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Nanterre et la lexicologie politique

DISCIPLINAIRES : HISTOIRE, SOCIOLOGIE ET PHILOSOPHIE

I.1.3.1. Nanterre et la lexicologie politique

Parmi les chercheurs que nous avons cités, nombre d'entre eux appartiennent ou ont appartenu à l'Université Paris X Nanterre et ont eu une approche, de façon privilégiée quantitative, de discours souvent historiques : citons parmi eux Denise Maldidier, linguiste sensible aux archives, et Jacques Guilhaumou, historien philosophe, qui soutint son mémoire de maîtrise sur le corpus « Père Duchesne » sous la direction de Robert Mandrou70 et qui soutiendra plus tard une thèse de doctorat sur les discours de la Révolution Française. C'est Régine Robin et Denise Maldidier qui le forment à l'analyse

historienne du discours ; il rejoindra ensuite l'Ecole Nationale Supérieure de

Saint Cloud, et plus particulièrement le laboratoire de lexicologie politique, auquel appartiennent aussi Régine Robin, ou encore Jean Dubois.

I.1.3.1.1. La lexicologie statistique

Ainsi, les approches lexicales et statistiques utilisées dans des perspectives historiques s'avéraient rassurantes, et servaient de preuves. La preuve s'inscrit d'une manière particulière dans le parcours de recherche de l'historien, tout comme elle garantit une certaine scientificité. Mais Antoine Prost rappelle que l'étude lexicale quantitative ne peut prendre en compte des phénomènes particuliers tels que les tics de langage (Prost, 1996: 200)  : un argument est recevable s'il s'appuie sur des preuves qui en assurent la solidité. Il met par ailleurs en garde contre d'autres dérives liées au trop fort crédit accordé à certains supports de sources71, telles que les témoignages collectés en vue d'une construction de l'histoire par les sources orales, « comme si la mémoire des témoins directs, un demi-siècle après l'événement, était plus fiable que les indications matérielles fournies par le document lui-même » (Prost, 1996 : 65).

L'importance de la preuve montre bien, au même titre que l'usage de la statistique, les doutes des sciences humaines, en mal de reconnaissance et en quête de scientificité. Ainsi, usant d'un rapprochement terminologique et méthodologique reposant sur l'usage des informations quantifiées, usage appelé à combler des écarts inavouables, l'histoire a tenté de forcer son rattachement aux sciences exactes. Mais c'est oublier que, quel que soit le chemin emprunté, quelle que soit la voie qui mène des questions et des problématiques aux intrigues historiques, nouées au détour des faits, les conclusions ne se démentent pas, elles se ressemblent et se rassemblent en un point de convergence : « (…) il n'y a d'histoire que dans la façon de les [les faits] connaître. L'histoire n'est pas une science. Elle n'est qu'un procédé de connaissance. » (Seignobos, 1901: 2-5)  . Antoine Prost profite de son

70 Robert Mandrou (1921-1984) est un historien spécialiste de l'histoire de France et disciple de Lucien Fèbvre.

71Les données chiffrées jouissent d'une crédibilité forte, qui est difficile à nuancer. Cette aura subsiste toujours mais d'autres types de données profitent à tort de la valeur de preuve : il s'agit par exemple des images ou des films « Comment la pellicule n'aurait-elle pas fixé la réalité ? », interroge Seignobos.

chapitre « les faits et la critique historique » pour insister et expliquer que « les sciences proprement dites ont leur domaine propre (…). L'astronomie étudie les astres, pas les silex ou la population (…). Mais l'histoire peut s'intéresser aussi bien aux silex qu'aux populations (…). Il n'y a pas de faits

historiques par nature (…). Comme le dit fortement Seignobos, il n'y a de

faits historiques que par position » (Prost, 1996: 68)  .

La linguistique des petites unités a cette facilité de voir son cadre grandement défini de l'extérieur par des critères concrets et expérimentables. L'étude lexicologique traditionnelle va même plus loin. La condition de sélection des termes pivots pertinents est décrite par Jean-Baptiste Marcellesi comme n'étant que des « études du lexique ne permettant de repérer des différences significatives qu'en fonction des distinctions que l'on avait posées comme hypothèses » (Marcellesi, 1979 : 16). Ces approches lexicales lissaient ainsi tous les phénomènes de manipulation de la langue, rendant impossible toute cette richesse propre à nos langues naturelles : les gens se devaient de parler comme on l'attendait d'eux, les métaphores et les tours de langage leur étaient refusés. L'expérience était construite en fonction des attentes de l'analyste. Une telle circularité permet plus facilement de confirmer ce qui était implicitement posé au départ que de rompre avec ce qui conditionne le dispositif expérimental d'analyse.

