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Chapitre I : Etudier la multidimensionnalité de la durabilité agricole grâce à la géographie environnementale grâce à la géographie environnementale

CONNAISSANCE - PRODUCTION - COMMERCIALISATION – SOCIALIBILTE CONSOMMATION

B. Les agricultures durables dans le monde : diversités des fins et des moyens

1. Les différentes agricultures durables et leur approche de la durabilité : synthèse

Parmi les différents modèles d’agriculture durable nous distinguons : l’agriculture biologique originelle, l’agriculture biologique labellisée ou certifiée (ces deux adjectifs seront considérés comme synonymes tout au long de cette thèse), l’agroécologie et l’agro-écologie, l’agriculture biodynamique, la méthode bio-intensive, l’agriculture naturelle ou sauvage, la permaculture, l’agroforesterie, l’agriculture «raisonnée», la « révolution doublement verte », l’agriculture de conservation, l’agriculture de précision, l’écoagriculture, la climate smart agriculture ou encore les biotechnologies.

Evidemment, cette liste n’est pas exhaustive, elle correspond aux principaux modèles à l’échelle internationale et à ceux présents sur notre terrain d’étude, dans la région de Cusco. Ces principaux modèles d’agriculture durable sont présentés en détail dans l’annexe n°1 dans lequel une frise chronologique est également présentée permettant de visualiser leur période d’apparition et leur région d’origine. Le modèle de l’agroécologie qui nous intéresse particulièrement est présenté dans ce chapitre I, partie I.B.4. Précisons également que les modèles de la permaculture, la biodynamie, ou encore la méthode bio-intensive peuvent être considérés comme des dérivés, des sous-spécialités de l’agroécologie et de l’agriculture biologique originelle. Ci-dessous, un tableau synthétise les principales informations. Sont indiqués, pour chaque type d’agriculture durable, ses dates d’apparition, ses principaux penseurs ou théoriciens, sa définition de référence ainsi que les principaux acteurs et institutions s’en revendiquant à l’échelle internationale.

d’agriculture durable selon leur logique profonde : la logique productiviste (agriculture « raisonnée », agro-écologie, agriculture de précision), la logique marchande (agriculture biologique labellisée), la logique politique, sociale (agroécologie), astrologique-mystique (biodynamie), etc. Les deux systèmes de classification retenus – durabilité faible ou forte et le modèle ESR – présentent l’intérêt de proposer une hiérarchisation de la durabilité selon nous la plus pertinente pour évaluer l’intensité et l’ampleur d’un processus de transition.

47 Tableau 5 : Synthèse des différentes agricultures durables dans le monde

Réalisation : Margaux Girard

Type d’agriculture DATE (Pers.) DEFINITION DE REFERENCE ACTEURS

Agriculture

Amélioration de la santé des sols, des écosystèmes et des personnes, notamment via l’abandon d’intrants chimiques et la mobilisation de pratiques traditionnelles et nouvelles, dans le but de favoriser l’autonomie du producteur et plus

largement des relations socio-économiques plus justes. IFOAM

Agriculture biologique labellisée

1980’s PRATIQUES : pas d’intrants chimiques, pas d’OGM, labels et certifications.

(Modèle appelé agriculture biologique labellisée ou certifée). IFOAM, labels bio

Agroécologie

Depuis 1930’s Surtout 1980’s

Altieri (Chili – USA).

Gliessman (USA), etc.

Conception des systèmes agricoles basés sur l’optimisation écologique de la productivité agricole et la maximisation des services écosystémiques. Plus largement, l’agroécologie vise l’autonomie du producteur (dans la production, dans la consommation, et via la valorisation des savoirs agricoles traditionnels) et la souveraineté alimentaire.

FAO (De Schutter)

Le domaine agricole est considéré comme un organisme vivant. Prise en compte des flux de matières, d’énergies et des mouvements cosmiques.

PRATIQUES : agroécosystème diversifié et complexe, polyculture, poly-élevage, agroforesterie, préparations biodynamiques, etc.

Agroforesterie 1970’s Système de production associant foresterie, agriculture et/ou élevage et jouant sur les interactions entre ces deux ou

trois composants. World Agroforestry Centre

Agriculture naturelle

1970’s Fukuoka (Jap)

Limiter autant que possible les interventions humaines et de laisser faire la nature et si besoin, de faire avec elle et non contre elle. PRATIQUES : pas de labour, pas de sarclage, pas de fertilisants, pas de pesticides

Quelques démarches, expériences

Production d’agroécosystèmes pérennes s’approchant le plus possible d’écosystèmes naturels stables comme la forêt.

Design (pour l’exploitation agricole, l’habitat, l’énergie, les transports).

Mouvement en transition, Usage réduit « raisonné » des intrants chimiques

Lutte intégrée – biologique et chimique – contre les ravageurs des cultures

Firmes phytosanitaires et

Agriculture à haut-rendement et respectueuse de l’environnement CGIAR

CIRAD Agriculture de

précision

1990’s Prise en compte des variabilités des milieux, des conditions agro-pédologiques et climatiques entre parcelles différentes ainsi qu'à des échelles intra-parcellaires, grâce aux nouvelles technologies (SIG, GPS, télédétection...) Agriculture de

conservation

A partir de 1960’s Puis 2000’s

Conservation du sol : travail minimal du sol (Zéro labour), couverture permanente du sol, rotation et association de cultures, (SCV : semis direct sous couvert végétal)

+ usage de fertilisants, et d’herbicides permis

2010 Assurer la sécurité alimentaire face au changement climatique 3 objectifs : Productivité, Résilience, Diminution des GES

FAO, Banque Mondiale, CGIAR

Bio-technologies Depuis 1970’s Manipulations ou des changements dans le patrimoine génétique des organismes vivants. (OGM) FAO. Firmes phytosanitaires et agro-alimentaires.

