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I.1.2. L'HISTOIRE ET LA LINGUISTIQUE, LE DIVORCE IMPOSSIBLEDIVORCE IMPOSSIBLE

I.1.2.4. ECRIRE L'HISTOIRE

Les premiers praticiens de l'histoire sont anciens, bien que leur pratique n'ait été qualifiée de science que tardivement. Pour comprendre les enjeux des

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sciences historiques et trouver la place de l'historien au cœur de la société, il faut avoir une idée des méandres dessinés par l'historiographie : de la posture de l'historien découlent son rapport au monde et son rapport à sa mise en récit au sein de la société. Dans ce chapitre, l'étude des écritures de l'histoire nous conduira au rôle social du devoir de mémoire que la science historique s'est vu confier.

I.1.2.4.1. Des écritures variées

Les travaux de Jacqueline de Romilly portant sur l' ’Ιστορ́ιη65 d'Hérodote

imposent un constat : si l'histoire est une science récente, les questionnements épistémologiques qui la sous-tendent ne sont quant à eux pas nouveaux : quelle place l'homme d'histoire occupe-t-il au sein de l'histoire qu'il contribue à écrire ? Quelle importance accorder à l'étape littéraire de l'historiographie ? Quel rôle joue l'historien au cœur de l'instauration des liens sociaux ?

Des auteurs anciens, tels Thucydide, Hérodote, Polybe sont des hommes d'histoire. Mais ils n'en sont pas pour autant des hommes de l'art, l'art (historique) n'existant alors tout simplement pas. Ils ne le deviennent qu'a

posteriori, à la lumière de ce que nos sociétés modernes occidentales

entendent par « faire de l'histoire ». Faire œuvre d'historien, est-ce faire de

l'histoire ?

Les soucis de ces auteurs anciens étaient variés. Lorsque Thucydide s'attaque à son œuvre, La Guerre du péloponnèse, « ce conflit de presque trente ans entre Sparte, Athènes et leurs alliés respectifs » (Ginzburg, 2003: 14)  , sa qualité d'homme militaire conditionne son récit, qui se borne aux guerres et aux faits militaires : général exilé, il raconte une guerre à laquelle il ne participa pas. Une des grandes questions reste donc de savoir quel crédit apporter à de telles considérations : n'aurait-il pas, contrairement à ce qu'il prétend, tout rédigé a posteriori ? Quelle objectivité peut bien être celle d'un homme d'armes, engagé personnellement dans des pensées militaires, qui ne sauraient être éloignées de ses convictions profondes, de ses rancœurs d'homme exilé ? Les doutes concernant la véracité du récit de Thucydide66 sont nombreux et nourris d'indices discursifs accumulés à sa charge. La mise en forme est théâtrale, présentée en tours de parole où chacun s'exprime à la première personne, retraçant des événements sur une très longue durée. Or il semble évident qu'il n'a pu assister en personne à tous ces échanges, ne se trouvant parfois même pas sur les lieux au moment des faits et propos prétendument rapportés, « n'ayant donc pu avoir aucun témoignage direct ou indirect » (Ginzburg, 2003: 15)  de dialogues rapportés. Dès lors qu'il

65Historiè ; pour plus de détails nous vous renvoyons au chapitre portant sur l'historiographie

antique.

agrémente, reformule des choses peut-être entendues, et imagine ce qui n'a pu l'être, se pose la question de la limite entre fiction et réalité : dans l'invention du récit, l'imaginaire parle ; c'est même d'une certaine façon l'imaginaire qui la fait naître, sur un terreau de traces interprétées.

Polybe est un autre auteur historien illustre de l'Antiquité. Il porte un regard très critique sur le travail de ses prédécesseurs67 : selon lui,

« [ils] n'ont pas rapporté la vérité comme il le fallait. Sans doute je ne suppose pas qu'ils ont volontairement menti (…). Je crois seulement qu'ils ont fait comme les amoureux. (…). Mais quand on a conscience du caractère propre de l'histoire, il faut oublier tous les sentiments de ce genre et souvent féliciter et couvrir d'éloges ses ennemis, quand leurs actes le demandent, souvent aussi critiquer et blâmer sévèrement ceux de son parti lorsque leurs erreurs de conduite le justifient » ;

et d'expliquer, incisif et tranchant :

« car de même qu'un animal privé de sa vue ne sert absolument à rien, de même l'histoire privée de la vérité se réduit à un récit sans utilité ».

Avant d'entamer son travail, il annonce, faisant suite à ses considérations épistémologiques : « On peut voir dans ce qui suit la vérité de mes remarques ». Tout son discours est empreint de sa position, autant au travers des adverbes et de locutions, fort nombreux (sans doute,

absolument et obligatoirement, force est donc de, etc.), que par le rappel

au devoir de l'historien de s'approcher au mieux des faits et de la vérité, termes maintes fois répétés. Nous écrivions que « son [à Polybe] humilité est grande ; elle est pleine de simplicité aussi, simplicité dans la quête d'une

supposée vérité passée, comme semblent le confirmer les répétitions des

mots fait(s), vérité, ou encore de l'adjectif vrai »68. En réalité, il dépasse ses prédécesseurs en se refusant d'être un écrivain. Pour lui, le seul travail de l'historien est la recherche des causes ; selon ses « propre termes, son histoire est pragmatique » (Carbonell et Walch, 1997: 27)  .

