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Réflexivité du chercheur : Qui suis-je quand je parle de l’agriculture durable au Pérou ?

Chapitre I : Etudier la multidimensionnalité de la durabilité agricole grâce à la géographie environnementale grâce à la géographie environnementale

DE LA POLITICAL ECOLOGY A LA POLITICAL AGROECOLOGY

B. Interroger (et s’interroger), analyser les discours, observer les pratiques et les jeux d’acteurs

3. Réflexivité du chercheur : Qui suis-je quand je parle de l’agriculture durable au Pérou ?

Il est aujourd’hui admis que la recherche scientifique, et d’autant plus la recherche en sciences sociales, ne constitue en aucun cas une démarche pleinement objective et se traduit plutôt par un effort d’objectivation de la réalité sociale qui ne peut, quoi qu’il en soit, jamais être neutre, et par la prise en compte et la reconnaissance d’une subjectivité critique et réflexive du chercheur (Arino, 2008). En sciences, l’exercice de réflexivité1 caractérise la démarche du chercheur qui s’interroge sur lui-même, sur sa relation avec son objet d’étude et sur les conditions socio-culturelles dans lesquelles s’inscrivent ses recherches (Bourdieu, 1992. Haraway, 1991). Cette réflexivité impose de situer son regard, on parle donc aussi de « regard situé » ou en l’occurrence de « géographie située » (Chartier et Rodary, 2016 : 35-38), ou plus largement d’« éthique de la recherche »2 (Morange et Schmoll, 2016 : 29-31).

Selon Keith Hart, « les conditions de recherche sont dépendantes des rôles que nous assumons dans nos rapports avec les sociétés étudiées […]. Je doute que l’on dise assez aux étudiants combien les positions qu’ils occupent dans la société d’accueil influenceront les résultats de leur recherche » (2002 : 7). Pourquoi travailler sur tel ou tel sujet et pas tel autre ? Quelles en sont les implications possibles ? Comment être sur le terrain ? Cette réflexivité du chercheur peut paraître d’autant plus fondamentale lorsque l’étude porte sur un pays étranger. Qui suis-je quand je parle de l’agriculture (écologique) péruvienne ? Quelles sont mes intentions ? Comment appréhender le Pérou, la paysannerie en général et la paysannerie andine en particulier ? Et comment les Péruviens, et plus précisément les paysans andins, me perçoivent-ils ? Qui suis-je pour eux ? Ma présence sur le terrain ne fausse-t-elle pas ce que j’observe ? etc. Dans cette sous-partie, dont le contenu est très personnel, j’utiliserai la première personne du singulier et non le « nous » de convention.

Que représente le sujet d’étude, en l’occurrence l’agriculture durable, pour le chercheur ?

A travers les résultats de son analyse, la façon de les présenter et leur contextualisation, le chercheur en sciences sociales livre très souvent, suivant son objet d’étude et de façon plus ou moins intentionnelle, sa propre vision du monde. Dit autrement, il prend parti mais avec une méthodologie, des outils, concepts et raisonnements scientifiques. On parle aussi parfois de l’ambiguïté du chercheur ou d’ambiguïtés anthropologiques ou encore d’anthropologie en action (Acevedo et Castro, 1999)

1 « La réflexivité est le mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance. Pour le sociologue, cette posture consiste à soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique scientifique (opérations, outils et postulats), mais également les conditions sociales de toute production intellectuelle. » (Rui, 2010 : 21).

2 « L’éthique procède d’une interrogation sur le cadre normatif qui fonde l’analyse. Elle se distingue de la morale en ce qu’elle est concrète et liée aux pratiques de la recherche sur le terrain ; elle engage le sens que prennent les actes de l’enquêteur, pour lui-même et pour les autres » (Morange et Schmoll, 2016 : 30)

