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Une agriculture alternative construite en opposition à l’agriculture conventionnelle

Chapitre I : Etudier la multidimensionnalité de la durabilité agricole grâce à la géographie environnementale grâce à la géographie environnementale

A. Pour une approche systémique de l’agriculture durable

1. Une agriculture alternative construite en opposition à l’agriculture conventionnelle

Les différentes agricultures durables présentent comme point commun d’être des modèles agricoles alternatifs au modèle dominant, à savoir l’agriculture conventionnelle (Deverre, 2011 : 39). Différents travaux ont synthétisé les principales différences et oppositions. Nous présentons ici deux synthèses complémentaires révélant cette rupture paradigmatique : la première, réalisée par Hill et MacRae (1988), est large mais peu précise. La seconde, celle de Beus et Dunlap (1990) réactualisée et complétée par Deverre (2011), est plus sélective mais plus précise.

Tableau 1: Synthèse des oppositions entre système agricole conventionnel et alternatif d’après Hill et MacRae (1988)

SYSTEME CONVENTIONNEL SYSTEME ALTERNATIF

Symptômes Causes, prévention

Réductionniste Holistique

Eliminer les « nuisibles » S’adapter, répondre aux indicateurs Approche étroite : Effets secondaires négligés, coûts

environnementaux et sanitaires ignorées

Approche large : Tout les coûts, de l’échelle sous-cellulaire à l’échelle globale, sont internalisés

Court terme Long terme (Générations futures)

Unique, simple Complexe, Pluri-transdisciplinaire

Solutions temporaires, conjoncturelles Solutions permanentes, structurelles

Inconvénients non-anticipés Bénéfices non-anticipés

Haute puissance : risques d’excès, erreurs, accidents Faible puissance : risques minimes

« Attaque » directe Approches indirectes et bénignes Importation Matières premières et solutions locales

Produits Processus et services

Physique et chimique (non naturel, de synthèse) Biologique et écologique (naturel) Intensif en technologie Intensif en savoirs et savoir-faire

Centralisé Décentralisé (échelle humaine)

Valeurs secondaires Compatible avec des valeurs supérieures Expert, paternaliste (arrogant) Responsabilité individuelle/communautaire (humble)

Dépendant Autonome, autorégulateur

Inflexible, rigide. Ignore la liberté de choix Flexible, adaptable. Respecte la liberté de choix

Compétitive, efficace Coopérative, efficience

Source : Hill et Mac Rae (1988). Adaptation personnelle.

27 Tableau 2 : Synthèse des oppositions entre système agricole conventionnel et alternatif d’après

Deverre (2011) inspirée de Beus et Dunlap (1990)

SYSTEME CONVENTIONNEL SYSTEME ALTERNATIF

Centralisation conventionnelle : marché global, concentration des unités de production agricoles et agro-alimentaires, centralisation des capitaux

Décentralisation alternative : marchés régionaux, nombreuses unités de production, décentralisation des ressources et des capitaux

Dépendance : vis-à-vis de la technologie, des ressources naturelles, des intrants, des capitaux, du marché global, de la science et des experts

Indépendance : moindre technologie et moins de capital, autoproduction des intrants, satisfaction prioritaire des besoins des communautés de proximité, développement des talents personnels des agriculteurs Compétition : absence de coopération, oubli des

traditions, dissolution des communautés, éviction des travailleurs et réduction de l’exploitation agricole à une entreprise hiérarchisation entre homme et nature, cette dernière considérée comme un stock de ressources à utiliser, production de déchets, production agricole tenue à bout de bras par la chimie, alimentation hautement transformée et renforcée d’additifs nutritionnels

Harmonie avec la nature : humains partie intégrante de la nature, complétude du cycle de vie des produits – recyclage –, imitation des écosystèmes, maintien de sols en bonne santé, nourriture peu transformée et naturellement nutritive

Spécialisation : étroitesse des bases génétiques, monoculture, absence de successions culturales, séparation de l’agriculture et de l’élevage, systèmes de production standardisés, science réductionniste

