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Quels terrains et pourquoi ?

C. Cusco : capitale mythique et mystique dédiée aux Incas et au culte de la Terre-Mère

2. Le tourisme mystique à Cusco

Considérée comme un centre énergétique et mystique international, la ville de Cusco attire de nombreux touristes particulièrement sensibles à la protection de la nature et au développement de visions alternatives des rapports nature-société développées dans le monde occidental. Ce tourisme peut être qualifié de façon simpliste et réductrice de tourisme New Age - hippie, ou de tourisme mystique et plus largement être rattaché à l’écotourisme, c’est-à-dire un tourisme axé sur la nature.

Evidemment, il ne s’agit pas de tous les touristes, ni même de la majorité, mais nous notons que ce phénomène est surreprésenté à Cusco par rapport à d’autres destinations touristiques comparables en Amérique latine (ou ailleurs dans le monde, sauf peut-être à Katmandou au Népal). Dans les années 1970, Janine Brisseau Loaiza identifiait déjà la présence de ce tourisme « alternatif » : « Depuis peu, c’est le climat "magique" de la ville et plus encore du Machu Picchu qui les [les touristes] attire.

1 Les trois animaux sacrés andins, pré-inca et inca sont : le serpent (Amaru) représentant le monde d’en bas et des ancêtres (Urin pacha), le puma (Pumac) représentant notre monde (Kay pacha), et le condor (kuntur), représentant le monde d’en haut et des dieux (Hanan pacha).

122 Devant leur affluence en 1971, les gérants des agences de tourisme se demandaient, inquiets, si le Cuzco [sic.] n’allait pas devenir Katmandou ! » (1977 : 654). Flores Ochoa situe lui, le développement du « tourisme environnemental, écotourisme ou tourisme de nature » et du « tourisme mystique, ésotérique, religieux ou spirituel »1 dans les années 1990 (1996 : 10-11). Selon l’anthropologue, ce tourisme mystique correspond entre autres à une stratégie de développement économique construite par le Ministère de l’Industrie, du Commerce, du Tourisme et de l’Intégration (MICTI), à travers le Fond de Promotion Touristique (FOPTUR) (Ibid. : 11) et, de façon secondaire, par l’Institut National de la Culture et la Municipalité de Cusco, ou encore par la UNSAAC2 (Ibid. : 23). D’après Flores Ochoa, le FOTPUR aurait fait de la « religion andine » une nouvelle « marchandise » et pour développer ce tourisme mystique, le Népal et le Tibet auraient été pris pour exemple (Ibid. : 12, 16), l’idée étant de créer un équivalent latino-américain de Katmandou. Ce mysticisme andin n’est toutefois pas inventé de toute pièce. Pour garantir une certaine authenticité, les autorités s’appuient sur les travaux des rares anthropologues spécialistes de la religion andine comme Juan Núñez del Prado (Flores Ochoa, 1996 : 11. Galinier et Molinié, 2006 : 211, 246, 265) et notamment sur les travaux portant sur la Pachamama, les Apu, les offrandes, les guérisseurs, « chamanes », etc. (Flores Ochoa, 1996 : 22). Mais pour séduire un peu plus les touristes occidentaux, cette idéologie andine est sans doute en partie réécrite, « mélangeant des données sur les Andes avec des références aux religions indoeuropéennes »3 (Ibid. : 13). L’anthropologue Jorge Flores Ochoa raconte : « En terminant l’offrande, ils se prennent par la main, formant une ronde, pour prier et chanter en runa simi [Quechua] et dans les langues des participants. Il n’est pas rare qu’ils complètent leurs rituels avec des méditations de type orientale, en prenant la position de la fleur du lotus. Il est fréquent que le guérisseur andin se transforme en chamane "peau rouge" vêtu d’une grande coiffe de plumes, batte un tambour en chantant dans le style des Indiens des prairies nord-américaines » (notre traduction4) (Ibid. : 27). Autre spécificité constatée sur notre terrain et relevée par Flores Ochoa, ce tourisme se base aussi en partie sur la croyance aux extraterrestres (1996 : 16). Enfin, ces voyageurs appartiennent très souvent à la classe aisée (Ibid. : 12) rendant ce tourisme mystique potentiellement lucratif. La VSI, notre terrain d’étude principal qui réunit de nombreux sites archéologiques, est fortement marquée par le tourisme en général et par ce tourisme mystique en particulier. L’anthropologue Emilia Sanabria décrit très bien comment se manifeste ce type de tourisme sur le terrain : « C’est ainsi que fleurit par magie une quantité effroyable de mystical tours, de rencontres de méditation dans les centres magnétiques de Machu Picchu, P’isaq, Q’enqo et Ollantaytambo accompagnés de mises en scène rituelles, de pago à la Pachamama (offrandes rituelles à la mère-terre), de chants et de musique offrant aux touristes une possibilité (pour 600$ !) d’être en contact avec les esprits des Incas. A