90 lorsque celui-ci étudie un phénomène et en même temps le soutient, encourage ou au contraire le critique et le dénonce, même si, la plupart du temps, le chercheur apporte un regard complexe et nuancé. Ce positionnement subjectif inhérent à l’activité scientifique est souvent implicite, ou plutôt nié par le chercheur. Ce n’est pas le cas dans notre approche intégrée dans la géographie environnementale et plus largement dans la political ecology. Benjamisen et Svarstad précisent que la political ecology n’est pas plus politique qu’une autre approche, « elle est simplement plus explicitement politique ou normative. En d’autres termes, elle ne tente aucunement de se dissimuler derrière une "objectivité" ou une "scientificité" illusoires (Robbins, 2004). » (2009 : 6). Dans un souci de transparence, nous affirmons que nous sommes a priori et personnellement favorables aux modèles d’agriculture durable et notamment ceux visant une durabilité forte comme l’agroécologie et nous considérons que cette honnêteté déontologique, loin de remettre en cause la rigueur scientifique, au contraire la renforce. Nous gardons bien à l’esprit, tout au long de cette étude – et nos conversations avec des Péruviens nous l’on rappelé à de nombreuses reprises -, que notre intérêt et nos préoccupations pour les problématiques environnementales ne sont pas nécessairement partagés avec la même acuité et le même degré de priorité par la population péruvienne, et notamment par les agriculteurs péruviens, qui restent, dans leur grande majorité, attirés par l’agriculture conventionnelle.

Si cela apparaît évident, il me semble important de rappeler que malgré mes nombreuses recherches documentaires et bibliographiques et mes quatre missions de terrain étalées sur une période de 4 ans (de 2012 à 2016), le Pérou, son histoire et sa culture, reste un pays qui m’est étranger. Aussi, il se peut que nous n’ayons pas suffisamment pris en compte ou que nous ayons sous-estimé certains éléments de contexte historiques et politiques mais aussi socio-culturels déterminant dans le choix des agriculteurs d’adopter ou de ne pas adopter une agriculture plus durable.

Qui suis-je à Cusco ? Le statut de gringa qui conditionne les relations et les conversations

Ce travail de recherche repose en effet sur une rencontre entre deux mondes, entre deux cultures : le monde de la doctorante (la France et plus largement l’Occident, le Nord) et le monde du terrain d’étude (les Andes péruviennes, et plus largement l’Amérique du Sud, le Sud). Il me fallait donc m’adapter à une autre culture, et notamment à une autre façon d’exprimer les choses. Par ailleurs, si ces deux mondes sont certes aujourd’hui largement connectés, leurs relations restent globalement inégales, les rapports colonisés/colons s’étant convertis en relations « dominés »/« dominants ». Sur mon terrain, cette asymétrie (Morange et Schmoll, 2016 : 30) se traduit notamment par les relations complexes entretenues entre Péruviens et gringos. Ce terme même de gringo(a), très utilisé par les Péruviens, illustre ce rapport ambigu. Il qualifie officiellement toute personne de couleur blanche, essentiellement les étrangers occidentaux. Officieusement, il caractérise une personne jugée riche, qu’elle soit étrangère ou péruvienne (cf. chapitre III, partie III.B.3.). Personne qui, de par son appartenance aux groupes des « puissants », des « dominants », est généralement respectée, voire chérie en public mais peut aussi être moquée ou dédaignée dans la sphère privée, pour différentes raisons. Durant mon travail de terrain, j’ai parfois eu l’impression d’être cette gringa qui dérange, qui pose trop de questions et se montre intrusive, mais avec qui on reste poli et serviable… parce qu’elle est blanche et prétendument « riche », à qui on répond ce qu’elle veut entendre ou ce qui convient le mieux par « politesse » ou pour donner une belle image, une bonne impression (par exemple, les bénéficiaires des programmes de développement n’allaient pas directement et facilement critiquer le

91 programme dont ils bénéficiaient…) ou au contraire une image misérabiliste pour espérer une aide quelconque. Celle à qui il faut donner un peu de son temps et à qui on ne peut rien refuser car, d’une manière générale, on ne dit pas non à une gringa et qui sait, il y aura peut-être une retombée à la fin…