Diversité : bases génétiques larges, polyculture, rotations et associations, intégration culture/élevage, science et technologie interdisciplinaires et systémiques

Exploitation : ignorance des externalités négatives, recherche de bénéfices à court terme, utilisation de ressources non renouvelables, confiance aveugle dans la science et la technologie, recherche de hauts niveaux de consommation pour maintenir la croissance, succès financier

Retenue : prise en compte des externalités, équilibre entre le court et le long terme, utilisation de ressources renouvelables, confiance limitée dans la science et la technologie, prise en compte des générations futures, réalisation personnelle

Sources : Deverre, 2011 : 41-42. A partir de Beus et Dunlap, 1990.

Précisons que ces tableaux comparent un système global réel, existant : le système conventionnel, avec un système fictif, du moins qui n’existe pas pour l’heure au niveau global, et qui est pensé ici comme un idéal : le système alternatif. Certaines de ces oppositions apparaissent donc comme caricaturales, (notamment dans les caractéristiques détaillées dans les cases « Compétition Vs Communauté » du tableau n°2) et plus généralement témoignent d’une certaine diabolisation du système conventionnel et idéalisation du système alternatif. Ce manque de nuances est inhérent à tout exercice de synthèse, qui, au-delà de cet inconvénient, présente l’avantage de faire ressortir les idées fortes, les lignes conductrices. Stephen Gliessman (2014 : 288) propose, dans le tableau reproduit ci-dessous, de comparer les avantages et limites de trois grands types d’écosystèmes : l’écosystème naturel, l’agroécosystème durable et l’agroécosystème industriel. La notion d’agroécosystème (parfois appelée

« agrosystème ») est centrale en agroécologie et plus largement dans l’agriculture durable (Altieri, 1995. Gonzalez de Molina, 2013. Gliessman, 2014). Elle a été définie en 1969 par l’écologue américain Howard Thomas Odum « comme un "écosystème domestiqué", un intermédiaire entre les écosystèmes naturels et artificiels » (Wezel et al., 2009 : 505). Pour Gliessman, il s’agit d’un système agricole vu comme un écosystème (Gliessman, 2014 : 504). Selon Miguel Altieri, « L’agroécosystème est l’unité fondamentale d’étude, dans laquelle les flux géochimiques, les transformations d’énergie, les processus biologiques et les relations sociales et économiques doivent s’analyser comme un tout, de manière interdisciplinaire » (Altieri, 1987). Plus précisément, les agroécosystèmes sont des

28 communautés de plantes et d’animaux interagissant avec leurs environnements physique et chimique, environnements qui ont été modifiés par l’homme pour produire de l’alimentation, des fibres, des combustibles ou d’autres produits (Altieri, 2002 : 8). Gordon Conway a étoffé ce concept en y intégrant quatre grandes propriétés : la productivité, la stabilité, la durabilité et l’équité (1987).

Tableau 3 : Propriétés des écosystèmes naturels, des agroécosystèmes durables et des agroécosystèmes conventionnels

Production (rendement) faible faible à moyen élevé

Productivité (processus) moyen moyen/élevé faible / moyen

Diversité élevé moyen faible

Résilience élevé moyen faible

Stabilité de la production (rendement) moyen faible à élevé élevé

Flexibilité élevé moyen faible

Remplacement humain des processus écologiques faible moyen élevé

Dépendance à l'égard des intrants externes

Source : Gliessman, 2014 : 288. (Notre traduction)

L’agroécosystème durable apparaît comme une recherche d’équilibre ou d’entre deux entre un écosystème naturel et un agroécosystème conventionnel, mais se rapproche davantage du premier que du second. Dans la réalité ces distinctions sont moins évidentes et des porosités existent évidemment entre ces trois types d’(agro)écosystèmes. Un modèle peut en effet s’inspirer de l’autre voire intégrer certaines de ses composantes.