Si Polybe n'invoque pas directement l'idéologie, il pointe la non objectivité, si ce n'est de confrères précis, du moins de tout homme faisant de l'histoire. Le risque que constitue l'aveuglement lié à l'amour d'un homme pour sa patrie, pour son peuple, en effet, est d'autant plus grand qu'il résulte d'une normalité de l' homme de bien que « d'aimer et ses amis et sa patrie et de partager les inimitiés de ses amis aussi bien que de leurs affections […]. La mentalité

67Il nuance lui-même ces critiques qui sont très raisonnées et écrit (Polybe, livre XII) que « étant donné les conditions dans lesquelles les chercheurs travaillaient autrefois, il était très malaisé sinon impossible pour eux de nous donner des relations exactes en ces matières. Aussi les omissions et les bévues qu'ont pu commettre ces auteurs sont-elles excusables. Ils méritent même l'éloge et l'admiration dans la mesure où, à l'époque où ils vivaient, ils ont pu établir certains faits et faire progresser nos connaissances » (Polybe, 1969 : 57-59)  .

et les sympathies [de l'un pour l'autre] lui font trouver toutes les actions des Carthaginois judicieuses admirables, héroïques, et celles des Romains toutes contraires » (Polybe, 1921: 14)  ; pour son ennemi, c'est l'inverse. Il affine son propos en précisant que « en toute circonstance on ne désapprouverait pas sans doute ce genre de partialité » (ibid.)69 ; mais comme il l'explique, l'historien, justement, ne peut prétendre faire de l'histoire s'il ne prend pas de recul par rapport à ces sentiments aveuglants d'amoureux. Or, l'historien, fatalement homme engagé, sera inévitablement mû par ses convictions et guidé par ses idéaux. Mais l'idéal ne doit pas se confondre avec l'idéologie, sous peine de voir l'historien devenir quelque peu propagandiste. L'idéal doit être celui d'atteindre une histoire vraie.

Mais au-delà de cet idéal subsiste un problème : comment écrire ? Faut-il privilégier un style alambiqué et littéraire qui restitue une histoire vivifiée ? Faut-il au contraire y préférer une écriture sèche et minimaliste ? Dans quelle mesure le choix de l'écriture influence-t-il l'interprétation ? Comment gérer les apports informatifs des sources dans le texte historique ?

I.1.2.4.2. Quelle posture épistémologique ?

L'historien qui veut pouvoir faire de l'histoire doit prévenir tous les dangers et doit opérer une distanciation scientifique salutaire. Hérodote semble avoir suivi un véritable protocole expérimental : consciencieusement méthodique, il s'est appliqué à évaluer les crédibilités de ses sources, à croiser ses informations, etc. Mais ce modèle de scientificité montre à quel point les difficultés sont nombreuses.

L'historien n'est en rien un observateur passif, et ce à deux titres au moins. Le premier réside dans le fait que l'homme fait de l'histoire s'il est impliqué, et, s'il est impliqué dans le monde social qui l'entoure, c'est qu'il est homme de convictions : il doit s'abstraire de celles-ci pour gagner une autonomie sans laquelle l'histoire ne serait pas possible. Le second naît d'un « retour d'écriture ». Si l'auteur crée l'œuvre, l'œuvre façonne en retour son auteur ; si l'historien écrit l'histoire, l'histoire modèle en retour l'historien. L'histoire et l'historien construisent les faits sur lesquels elle se fonde. L'historien écrit l'histoire, point nodal d'une mise en relief par le récit. Nous pourrions citer à ce sujet Carlo Ginzburg, qui, parlant de Thucydide, écrit que « du point de vue politique et militaire, l'épisode [le massacre de Mélos] n'a guère d'importance, mais [que] Thucydide a voulu lui donner un grand relief » (2003: 14)  , par sa mise en récit ; devient alors central, une fois encore, un détail mis en exergue.

Mais s'il est évident que l'historien regarde l'histoire, à la lumière de ses convictions, il ne faut pas oublier que l'histoire regarde l'historien ; non

seulement elle l'écoute, se trouvant façonnée à l'image de ses propos, mais elle le laisse la façonner en lui donnant écho. La notion d'événement discursif est à même d'illustrer ceci. En écrivant l'histoire, l'historien, par les mots qu'il choisit d'utiliser, se fait porte-parole du passé : il verbalise l'inaccessible, il rend audible les époques révolues et construit les briques sociales des fondations du collectif. L'histoire est ancrée, de la sorte, à plusieurs niveaux dans une société qu'elle a elle-même contribué à structurer ; de même, d'ailleurs, qu'elle façonne l'historien, comme le décrit bien Antoine Prost dans son dernier cours (Prost, 2000).

L'écart séparant événement discursif et événement mémoriel est infime, et c'est dire à quel point l'historien joue un rôle crucial dans la stabilité sociale. L'histoire en définitif n'est plus seulement ancrée dans le social : elle en est une des fibres, et peut contribuer à resserrer des liens, affirmant par ce pouvoir son rôle stabilisateur.

Quand le langage crée l'événement au cœur de l'archive, il crée aussi l'événement mémoriel. L'historien est, dès lors, bien plus qu'un simple observateur : en qualifiant et en requalifiant les événements, il les fabrique. Il pèse certes par ses recherches et ses découvertes, mais il est aujourd'hui porté par autre chose : le besoin de liens sociaux. De nos jours, le devoir de mémoire entend placer l'historien au cœur du lien social, transformant considérablement les enjeux d'une science essentielle dans nos sociétés occidentales.

I.1.2.4.3. L'historien contemporain et le