comme elle est blanche et « riche ». Quelques fois, ces attentes furent directement verbalisées. Ce qui vient d’être décrit ne concerne pas l’ensemble, ni même la majorité des relations développées sur le terrain, souvent plus horizontales et plus franches. Nous l’évoquons ici car ces relations marquées par la différenciation sont néanmoins courantes et conditionnent en grande partie la forme et le contenu, l’analyse et l’interprétation de nos entretiens. Il fallait donc composer avec cette image que je renvoyais, bien malgré moi, aux populations locales, mais aussi, parallèlement, avec l’image, souvent dure, que les paysans portaient sur eux-mêmes. Le colonialisme, le néo-colonialisme, l’assistancialisme et le racisme latent dans la société péruvienne envers les populations autochtones et paysannes ont créé au sein d’une partie importante de la paysannerie andine comme un « complexe d’infériorité » vis-à-vis des étrangers. Dans leurs discours et représentations, tout ce qui se rattache à leur existence, à leur pays, à leur agriculture, est présenté comme pauvre, petit, peu digne d’intérêt, etc. A l’inverse, tout ce qui vient d’Occident est survalorisé, considéré comme immense, riche et admirable. Je tentais, autant que possible, de dépasser ce « déséquilibre sociologique » (Fenneteau, 2007 : 17) ou, pour être plus explicite, ces représentations et relations postcoloniales, en tentant de créer des relations plus horizontales, d’égal à égal, voire de renverser les rapports en rappelant mon statut d’étudiante et le leur de « professeurs », de détenteurs du savoir. En effet, malgré mes présentations, j’étais souvent considérée comme une employée d’une ONG, une ingénieur (très souvent on m’appelait l’« ingé ») ou encore comme une inspectrice d’une entreprise de certification biologique. Pour construire une relation de confiance, je suis retournée voir les mêmes producteurs durant mes quatre missions de terrain et ai appris quelques rudiments de quechua, sur place avec eux comme professeurs, mais aussi en France, à l’INALCO de Paris. Dans notre étude, ces relations enquêteur/enquêtés et les dynamiques d’intersubjecitivité entre ces deux catégories d’acteurs sont entièrement prises en compte et utilisées pour nourrir l’analyse (Morange et Schmoll, 2016 : 24).

Conclusion

Dans cette thèse, nous nous intéressons non pas à un modèle d’agriculture durable précis, mais aux modèles d’agriculture durable au sens large, et ce, à l’échelle d’un système agro-alimentaire territorial (SAAT), celui de la région de Cusco. Dans cette optique, notre approche de la durabilité agricole est résolument multidimensionnelle. Cette durabilité doit être appréhendée dans les secteurs agro-environnementaux mais aussi socio-culturels, économiques et politiques, à différentes échelles spatiales (individuelle et familiale, locale, régionale, nationale, internationale) et à différentes échelles temporelles (court, moyen et long terme). Dans notre approche systémique, ces différents secteurs et ces différentes échelles ne sont pas étudiés séparément, l’objectif étant au contraire de mettre en lumière les relations de causalité et d’interdépendance qui les lient entre eux. Notre définition de la durabilité agricole repose donc sur une série de sept grands principes ou objectifs généraux et transversaux : i) la résilience face à la crise systémique, ii) l’éco-efficience incluant la productivité et

92 la rentabilité, iii) l’équité intra et intergénérationnelle dans l’accès aux ressources et dans la distribution des richesses, iv) l’acceptabilité socio-culturelle des modèles agro-alimentaires proposés, v) la gouvernance ou la participation de tous les acteurs aux différents processus de décision, et enfin vi) l’autonomisation du producteur et du territoire et vii) la reterritorialisation du système agro-alimentaire, ces deux derniers principes étant intrinsèquement liés entre eux et à tous les autres. Cette définition servira de référence pour cette thèse et permettra d’évaluer le potentiel de durabilité de l’agriculture andine actuellement en place dans la région de Cusco (cf. chapitre II) et des modèles d’agriculture durable proposés depuis quelques années sur ce territoire (cf. chapitres III à VII). Les différents modèles d’agriculture durable : l’agriculture biologique, l’agroécologie, la permaculture, la biodynamie ou la méthode bio-intensive, l’agriculture écologiquement intensive (ou la révolution doublement verte), l’agriculture « raisonnée », l’agriculture de conservation, etc. répondent à ces différents principes et objectifs de manière différenciée, privilégiant telle ou telle dimension, telle ou telle échelle spatiale, etc. Certains, comme l’agroécologie, cherchent à prendre en compte l’ensemble de ces dimensions et de ces échelles, pour cette raison nous nous y intéresserons spécifiquement. Au vu de ces divergences parfois majeures, nous pouvons distinguer les agricultures visant une durabilité faible et celles, comme l’agroécologie, visant une durabilité forte. Plus précisément, ces différents modèles d’agriculture durable peuvent être classés selon qu’ils visent l’efficience, la substitution ou la reconception, comme l’agroécologie. Aussi, les voies de transition vers des systèmes agro-alimentaires durables sont également multiples, visant différents types de durabilité, faible ou forte, et multidimensionnelles, se distinguant par différents types d’innovations – agro-écologiques mais aussi commerciales, sociales et politico-culturelles – et surtout par la mise en relation ou non de ces différents types d’innovations. Pour caractériser cette diversité d’approche, on parle de transition agro-écologique (avec un tiret), alors que le terme de transition agroagro-écologique (sans tiret) est réservé à la mise en application de toutes ces innovations, à leur mise en relation entre elles et à différentes échelles spatiales. Au niveau agricole et écologique, les innovations attendues visent essentiellement la protection du vivant, l’adaptation aux changements climatiques, la hausse des rendements (productivité) et la baisse des coûts de production (rentabilité). Ces objectifs peuvent a priori être atteint à travers le principe d’intensification écologique qui repose sur la conservation des sols, la valorisation des ressources locales et des services écosystémiques et la diversification des composantes de l’agroécosystème (cf. chapitre IV). Au niveau socio-économique et commercial, les innovations attendues sont des prix justes, supérieurs aux prix du conventionnel (rentabilité), des circuits de commercialisation alternatifs comme les circuits courts permettant des relations plus justes et plus horizontales entre producteurs et consommateurs, et plus généralement un accès équitable à ces marchés aussi bien pour les producteurs que pour les consommateurs. Enfin et plus largement, au niveau social, culturel et politique, les innovations théoriquement apportées par les agricultures durables doivent œuvrer pour la construction de relations sociales plus équitables et de coopérations sociales entre les différents acteurs de la société (démarche participative, co-construction des savoirs, démarches bottom up, gouvernance), le respect et la valorisation des différentes cultures, notamment des cultures paysannes (savoirs et savoir-faire), l’accès équitable à la formation et à l’information concernant la production et la consommation écologiques, ce qui inclut plus généralement le soutien et les aides publics (cf. chapitres III à VII). L’ensemble de ces innovations visent l’objectif central d’amélioration du cadre et des conditions de vie de la population notamment à travers la recherche de