Pour résumer, la différence fondamentale entre l’agriculture conventionnelle et les modèles d’agriculture durable réside dans un changement de paradigme scientifique. L’agriculture conventionnelle s’inscrit aujourd’hui dans un mode de pensée positiviste et réductionniste qui consiste à décomposer un système en ses parties et à analyser ces parties séparément (Caplat, 2015), alors que l’agriculture durable, et notamment les modèles de « durabilité forte » (agriculture biologique originelle, agroéocologie, etc.), s’inscrivent dans une approche systémique, aussi appelée paradigme de la complexité, qui se distingue par une analyse des relations entre ses parties plutôt que des différentes parties qui constituent un système (Lévy et Lussault, 2003 : 885). L’illustration la plus manifeste de ce changement de paradigme réside dans la différence de focalisation caractérisant ces deux types d’agriculture. Quand l’agriculture conventionnelle se focalise surtout sur la plante (et plus précisément la sélection de variétés à haut-rendement), l’agriculture durable, elle, se focalise avant tout sur le sol, et plus précisément sur l’amélioration de la fertilité des sols et ce, en se basant sur l’ensemble des interrelations dans l’agroécosystème. Pour cette raison, on peut parler de « révolution verte », en référence aux plantes, pour l’agriculture conventionnelle et de « révolution marron », en référence au sol, pour l’agriculture durable (De Schutter et Vanloqueren, 2011)1. Ce changement de paradigme se traduit plus globalement par les relations entre agriculture, culture et nature.

1 “Indeed, it is impossible to build a truly Green Revolution without what Alan Savory calls a Brown Revolution:

one that enhances soil organic matter, leading to sustainable productivity gains”.

29 L’agriculture conventionnelle sépare ces trois notions et place l’agriculture au-dessus des deux autres.

L’agriculture durable, quant à elle, réassemble l’agriculture et la culture qui, au-delà de partager une racine commune, forment un tout cohérent et indivisible et introduit un rapport non pas dominateur mais harmonieux avec la nature. Pour cette étude, nous prenons notamment comme référence une définition de l’agriculture durable proposée par Jean-Paul Charvet, Nicole Croix, Jean-Paul Diry et qui synthétise ces oppositions majeures : « Dans l'agriculture durable la relation entre la logique socio-économique et l'écosystème plus ou moins artificialisé est replacée de manière explicite au centre du développement des systèmes d'exploitation. Il s'agit de produire des denrées agricoles en respectant les écosystèmes, en tenant compte des spécificités des milieux "naturels" afin d'éviter les dysfonctionnements écologiques qui portent atteinte à la santé publique et ne permettraient plus aux générations futures de continuer l'activité agricole, et en participant à la construction ou au maintien d'un paysage identitaire et d'un cadre de vie agréable. Ce lien et ces interactions existaient dans les systèmes agraires traditionnels, mais la course aux rendements, les progrès spectaculaires de la recherche agronomique, l'industrialisation de l'agriculture ont conduit les agriculteurs à ne considérer l'écosystème que comme un support qu'il faut artificialiser pour éviter le maximum d'aléas et assurer un profit maximum ». (2004 : 218). Cette définition présente l’avantage de resituer l’agriculture durable dans une perspective historique qui, de façon très schématique, peut être résumée ainsi : les agricultures traditionnelles seraient, en grande partie, considérées comme « durables » dans le sens où elles seraient adaptées à chaque milieu, « respectueuses » de ces derniers et donc des hommes qui y vivent (il y a évidemment des contre-exemples), puis l’agriculture conventionnelle ou industrielle aurait détruit ces principes de durabilité. Suivant cette logique, l’agriculture durable devrait, en partie du moins, s’inspirer des agricultures traditionnelles. Cette définition insiste également sur le caractère multidimensionnel de l’agriculture durable qui prend en compte le respect des écosystèmes certes, mais aussi les logiques socio-économiques, la santé publique, les paysages, le cadre de vie, etc. Cette multidimensionnalité est en effet une des caractéristiques majeures la durabilité agricole (Pierre, 2016 : 83).

2. La définition multidimensionnelle et systémique de l’agriculture durable : outil

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