1 Traduction de : “turismo ambiental, ecoturismo o de naturaleza, como del místico, esotérico, religioso o espiritual”

2 En 1992, le FOPTUR (institution publique dédiée au tourisme), organise le Congrès Mondial du Mysticisme Andin, en association avec l’INC, UNSAAC, DRIT, la municipalité de Cusco et d’autres acteurs privés (Sanabria, 2001 : 98).

3 Traduction de : “mezclando informes de lo andino con referencias de religiones indoeuropeas (Altamirano, 1993)”.

4 Traduction de : “Terminando el "pago" se toman de la mano, formando una ronda, para rezar y cantar en runa simi [quechua] y en los idiomas de los participantes. No es nada raro que complementen su accionar con meditaciones de tipo oriental, tomando la posición de flor de loto. No es inusual que el paqo andino se

transforme en chaman "piel roja", puesto de gran tocado de plumas bate un tambor, cantando al más puro estilo de los indios de las praderas norteamericanas.”

123 Cusco, autour de la Plaza de Armas, véritable ghetto interculturel, de jeunes pseudo-shamans en poncho, dégoulinants de cristaux et de plumes vous proposent des séances de tai-chi, de thérapie de danse, d’ayahuasca et d’énergisation personnelle dans les centres spirituels de leurs ancêtres, qui ma foi seraient bien surpris de telles manifestations ! » (2001 : 99). 15 ans après, en 2016, ce phénomène est toujours d’actualité tant à Cusco que dans la VSI. Cette Vallée, sacrée pour les Incas, est également devenue sacrée pour les adeptes du mouvement New Age/hippies.

En résumé, ce néo-incaïsme New Age n’est pas une création strictement nationale mais internationale.

Il se caractérise par un « mélange de localisme extrême et de mondialisation tous azimuts, qui combine la tradition des communautés, ses réinventions urbaines et une andinité globalisée par les sites internet du mysticisme New Age. » (Galinier et Molinié, 2006 : 147). Les mouvements néo-incaïque, New Age puis néo-hippies à Cusco participent indéniablement à une certaine valorisation de la culture et de l’agriculture andine. Mais cette récupération et réinvention des croyances et des rituels andins peut s’avérer problématique si l’on considère comme Galinier et Molinié, qu’elle participe d’une forme de néo-colonialisme (Ibid. : 264). « Le pillage de la culture andine effectué par l’indigénisme et les néo-Inca est porté à présent par le New Age au plan mondial. […] Les indigénistes ont impérialisé la tradition, les néo-Inca l’ont nationalisée, les adeptes du New Age la mondialisent. » (Ibid. : 273).

Pour déconstruire ce processus, il est important de distinguer ce qui, aujourd’hui, dans ce New Age andin correspond à la culture locale andine et ce qui correspond à des apports exogènes. Nous nous intéresserons par exemple spécifiquement aux différentes approches de la Pachamama dans le chapitre III, partie II.A.3.

En quoi ces différentes dynamiques sont-elles liées à la problématique de la durabilité de l’agriculture dans cette région andine ? D’une manière générale, il semble que la plupart de ces influences extérieures, exogènes et les courants de pensée qui s’expriment dans cette région participent a priori au développement local de l’agriculture durable. Les touristes et les immigrés, en général, diffusent des habitudes de consommation occidentales, globalement de plus en plus écologiques (cf. boom de la consommation de produits biologiques dans les pays occidentaux. Willer et Lernoud, 2016 : 63-66, 133-140), et cela est d’autant plus vrai pour les écotouristes ou les touristes et immigrés « mystiques », proches du mouvement New Age/hippie. C’est ce qui explique que nous ayons pris quelques pages pour expliquer ce courant. Nous tâcherons dans les parties II et III de cette thèse de détailler en quoi ces différents acteurs et ces différentes relations endogènes-exogènes participent, ou non, aux principes majeurs de durabilité que sont l’acceptabilité socio-culturelle, l’autonomisation et la reterritorialisation et enfin la gouvernance.

Intéressons-nous à présent au contexte spécifiquement rural et agricole de la région de Cusco. Nous verrons que dans ces secteurs également les spécificités locales, andines, se mêlent de plus en plus à des dynamiques globales, dans ce même processus de mondialisation.

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III. Les mutations de l’agriculture dans la région andine de Cusco :

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