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La tradition philologique et littéraire

LINGUISTIQUE DE L'ÉCRITURE HISTORIENNE Parmi les rapports de l'histoire et du langagier compte celui de son rapport

I.2. L'ANALYSE DU DISCOURS

I.2.1. UN TERREAU ANCIEN

I.2.1.2. La tradition philologique et littéraire

La tradition philologique et littéraire n'est pas une constante dans toutes les analyses du discours que nous aurons l'occasion de présenter dans ce chapitre. Elle caractérise en particulier l'analyse du discours telle qu'elle sera pensée à la française96. En effet, si l'analyse du discours à l'anglo-saxonne semble reposer sur une approche anthropologique et ethnologique, notre hexagone a été quant à lui marqué par la philologie et l'explication de texte telle qu'elle s'est longtemps pratiquée97.

I.2.1.2.1. La philologie

L'analyse du discours présente des points communs avec la tradition philologique. Réécriture de textes, à l'époque confondue avec la réécriture de textes saints et sacrés, la philologie est un art ancien de traduction et de reformulation, en vue d'une vulgarisation et d'une transmission, des érudits d'église aux petites gens, des textes saints et sacrés. L'objectif était de s'approprier le texte dans son contexte de production, ceci afin d'en produire une traduction fidèle. Ces travaux d'érudits comportaient inévitablement un travail de compréhension passant par l'interprétation des textes. S'il est vrai que la passion des textes doit être de mise, et que «le goût précède la connaissance, l'évolution de la philologie le confirme. Le philologue, au sens premier, est un amoureux du verbe » (Carbonell et Walch, 1997: 68)  . Mais le philologue, pour approcher au plus près le sens, se doit d'être précis : vite l'esthète se fait historien : quel est le bon latin ? (…) quel est le manuscrit le plus ancien ? (...) » (Carbonell et Walch, 1997: 68)  . L'héritage philologique, même lointain, est indéniable, et profond parce qu'inhérent à l'objet d'étude sémantico-linguistique.

96Nous reviendrons en détails sur cette dénomination « à la française ».

I.2.1.2.2. L'analyse de texte

Le rôle de la littérature, enfin, est à ne pas négliger. Objet privilégié de l'écrit, la production littéraire connaîtra l'écho d'une élite lettrée qui aura su l'ériger en garante d'une langue pure et belle, d'une langue de prescription qui aura en son temps fait la grandeur de la France. Proche des textes, l'analyse littéraire constituera un filtre dans l'élaboration de grilles et de procédures d'analyse. Dans les années 1980, la contribution des recherches russes concourt au travers des travaux de Vladimir Propp (Propp, 1970) à l'élaboration d'une typologie des textes narratifs, basée sur des structures narratives et sur une étude des sphères d'action98 des personnages.

Son ancrage littéraire sera d'autant plus marqué que la tradition scolaire qui s'invente alors en fera sa matière exclusive. Plus tard, l'analyse du discours tardera à se montrer ferme et opérante dans son individuation épistémologique et méthodologique. Les confusions conduiront même à des erreurs cruciales au niveau des objets d'étude, perturbant son individuation. Les analyses de texte semblent s'inscrire dans la lignée de l'analyse littéraire de texte, pratiquée et enseignée, entre autres, dans les enseignements scolaires. Au collège, au lycée, l'analyse de textes prend la forme d'un commentaire à vocation explicative : ce ne sont pas les mises en œuvre de la langue qui intéressent, mais plutôt les thèmes traités et le sens véhiculé par le texte. Mais cet appariement est le fait de la proximité des objets traités : les textes.

I.2.1.3. La rhétorique

Si l'art rhétorique est ancien, les questions qu'il soulève ont connu un renouveau qui en font un champ d'étude actuel.

I.2.1.3.1. La rhétorique ancienne

La rhétorique antique se trouve elle aussi en droit de revendiquer ses contributions à l'émergence d'une nouvelle forme d'analyse des productions langagières. Arts qualifiés d'oratoires, ils n'en sont pourtant pas réductibles aux aspects spontanés de la langue orale quotidienne telle que nous la concevons de nos jours. Le souci de l'époque était le perfectionnement dans la maîtrise de la langue et dans l'aisance orale, il ne présageait rien des problématiques actuelles plutôt centrées autour d'un oral spontané, et de la langue ordinaire.

Pratique qualifiée de sociale par Roland Barthes99, la rhétorique est selon lui une « technique privilégiée (puisqu'il faut payer pour l'acquérir) qui permet

98Vladimir Propp (1970) est un spécialiste du folklore et des contes, qui a dégagé les régularités narratives dans les contes traditionnels slaves.

99 Critique littéraire français et sémiologue averti, Roland Barthes (1912-1980) a participé à la rédaction de la revue Critique.

aux classes dirigeantes de s'assurer la propriété de la parole. Le langage étant un pouvoir, on a dicté des règles sélectives d'accès à ce pouvoir » (1994:  256). Roland Barthes insiste sur cet aspect crucial de la rhétorique, trouvant « savoureux de constater que l'art de la parole est lié ordinairement à une revendication de propriété, comme si le langage en tant qu'objet d'une transformation, condition d'une pratique, s'était déterminé non point à partir d'une subtile médiation idéologique (…) mais à partir de la socialité la plus nue, affirmée dans sa brutalité profonde, celle de la possession terrienne : on a commencé, chez nous, à réfléchir sur le langage pour défendre son bien. C'est au niveau du conflit social qu'est née une première ébauche théorique de la parole feinte (différente de la parole fictive, celle des poètes (...) » (Barthes, 1994: 260)  . La rhétorique serait donc sociale avant d'être idéologique.