Mise au service d'autres disciplines, cette approche lexicalisée plutôt stable ne s'en trouvait que plus solide ; paraissant plus que jamais cautionnée par la mode qu'elle suscita ; elle était utilisée et appliquée, finalement plus qu'elle n'était critiquée. La reconnaissance unanime et simultanée de la non transparence du sens et de la non suprématie des données chiffrées n'empêcha pas la facilité à laquelle nombre de chercheurs cédèrent : celle de chercher dans la statistique une preuve.

I.1.3.1.2. La lexicologie politique

Le politique est indissociable du champ historique dès ses débuts, puis de l'analyse du discours, malgré les tendances nouvelles72.

Historiquement proche du pouvoir dirigeant et des instances royales puis politiques, l'histoire est guidée par le fil des dynasties et des droits à asseoir, à justifier et à légitimer. Parfois commandée par lui, il ne va jamais « à contre-pouvoir », sous peine de ne pas se voir autorisé. Le contre-pouvoir cercle parfois une histoire qui la cautionne dans ce cas en retour. Nous n'évoquerons pas les déboires d'une histoire scolaire73 scellée par certains dirigeants dont les choix n'ont pas toujours accordé une grande place à la scientificité d'une discipline

72La tendance actuelle pousse les chercheurs en analyse du discours à reconsidérer et réhabiliter d'autres discours, quotidiens, mais aussi d'autres énonciateurs ou situations d'énonciations plus spontanées et populaires.

73Nous évoquons l'histoire scolaire, qui est une des manifestations du lien étroit qui unit politique (au sens large), historiens, et cette sorte de cadrage social posé par le biais de l'Education Nationale.

vivante et dynamique. Le monde politique, par l'étendue de son pouvoir et de ses prérogatives, par son rôle prescriptif, par l'écoute que lui réservent les citoyens, joue un rôle de poids dans ce que nous qualifierons d'« ambiance sociale » : il dicte en négatif de sa gouvernance le bien-penser, et s'exprime comme il le faut. Le politique doit savoir s'exprimer, il doit savoir dire, il doit savoir convaincre et justifier, se défendre et attaquer, exposer des raisonnements logiques : il fait finalement écho à une tradition rhétorique dont la dimension oratoire et manipulatoire est celle retenue majoritairement. Il doit maîtriser le langage.

L'art du discours et le maniement de la parole étaient associés aux propriétés terriennes et aux droits à la défendre, trouvant par conséquent ses sources profondes dans le rang des propriétaires et des gens plus tard qualifiés de lettrés. Le maniement habile de la parole et du langage n'est pas inné, il est acquis ; et si tous ont potentiellement accès à ces savoir-faire, si chacun en a les compétences, tous n'auront pas la chance de les voir activés. Le discours comme lieu d'action n'est par conséquent pas dissociable d'un privilège intellectuel, allant souvent de pair avec un privilège de biens qui fonde un rapport nécessaire au politique74. Les plus cultivés et les plus lettrés sont ceux qui ont la parole la plus aisée, ils sont ceux qui savent le mieux communiquer ; paradoxalement, alors même qu'ils ont déjà des facilités dans l'exercice de la communication, ils sont également ceux qui ont, de façon privilégiée, de part leur appartenance sociale le droit à la parole.

I.1.3.1.3. Les corpus historiquement datés

La tendance ne sera pas infléchie plus tard, au contraire même. Quand, dans les années 1960, l'analyse du discours émerge, elle participe involontairement aux événements de 1968 par une mise en avant du politique dans la vie de la communauté, par un nouvel éclairage du jeu langagier et de l'usage qu'en font certains gouvernants. Conséquence d'une histoire nationale politisée et historicisée en analyse du discours par le choix des corpus d'analyse et par les positions affirmées, les études en lexicologie politique se fondent sur des textes historiquement datés.

L'historien date, ordonnant ainsi le cours des événements tout en se situant par rapport à eux ; dater permet de situer par rapport au présent. Mais la linguistique, en interne, ne date que si elle se place d'un point de vue diachronique. L'historien perçoit l'événement et l'histoire à travers leur temporalité ; cette temporalité fait l'histoire.

