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Dépasser la phrase : le texte, l'énoncé et le discoursdiscours

LINGUISTIQUE : DES PETITES UNITÉS AUX GRANDES UNITÉS

I.3.1.2. Dépasser la phrase : le texte, l'énoncé et le discoursdiscours

Les phrases s'articulent entre elles pour former des ensembles cohérents supérieurs en taille : les textes, les énoncés, les discours. Dans ce chapitre, nous examinerons tout d'abord les problèmes soulevés par le passage de la phrase à l'énoncé, puis chacun des niveaux qui la dépasse (le texte, l'énoncé

162 L'ère dite du numérique pourrait inverser cet ordre en fragilisant une langue écrite, considérée comme désuète, qui s'effacerait alors au profit d'une langue exclusivement oralisée.

puis le discours). Nous introduirons pour finir quelques phénomènes d'unification textuelle et discursive.

I.3.1.2.1. De la phrase au texte

Les unités de rang supérieur à la phrase donnent accès aux unités textuelles et discursives.

I.3.1.2.1.1. De la difficulté d'accès au rang d'unité : atteindre les unités textuelles

Si l'unité-mot ne va pas sans poser de nombreux problèmes déjà évoqués, il n'en reste pas moins que, comme le syntagme et la phrase, ces unités de bas niveaux restent relativement stables. S'il est « évident que l'identification des plus petites unités et leur articulation jusqu'au tout est un invariant de la science linguistique (...), on peut compter sur des définitions stables (…). Même si l'analyse ne va pas sans problème, l'étude de la phrase repose sur des constituants relativement bien identifiés (…) » (Legallois, 2006b: 3)  . Mais dépasser la phrase met l'analyste devant de réelles difficultés, car « lorsque la linguistique se donne le texte pour objet, force est d'admettre que la question des unités demeure une énigme insoluble » (Legallois, 2006b: 3)  , la stabilisation définitoire n'est plus accessible. La raison de cette impossibilité réside selon Dominique Legallois dans le « phénomène bien connu de la construction de l'objet par le point de vue » (Legallois, 2006b:  3). Cette structuration pré-analytique condamnerait le discours à être construit en fonction des recherches menées. L'absence d'unification ne permet donc pas au texte d'accéder au statut d'unité stable.

Si dépasser la phrase pose tant de problèmes , c'est parce que cette unité est « création indéfinie, variété sans limite, [elle] est la vie même du langage en action. Nous en concluons qu'avant la phrase, on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l'on entre dans un autre domaine, celui de la langue comme instrument de communication, dont l'expression est le discours […]. C'est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se configure. Là commence le langage » (Benveniste, 1974b: 129-131)  Dépasser la phrase nous fait entrer sur le terrain des grandes unités de communication. Le discours, selon Benveniste, est le fruit de l'expression de la communication par le biais de la langue. La communication rendrait donc le discours possible, ce qui impliquerait que ses conditions d'existence et d'effectivité (de la communication) conditionne tout en y laissant des traces. Or, si la communication rend seule possible l'émergence du discours, elle doit en être une condition nécessaire (mais pas forcément suffisante), qui suppose que soient prises en compte les conditions de production.

I.3.1.2.1.2. Les relations interphrastiques : de l'ouverture du texte à l'énoncé

Au-delà de la phrase se trouvent de complexes jeux de relations d'ordre trans-phrastique et d'ordre trans-discursif, qui méritent d'être examinés tant leur importance est grande. Au niveau interphrastique s'organisent cohérence textuelle et argumentation (enchaînements logiques). Au niveau interdiscursif se nouent les relations dialogique et polyphonique. Ces deux réseaux marquent les discours qui les portent. Tous deux contribuent à la construction d'une interdiscursivité cohérente et signifiante. Le texte y trouve toute place et comprend : le paratexte (ce qui entoure matériellement le texte), le métatexte et l'épitexte (commentaires d'un texte dans et par un autre texte), l'hypertexte (au sens de reprise) et l'architexte (en tant que genre). Le texte s'ouvre ainsi sur un ensemble de relations interdiscursives, sur lesquelles nous revenons avec ce qui suit.

I.3.1.2.2. Texte, discours, énoncé

Parmi les unités élaborées par la mise en relation de phrases, il est possible de distinguer le texte, l'énoncé et le discours.

I.3.1.2.2.1. Le texte

Le texte est un ensemble écrit de mots organisés en phrases. L'enchaînement des phrases dans leur ensemble doit présenter une cohésion et une cohérence suffisante pour être reconnu comme unitaire. Il présente la particularité de pouvoir être consultable à l'infini et indépendamment de ses conditions d'existence de départ.