Pourtant, abandonnée par une dialectique qui avait fini par être associée à la logique100 alors en vogue, la rhétorique ancienne a fini par tomber en désuétude, « au point qu'on n'en trouve même pas mention dans le vocabulaire de la philosophie de Lalande » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 6)  . Cette rhétorique était avant tout « l'art de parler en public de façon persuasive » et concernait avant tout « l'usage du langage parlé, du discours », devant une foule, un public : l'idée d'adhésion des esprits était « commune à toutes les théories anciennes de la rhétorique » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 7)  , invitant à l'adhésion aux thèses avec une intensité variable et traitant du vraisemblable. Pour lui permettre d'échapper à cette restriction persuasive qui amenait à identifier l'art rhétorique à un des maîtres d'éloquence, Perelman et Olbrecht-Tyteca fondent une « nouvelle rhétorique » basée sur une perception argumentative des questions langagières : ils veulent « comprendre les mécanismes du langage » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 7) 

I.2.1.3.2. Le renouveau des questions

rhétoriques

Ce déclin de l'ancienne rhétorique s'explique par deux discrédits. D'abord, le fait qu'elle se présentait « comme l'étude des techniques à l'usage du vulgaire impatient d'arriver rapidement à des conclusions, à se former une opinion, sans s'être donné au préalable la peine d'une investigation sérieuse » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 8)  . Par ailleurs, Roland Barthes ajoute que ce discrédit est lié à la promotion de l'évidence, « qui se suffit à elle-même et se passe du langage » (Breton, 2001: 10)  , évidence qui prend, à partir du XVIème siècle, trois directions : une évidence personnelle (dans le protestantisme), une évidence rationnelle (dans le cartésianisme), et une évidence sensible (dans l'empirisme) » (Barthes, cité dans Breton, 2001: 10)  . La rhétorique pourrait tendre alors à n'être qu'un ornement.

La nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman qui émerge dans les années 1960 refuse de se restreindre à une argumentation qui ne serait destinée qu'à un public d'ignorants et qui reposerait sur une perception de l'argumentation en discours. Elle conserve des points communs avec la rhétorique ancienne, comme la permanence101 de l'auditoire, sans oublier « qu'il en est souvent de même de tout écrit (…) : cet auditoire est immédiatement évoqué lorsqu'on pense à un discours (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 8)  , mais il résulte de la distance prise avec l'ancienne rhétorique une importance particulière accordée à des discours plus rationnels, notamment celui de l'argumentation philosophique. La nouvelle rhétorique entend se distinguer de cette tradition ancienne que l'influence de la logique avait limité « à l'examen des preuves que Aristote qualifiait d'analytiques et la réduction à celles-ci des preuves dialectiques » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 675)  . La position tenue par Perelman et Olbrechts-Tyteca, tranchante, est sans appel pour la logique102 :

« Ce qu'une logique des jugements de valeur a en vain essayé de fournir, à savoir la justification de la possibilité pour une communauté humaine dans le domaine de l'action, quand cette justification ne peut être fondée sur une réalité ou une valeur objective, la théorie de l'argumentation contribuera à l'élaborer, et cela à partir d'une analyse de ces formes de raisonnements qui, quoique indispensables dans la pratique, ont été négligés, à la suite de Descartes, par les logiciens et les théoriciens de la connaissance » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 682)  .

Si la nouvelle rhétorique est bien nouvelle, c'est qu'elle rompt avec la tradition et ne se rattache ni aux « ouvrages ecclésiastiques qui se préoccupaient des problèmes posés par la foi et la prédication (…), ni au siècle [le XXème] de la publicité et de la propagande (…) mais à l'art de persuader et de convaincre (…) et à la technique de la délibération et de la discussion » qui étaient, précisément, la « préoccupation des auteurs grecs et latins de la Renaissance : c'est la raison pour laquelle nous nous présentons comme

Nouvelle rhétorique » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008: 5-6)  .

L'argumentation dans la langue n'est pas un aspect manipulatoire, elle en est une caractéristique qui n'est ni arbitraire ni contraignante : elle est la liberté. Perelman et Olbrechts-Tyteca conclent leur ouvrage sur cette position, et ils affirment, avec simplicité et sincérité, que

101 Il y a toujours un auditoire.

102Ils écrivent également qu' « il est trop facile de disqualifier comme sophistique tous les raisonnements non conformes aux exigences de la preuve [sans quoi] l'insuffisance des preuves

logico-expérimentales laisserait dans tous les domaines essentiels de la vie humaine, le champ

entièrement libre à la suggestion ou à la violence » ; et « en prétendant que ce qui n'est pas objectivement et indiscutablement valable relève du subjectif et de l'arbitraire, on creuserait un fossé infranchissable entre la connaissance théorique (...) et l'action (...) » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 : 679) 

« seule l'existence d'une argumentation, qui ne soit ni contraignante ni arbitraire, accorde un sens à la liberté humaine, condition d'exercice d'un choix raisonnable. Si la liberté n'était qu'adhésion nécessaire à un ordre naturel préalablement donné, elle exclurait toute possibilité de choix ; si l'exercice de la liberté n'était pas fondé sur des raisons, tout choix serait irrationnel et se réduirait à une décision arbitraire agissant dans un vide intellectuel. C'est grâce à la possibilité d'une argumentation, qui fournit des raisons non contraignantes, qu'il est possible d'échapper au dilemme : adhésion à une vérité objectivement et universellement valable, au recours à la suggestion et à la violence pour faire admettre ses opinions et ses décisions » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008 :  682).

La composante argumentative est une des caractéristiques de l'acte locutoire, qui ne saurait s'en défaire.