d’une eau obscure, on peut supposer que l’expression filmique n’est pas menacée pour autant62.

Entre mutation technologique et transformation des destinataires des images reproductibles – ces derniers ne sont plus les seuls spectateurs de la salle de cinéma et de la scénographie qui orchestre sa projection –, les auteurs de Le cinéma, et après ? interrogent les nouvelles formes de mise en spectacle des images en mouvement. C’est pourquoi Scheinfeigel trace le parallèle entre la naissance au XIXème siècle de « l’image reproductible de la photographie » qui n’a pas mis en péril « l’image singulière de la peinture63 » et les nouvelles technologies qui permettent au cinéma de renaître, peut-être même de trouver un acte de naissance qui serait comme en attente depuis son invention. François de La Bretèque rappelle ainsi dans cet ouvrage collectif que, dès ses commencements, le cinéma a été perçu par les théoriciens comme un mode d’expression menacé, dont la valeur artistique était encore en puissance, mais inquiétée dans son devenir : « entre 1918 et 1929, le sentiment général est que le cinéma n’a pas encore vraiment commencé64. »

Quels que soient les tenants de la querelle sur la mort du cinéma, de l’examen du décès du cinéma classique à l’éloge de son intégrité résistante, en passant par une naissance du cinéma enfin réalisée, le constat d’une mutation technologique du cinéma s’impose. Il ne s’agit pas du seul renoncement devenu très officiel au tournage et à la diffusion du cinéma

61

Maxime Scheinfeigel, « Avant-propos », dans Maxime Scheinfeigel (dir.), Le cinéma, et après ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 6-15.

62 Ibid., p. 14.

63 Ibid.

64

François de La Bretèque, « L’avenir du cinéma tel qu’on le voyait depuis les années 1920 », dans Maxime Scheinfeigel (dir.), op. cit., p. 48.

en 35 mm, mais également et surtout du partage du territoire des images en mouvement auquel est contraint le cinéma avec les autres médias. Cette collusion des images nourrit une interrogation sur l’intégrité du medium filmique et sa disparition au profit d’un régime d’images pris dans une valse centrifuge de dispersion, qu’il s’agisse de travaux d’artistes vidéastes ou de la diffusion d’une image prise sur le vif et mise en spectacle et en circulation sur internet, sans prétention artistique, mais avec le souci d’une visibilité partagée. Le grand écran n’est plus le seul moyen de consommer des images, même s’il reste encore au centre du dispositif économique du cinéma. Il partage son territoire avec les autres écrans à usage plus singulier et intime, de l’écran de télévision, toujours hanté par le mimétisme de la projection cinématographique et donc par l’agrandissement, jusqu’aux écrans de téléphones portables, miniaturisés et mobiles, ersatz d’ordinateurs, véritables « couteaux-suisses65 » des usages technologiques de la sphère médiatique. De même, la production d’images par des auteurs en pleine possession d’une technologie lourde, couteuse et soumise à une chaîne de production importante qui en garantit presque la valeur, n’est plus hégémonique. L’ouvrage d’André Gaudreault et de Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du

numérique, publié quelques mois après le texte de Jacques Aumont, offre une parfaite

synthèse de cette verve éditoriale « mettant en cause la survie éventuelle du cinéma ou interrogeant son avenir66 », qui semble rejouer les grandes discordes qui ont secoué les différents régimes artistiques, celles des Anciens et des Modernes, qui n’ont cessé de s’épanouir sur le territoire français. La Bataille d’Hernani ou, avant elle, la Querelle du Cid témoignent de la constante répétition dans l’histoire de l’émotion qui secoue les doctes et les auteurs lorsqu’un régime d’écriture semble en péril et menacé d’historicité.