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L'historien est enjoint de dire l'événement pour cautionner le lien social. Si l'histoire et la mémoire vont de pair, il n'est pas certain que le devoir de mémoire imposé à l'historien lui permette de bien travailler, et de partir sereinement en quête de vérités.

I.1.2.4.3.1. L'histoire et la mémoire

La mémoire discursive, « à la croisée des chemins entre mémoire et histoire » (Paveau, 2007: 129)  serait-elle un préconstruit ? Si formations discursives et idéologies sont liées, si ce lien est garanti par des pré-construits portés par des représentations collectives communes à chaque membre de la société, alors il paraît réaliste de poser une interaction forte avec la mémoire collective. Il conviendra avant toute chose de préciser de quelle mémoire il importe de rapprocher le discursif résultant du groupe. La mémoire, intuitivement, a une dimension individuelle dont nous avons tous plus ou moins conscience. Nos souvenirs d'enfance, ceux de la journée d'hier, ceux mobilisés au cours de la scolarité, impose à l'esprit une prise en compte de cette dimension temporelle et mémorielle à laquelle nous ne saurions

échapper, et sans laquelle nous ne serions pas. L'enfant expérimente, se souvient : il apprend en se souvenant. La mémoire activée permet la construction de l'individu.

L'histoire, pourtant, ne doit pas être confondue avec la mémoire. Certes elle repose sur une empreinte forte de la dimension diachronique, mais elle ne saurait trouver là sa seule ressource. L'histoire a besoin de la mémoire pour se construire, de la mémoire des archives que l'historien fait parler, de la mémoire de la collectivité. Mais ces dernières décennies ont vu changer l'orientation de cette relation initialement polarisée comme décrite. Ainsi, pour sceller plus fortement encore le sentiment à l'appartenance nationale, l'histoire scolaire a exigé la fabrication de la mémoire collective. Ainsi constituée, cette mémoire n'est plus à chercher en amont du travail historiographique, elle est une exigence sociale imposée à toute une société et à toute une discipline par les contraintes qu'elle pose et qu'elle impose. L'histoire impose désormais la mémoire comme devoir, quand par le passé la mémoire est celle qui rendait possible l'histoire.

« Le terme et la notion de mémoire discursive sont élaborés à partir de travaux d'historiens (en particulier ceux de Pierre Nora sur les lieux de

mémoire), comme un enrichissement des hypothèses de Michel Foucault sur

les formations discursives. Il s'agit, dans l'analyse du discours héritée des théorisations de Pêcheux, de penser le réel de la langue en rapport avec le

réel de l'histoire, et donc de rendre compte de l'existence historique de

l'énoncé » (Courtine, 1981: 52, cité dans Paveau, 2007: 129)    . Marie-Anne Paveau commente : « Courtine insiste bien sur la dimension non psychologique de ce concept, et sur les liens avec la dimension historique. La mémoire discursive est ainsi définie en articulation avec la notion de domaine de mémoire qui permet de situer les discours dans le temps long des discursivités, et d'inscrire conceptuellement la réintroduction de l'histoire dans l'analyse du discours » (Paveau, 2007: 129-130)  . « Un lieu discursif est un objet relevant de la matérialité discursive, (…) que les locuteurs reprennent en y investissant des enjeux de positionnement et de valeurs. Les lieux ne sont donc pas des schèmes sémantico-discursifs » (Krieg-Planque, 2010 : 103-104). L'objet discursif ne serait ainsi ni rhétorique, ni logique, ni découpage du réel, mais concret, consistant et palpable, un objet matériel inscrit pleinement dans le tissu discursif environnant.

Pour Louis Althusser, la condition matérielle de l'idéologie ne faisait pas de doute. Les formations idéologiques seraient selon lui premières : toutes les formations discursives n'en seraient que des composantes. Les règles de formation du discours, corrélées aux conditions de production, rendraient possible la « matérialisation » de l'idéologie :

« C'est ainsi que les formations discursives véhiculées par des sujets-supports, en fonction de représentations idéologiques sur une base linguistique précise, manifestent l'intervention des représentations par l'intermédiaire de ce que nous avons appelé le

pré-construit. Elles impliquent également des effets de construction sur la base linguistique, à savoir le fonctionnement de l'assertion, de l'énonciation par rapport au pré-construit. De là un fonctionnement par lequel le sujet oublie (se dissimule à lui-même et aux autres) la

place qu'il occupe ; l'assertion est alors directement gouvernée par les contenus

inassertés, pré-construits qu'elle a pour simple fonction d'actualiser » (Robin, 1973 : 110).

Mais l'idéologie n'est pas sans danger, elle se fait piège à qui n'y prend garde : « Le plus grand danger qui menace l'historien, c'est évidemment de ne pas se dégager suffisamment de ses propres attitudes mentales, et de sa propre idéologie pour aborder les périodes où les idéologies, les attitudes mentales et le comportement social étaient tout différents » ( Georges Duby cité dans Robin, 1973: 13)  .

Outre ce danger, il en est un autre, soulevé par Marie-Anne Paveau (Paveau, 2007), qui guette le chercheur en histoire et l'utilisateur des méthodes de lexicologie statistique. En effet, le choix de mots-pivots, ces « mots choisis pour l'étude de leur contexte d'apparition », coïncident-ils avec les classes sociales et les mouvements politiques ? Deux niveaux de difficultés distinctes minent l'histoire et l'analyse du discours, l'une se situant à l'échelle de l'historien subjectif, l'autre s'invitant au niveau de la structure d'un contexte qui ne l'est pas plus, et dont la finesse du marquage culturel échappe à beaucoup.