La datation par le linguiste, datation qui le situe dans le champ diachronique et chronologique légitimant le droit à un regard historique, n'en fait pourtant pas un historien. Ordonner chronologiquement ne suffit pas à l'histoire, et un tel acte d'ordonnancement chronologique ne garantit pas une correspondance entre « la nature de l'histoire convoquée par les deux

74Nous entendons par politique ce qui participe, structure et contribue à la vie sociale et collective des groupes humains.

disciplines, puisqu'il n'est pas sûr que l'histoire des linguistes rencontre exactement celle des historiens75 » (Paveau, 2007: 122)  . L'analyse du discours dite française qui se met en place à la fin des années 1960 repose sur l'analyse des discours historiques, c'est-à-dire sur l'étude « d'ensembles textuels recelant des enjeux liés à l'histoire de France (…). Dans cette perspective, l'analyse du discours est vue comme partie intégrante de la pratique historienne, puisque la perspective doit permettre d'explorer l'opacité des mots, l'ambiguïté de l'énonciation et la nature construite du discours, de manière à produire une interprétation efficace des archives historiques » (Paveau, 2007: 122)  . Or c'est une co-construction du corpus qui sera pertinente, co-construction nécessitant une prise en compte des mécanismes de construction du corpus dans l'autre discipline ; autrement dit si chaque discipline accorde une place à l'autre, « si la linguistique intègre pleinement la dimension historique (…) et l'histoire la dimension langagière des faits historiques (...) » (Paveau, 2007 : 124).

Mais il faut rester conscient de ce qu'implique un choix respectant les chronologies historiques (dates ou périodes), adoptant ces mouvements de pensée : il repose immanquablement sur des choix, si ce n'est idéologiques, du moins jamais neutres. En effet, les dates sont retenues sur la base de motivations historiques, et les groupes sociaux sont déterminés de la même façon. Or, une analyse dont le point de départ se base sur des catégorisations préexistantes conclura sans doute à la validité des catégories justement posées en pré-analyse. La difficulté réside dans le fait que la linguistique, elle, peut sans risque travailler sur de tels corpus : ses résultats seront valides en langue. La linguistique n'étudie pas les implications humaines et réelles des actions des hommes, mais elle s'occupe du niveau langagier : elle n'a pas directement de conséquences identitaires. La sociolinguistique, contrairement à la linguistique ou la linguistique informatique par exemple, ne jouit pas de la même autonomie. Il faudrait une démarche linguistique inductive.

La situation de l'historien est différente. Il ne travaille pas sur un corpus indépendant de l'histoire des hommes, puisque c'est précisément ce qu'il vise à reconstituer. L'histoire étudie les faits humains : les catégories mobilisées en amont de l'analyse sans remise en question deviennent problématiques. Soucieuse de l'interdiscours, des formations discursives ou des sujets sociaux en dialogue au cœur des stratégies discursives, l'histoire s'ancre dans l'humanité. La linguistique comme outil peut servir à soutenir une argumentation, avec des preuves ayant une valeur au niveau langagier : même historiquement daté, un corpus linguistique n'est pas une archive historienne. L'histoire et la linguistique n'étudient pas le même matériau, et n'adoptent pas la même perspective.

75 « L'histoire des linguistiques est définie dans un contexte de la philosophie marxiste comme l'étude scientifique des rapports de force et de domination dans les formations sociales concrètes. La prise en compte de l'histoire s'efface sans doute à mesure que le marxisme et les marxistes s'effacent dans le champ universitaire français » (Paveau, 2007 : 124)..

Le lien qui unit l'histoire, la linguistique et la sociologie, lien inaliénable, est révélé par des travaux de recherche dans ces champs disciplinaires : les recherches menées dans un domaine font progresser aussi les autres disciplines. Jean Dubois est un exemple de linguiste qui a beaucoup apporté sur le terrain commun à l'histoire, à la sociologie et à la linguistique : sa thèse portait sur le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872 (Dubois, 1962). Linguiste de l'université de Nanterre, son travail et ses apports sont commentés dès 1963 dans Revue française de sociologie par Joffre Dumazedier76. Constatant l'intérêt de ces travaux pour la linguistique, il commente la thèse de Jean Dubois, publiée en 1962, et indique combien « ce livre de lexicologie constitue un événement pour la linguistique » (Dumazedier, 1963: 466)  puis précise que la sociologie n'est pas en reste, que « c'est un travail également important pour la sociologie » (Dumazedier, 1963: 466)  , confirmant par là l'intrication des études linguistiques portant sur le langage et de leur dimension sociologique.

S'il apporta tant à l'histoire, c'est que, pour Jean-Claude Chevalier, Jean Dubois acceptait et respectait les conditions des historiens : il suivait les tranches de temps découpées par les historiens, et s'appliquait à manipuler leurs supports, comme les tracts ou les affiches. Il leur permettait de mettre à l'épreuve leurs hypothèses, en leur apportantde précieuses informations77. Joffre Dumazier note cependant combien il est regrettable que Dubois parte d'une représentation trop schématique de la situation sociale. Il explique qu'il aborde avec simplicité, peut-être naïveté, les relations existant entre les événements historiques et les changements du vocabulaire social et politique (Dumazedier, 1963: 467)  ; mais ces simplifications ne remettent aucunement en question le point nodal que constitue l'articulation de la langue et du champ politique, matérialisée, entre autres, dans le lexique.