I.3.1.2.2.2. Le discours

Dans le chapitre 2, nous avons procédé de manière oppositive afin de décrire un objet discours perceptible ; il s'avère, en effet, que la multiplicité des acceptions est le fait d'une notion vague couvrant des réalités variées. Pourtant, il est étonnant de constater qu'un terme faisant aussi peu consensus soit si souvent mobilisé. Ceci prouve que, bien que l'unité discours soit difficile à cerner précisément, elle est malgré tout la manifestation d'une réalité. Quoi qu'il en soit, nous ne reviendrons pas sur les définitions possibles du terme discours, mais plutôt sur le fait que cette unité existe, et plus précisément qu'elle existe par la cohérence qu'elle doit manifester. Les unités de base, les unités élémentaires de la mise en œuvre du langage sont des unités morpho-syntaxiques, qui ne constituent qu'un palier d'organisation situé entre d'autres signes, propositions, périodes, paragraphes, séquences et parties du plan de texte. L'articulation de ces unités et leur mise en fonctionnement systémique sont nécessaires au pressentiment d'unité et à l'effet de texte. Mais ce n'est en dernier lieu que grâce à l'articulation

pragmatique du texte avec le hors texte que l'ensemble peut être jugé cohérent.

Le discours est un processus de construction indissociable des paramètres qui le conditionnent : il n'est pas possible d'atteindre son sens sans prise en compte de ses conditions d'émergence. Mais il en découle une autre condition d'existence discursive : si un discours n'est discours qu'en lien à ce qui l'a conditionné, il est également inséparable de la réception par un individu qui l'interprète. Sans réception interprétative le reconnaissant comme tel, un discours n'est pas un discours, il est un énoncé mort : le texte est organisé en discours par l'activité du lecteur-interprétant (Adam, 2011: 38)  .

I.3.1.2.2.3. L'énoncé

Un énoncé n'est pas nécessairement écrit, mais il doit avoir une cohérence sémantique interne : un énoncé a un sens. L'énoncé est, pour Jean-François Jeandillou, une « manifestation ponctuelle du discours, réalisée dans une situation donnée » (Jeandillou, 2006: 107)  . L'écriteau « Attention ! Chien » est un énoncé qui signifie qu'il faut prendre garde au fait qu'il y a un chien qui pourrait constituer un danger. « Danger chien » n'est pas une phrase, elle n'est pas non plus un discours, mais elle est un énoncé.

I.3.1.2.3. Au-delà du texte :

l'intertextualité et

l'interdiscursivité

Comme le souligne Jean-Marie Viprey (Viprey, 2006), si l'intertextualité est opérante en notion validée et de ce fait recevable, alors toute première phrase réfère déjà à quelque chose de pré-existant, à l'intertexte. L'intertexte nous situe en marge des textes. L'intratexte se voit quant à lui investi par ce que Julia Kristeva appellera intertextualité « cette inter-action textuelle qui se produit à l'intérieur du texte : l'intertextualité est palpable dans les indices du texte » (Paveau, 2008 : 2). Sont prometteurs les points communs qui unissent l'intertextualité et le dialogisme. Plus précisément, c'est l'intertextualité plus que l'intertexte qui peut se porter candidate à une telle collaboration. L'intertexte, en effet, ne s'introduit pas dans le texte aux frontières duquel il se cantonne ; l'intertextualité, elle, s'ancre dans le texte et transparaît au détour des phrases, qui rendent compte des liens entre les points de la toile textuelle. A bien y réfléchir en effet, il paraît raisonnable de penser que leur interdépendance est réelle ; au demeurant, comment envisager ces deux notions comme sans relations ? Dominique Legallois affirme par exemple un lien fort, qualifié de dialogique, entre des unités textuelles, repérables au sein des phrases centrales, et non marginales. Le

dispositif mis en place s'attache à mettre au jour des « réseaux phrastiques constitutifs de l'unité globale du texte ». Menée dans cette perspective,

« l'analyse montre que les phrases se répondent, dans une sorte de dialogisme interne au texte. Mais on pourrait mener une analyse dialogique plus loin, en considérant que chacune des phrases centrales n'est pas seulement appariée à d'autres phrases du texte, mais aussi à des phrases et à des textes antérieurs. Il y a manifestement un dialogisme intertextuel, dont on peut certes percevoir des traces dans quelques phrases marginales, mais c'est surtout dans les phrases centrales qu'elles apparaissent » (Legallois, 2006a:  68).

L'interdiscours est une notion due à Michel Pêcheux, dans une note de 1970 où il se trouve défini comme « l'effet d'un discours sur un autre » (Paveau, 2008 : 2). Cet interdiscours, en apparence insaisissable et dématérialisé, doit être palpable dans l'intradiscours, analysable, lui : le texte et le discours sont porteurs des traces du réseau inter-discursif auquel ils appartiennent. Rapproché de l'intertextualité, de l'intertexte et du dialogisme, il pourrait correspondre au réseau tissé par le jeu de relations affectant les discours entre eux.

C'est l'interdiscours qui fait l'énoncé, ce que met en évidence le fait qu'une même suite de mots produise des énoncés différents selon les contextes. Il faut un cadre normatif et partagé pour qu'il y ait énoncé, et, sans la connaissance et la maîtrise de ce cadre, l'énoncé n'est pas compréhensible. Nous ferons pour finir remarquer que pour avoir conscience d'une non compréhension, il faut avoir un recul suffisant par rapport à l'impression qu'un locuteur peut avoir face à des énoncés ou des discours qui paraissent toujours accessibles : on peut tout comprendre et on peut tout interpréter, mais on ne sait que rarement si ce qu'on a compris est conforme à ce que le locuteur a voulu dire.