I.1.2.4.3.2. La représentation par la récit

L'histoire passe par le récit, donc par une mise en œuvre de la langue ; mais cette mise en œuvre est-elle individuelle ou collective ? Quel lien unit ce qui est dit et ce qui s'est passé ? Pour Jean-Pierre Faye, le récit de l'histoire est, d'une certaine façon, plus fort que les faits passés, parce que c'est à lui que nous sommes confrontés. Les discours historiens sont construits sur d'autres discours existant, et ils sont plus puissants que ce qu'ils représentent. Ceci nous semble accentué par le fait que l'historien court sans cesse le risque de parler non plus seulement au nom d'une recherche individuelle, mais pour une trop grande part au nom du poids de la mémoire collective.

I.1.2.4.3.3. Le devoir de mémoire

Lorsque Antoine Prost professe son dernier cours à la Sorbonne, il se place dans la continuité de ses « Douze leçons pour l'histoire » en proposant, plus qu'un cours, un regard réflexif en s'interrogeant, non pas en partant de son cas mais dans un raisonnement général, sur « Comment l'histoire fait-elle l'historien » (Prost, 2000). Dans ce dernier cours, qui a été publié sous forme d'un article dans la revue XXème siècle (Prost, 2000), le propos questionne principalement le devoir de mémoire auquel se voient assignés nos historiens

actuels. Sommés de valider un travail mémoriel de plus en plus lourd, il est appelé à témoin : son amont valide l'inscription de l'événement dans la mémoire collective.

Mais Antoine Prost met en garde, et insiste sur les aberrations et les dangers qui menacent « les nouveaux visages de l'histoire. Nos contemporains invoquent à tout propos un devoir de mémoire qui peut passer pour un triomphe de l'histoire », trompant les historiens qui en « retirent parfois le sentiment flatteur d'une plus grande utilité sociale » (Prost, 2000: 4)  . Quatre raisons sont avancées pour montrer combien il est erroné d'inscrire l'historien dans cette dynamique mémorielle :

1. L'historien ne se contente pas d'accumuler des faits, des événements : il explique et raconte cette histoire qu'il travaille ; 2. L'historien a conscience qu'aucun événement, plus qu'un autre,

mérite au détriment de l'histoire d'être sauvé : faire de l'histoire, faire œuvre d'histoire, c'est organiser un passé en vue d'en rendre perceptible la cohérence.

3. L'historien ne peut se permettre d'être sous cette emprise affective terreau du devoir de mémoire. Il est un homme de science, du côté de la connaissance et du savoir. Il y a « mise à distance, rationalisation, volonté de comprendre et d'expliquer. Ce qui est toujours incompatible avec la mémoire » (Prost, 2000: 5-6)  . 4. L'historien a en charge un devoir de mémoire, qui repose sur une

affirmation identitaire qui « vise un événement comme fondateur par un groupe. Par là, il exclut potentiellement ceux qu'il ne concerne pas directement » (Prost, 2000 : 7).

Finalement, l'histoire, loin de l'affectif et du communautarisme, « ne consiste pas à cultiver le souvenir d'un passé lourd de ressentiment ou d'identités (…) : elle est effort pour comprendre ce qui s'est passé et pourquoi cela s'est passé » (Prost, 2000: 7)  . Prost met donc en garde, et il n'est pas le seul. Ricœur, lui aussi, veut « dire combien il importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire » (Ricœur, 2000: 735)  . Un devoir est un impératif, un ordre donné aux générations futures, et, surtout, « parce que le devoir de mémoire est aujourd'hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l'histoire » (Ricœur, 2000: 736)  : il pointe le danger du repli des communautés sur ells-mêmes, sur fond de victimisation et de stigmatisation.

L'historien joue un rôle fondamental au sein de la société occidentalisée : parce que l'homme social ne peut nier son besoin identitaire, il ne doit pas céder aux aveuglements idéologiques, et « l'engagement comporte des risques contre lesquels l'histoire demeure le meilleur antidote (…). Le retour à l'histoire comme pratique intellectuelle est (…) une façon de rester conscient de la relativité de son propre jugement » (Prost, 2000: 11)  . L'historien,

parce qu'il a un impact énorme sur la mémoire collective, doit veiller à ce que les souvenirs travestissent le moins possible la réalité et les vérités : les capacités de recherche, d'analyse et de synthèse sont essentielles, tout autant que la capacité communicationnelle de l'historien. Le langage permet d'exprimer puis de véhiculer le contenu historique dégagé et reconstitué : le langage, mobilisé à tous les niveaux, est le point nodal de la science historique.

Ce rôle est d'autant plus fondamental qu'il est un véritable pilier sociétal : qui maîtrise l'histoire tient les peuples par leur sentiment d'appartenance, en lien aux représentations collectives d'un passé fondamentalement commun. Aider l'histoire à comprendre quels rapports elle entretient, en discours, avec ses sources, peut contribuer à son objectivisation : la linguistique peut contribuer à faire de la pratique de l'histoire une pratique intellectuelle ; par là, elle peut participer à la construction de l'humanité, parce que l' « histoire est davantage que la formation du citoyen. Elle est construction, sans cesse inachevée, de l'humanité dans chaque homme » (Prost, 2000: 12)  .

I.1.2.5. Conclusion

Au travers de la variété des écritures, son rôle social de l'histoire apparaît constant, rôle social dont les premiers historiens avaient déjà pleinement conscience. Ce rôle prend aujourd'hui corps dans ce qu'il est convenu d'appeler « devoir de mémoire ».

Loin du devoir de mémoire, il nous faut revenir sur une collaboration déjà ancienne : celle des statistiques et des sciences numériques avec l'historien.

I.1.3. DES RACINES

PLURI-DISCIPLINAIRES : HISTOIRE, SOCIOLOGIE