93 sécurité et de souveraineté alimentaire. L’adoption de ces innovations apparaît comme la phase première du processus de transition et concerne tous les acteurs de la société. Dans notre étude, nous choisissons de nous focaliser sur l’adoption des producteurs et productrices, acteurs centraux des systèmes agro-alimentaires. Avant de chercher à savoir dans les chapitres III à VII, qui sont les producteurs de la région de Cusco adoptant ces innovations, comment et pourquoi, nous avons, dans ce chapitre introductif, présenté les raisons qui, théoriquement et/ou dans d’autres régions du monde, poussent ou non les agriculteurs à se convertir à des modèles agricoles plus durables. Là encore, ces raisons, tant d’adoption que de non-adoption, apparaissent multiples et multidimensionnelles. Elles reposent à la fois sur des motivations, logiques et stratégies personnelles que sur des facteurs et conditions extérieurs, sociétaux. Elles renvoient tant à des considérations économiques, agronomiques, sanitaires et alimentaires, qu’à des considérations sociales, culturelles, politiques, éthiques voire religieuses et spirituelles.

Au vu du caractère multidimensionnel de la durabilité agricole, de la transition agro-écologique et des raisons d’adoption et de non-adoption des agricultures durables par les producteurs, notre approche scientifique, géographique et méthodologique se devait d’être transdisciplinaire. Aussi, notre étude s’intègre dans le champ de la géographie environnementale – elle-même partie prenante de la communauté de pratique de la political ecology - spécialisée dans l’étude transdisciplinaire, transcalaire et systémique des problématiques écologiques et de leurs dimensions socio-politiques.

Cette géographie environnementale qui s’inscrit dans la lignée de traditions géographiques et disciplinaires ayant travaillé sur l’interface nature-société, est une géographie transformée par les questions environnementales et prenant acte de la crise écologique et systémique contemporaine. Ses méthodes de collecte et d’analyse de données, encore en cours d’élaboration, émanent des sciences sociales et sont davantage qualitatives que quantitatives : entretiens semi-directifs (parfois non directifs, parfois directifs), observation (parfois participante), analyse du discours, etc. Elles visent à fournir des appareillages pour s’inscire dans une production scientifique « décolonisée » où le chercheur sait se situer, sait situer les savoirs et leur contexte scientifique de production.

Voyons, à présent, dans le chapitre II, en quoi l’agriculture actuellement en place dans la région de Cusco peut être considérée comme durable ou non, ce qui permettra d’identifier quelles sont les raisons qui, localement, dans cette région andine, pourraient inciter les producteurs à adopter un modèle d’agriculture écologique.

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Chapitre II. La région de Cusco, un territoire mondialisé propice aux

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