48 2. Durabilité faible et durabilité forte en agriculture

De façon schématique, et de la même façon que pour le développement durable1, nous distinguons deux approches de la durabilité agricole, largement détaillées et conceptualisées dans la littérature scientifique : Les agricultures durables qui visent une durabilité faible (weak sustainability) et celles qui visent une durabilité forte (strong sustainability) (Neumayer, 2003). Certains géographes présentent cette dichotomie en d’autres termes comme Charvet, Croix et Diry (2004 : 222-224) qui distinguent « les pratiques [agricoles] qui ne sont qu'en rupture partielle par rapport à celles de l'agriculture "conventionnelle" » des « pratiques qui s'inscrivent dans des logiques de rupture nettement marquée par rapport à l'agriculture "conventionnelle" ». Christian Deverre identifie lui le paradigme « conventionnel » et le paradigme « alternatif » (2011).

La durabilité forte (strong sustainability) renvoie aux modèles agricoles qui visent à prendre en compte les différents secteurs, les différentes échelles spatiales et les différentes échelles temporelles.

Plus largement, ces modèles prennent en compte l’ensemble du système agro-alimentaire, dans une logique systémique et holiste. Dans cette approche, le capital naturel a une utilité en soi et ne peut être entièrement remplacé par le capital humain (Neumayer, 2003 : 1). Selon les partisans de la durabilité forte, il existe un seuil dit « capital naturel critique » non substituable, à préserver impérativement (Mancebo, 2009 : 9. Landais, 1998 : 7). Selon Mancebo, « afin de limiter la dégradation qualitative et quantitative du capital naturel, il faut restreindre les quantités de matière et d'énergie extraites de la biosphère. Cette limitation des activités humaines modifierait le rythme de croissance des économies, doublement contraintes par les injonctions d'une utilisation efficace des ressources disponibles et d'une consommation faible. » (2009 : 9). Ainsi, ce modèle de durabilité forte s’oppose à la logique néo-libérale dominante (Neumayer, 2003 : 1) et vise à proposer un modèle et une logique de développement alternatifs, hétérodoxes.

La durabilité faible (weak sustainability), correspond aux modèles agricoles qui ne s’appliquent ou ne privilégient qu’un des quatre secteurs (souvent le secteur agro-environnemental ou le secteur économique) et/ou qu’une des échelles spatiales (souvent l’échelle de la parcelle ou de l’exploitation agricole), et/ou qu’une des échelles temporelles (souvent le court terme). Un des principes phares de la durabilité faible est de considérer l’environnement (les écosystèmes, ou de façon plus générique le capital naturel) essentiellement, voire exclusivement, pour son utilité directe envers l’être humain (Neumayer, 2003 : 1), c’est-à-dire pour sa fonction productive, qui correspond, pour le domaine agricole, aux opérations culturales. Christian Deverre précise que « la recherche de nouveaux systèmes de production s’est rapidement cantonnée aux opérations culturales proprement dites, voire à certaines d’entre elles comme la fertilisation, la lutte contre l’érosion ou contre les parasites, et la clôture du système s’est faite à la porte des fermes, limitant l’innovation à une décision individuelle de

1 De façon schématique, nous pouvons considérer que le développement durable revête deux acceptions.

L’acception aujourd’hui la plus largement répandue voit le développement durable « comme une invitation à faire durer le développement » celui-ci n’étant par ailleurs jamais questionné et considéré comme positif et naturel (Chartier, 2004 : 181. 2010 : 108). La seconde acception, aujourd’hui minoritaire, invite au contraire à un questionnement, une critique du concept même de développement. Cette approche plus radicale, portée

initialement par des ONG environnementalistes comme Greenpeace ou Les Amis de la Terre, rejette l’ordre social dominant et le système capitaliste globalisé (Chartier, 2010 : 104).

49 l’agriculteur (Allen, 2004). Cette limite, que Frederick Buttel a qualifiée de « technologisme alternatif

» (1997) a largement laissé entière la question de l’intégration des exploitations agricoles dans le système agroalimentaire dans son ensemble, qu’il s’agisse de l’amont financier et politique, ou des législations concernant les ressources génétiques, mais aussi de l’aval des marchés, de la distribution et des formes de consommation alimentaire. » (2011 : 42 – 43). La logique sous-jacente défendue dans cette approche est que le capital humain peut se substituer au capital naturel (Neumayer, 2003 : 1).

Ainsi, les progrès technologiques seraient suffisants pour solutionner les défis environnementaux et notamment remplacer les services fournis par les ressources naturelles épuisées. Globalement, ces modèles d’agriculture durable se réclament du « réalisme mettant l’accent sur la nécessité d’être massivement et rapidement rejoints par une majorité d’agriculteurs » (Deverre, 2011 : 40) et s’inscrivent dans la logique de développement néo-classique (Neumayer, 2003 : 1), orthodoxe, actuellement dominante à l’échelle mondiale. La durabilité faible correspond à l’éconologie, ou économie écologique, qui désigne un ensemble d’activités à la fois rentables économiquement et soucieuses de l’environnement. Les propos de Sylvie Brunel, sont une parfaite illustration de cette logique « éconologique » et plus largement de ce mouvement « pour une durabilité faible » : « Accuser les paysans d’être des pollueurs et des empoisonneurs, c’est méconnaître les immenses progrès accomplis dans les campagnes. Employer la bonne dose, calculée au plus juste, au bon moment, produire plus avec moins, nos producteurs sont devenus, pour des raisons autant environnementales qu’économiques, des as de l’agriculture de précision, que n’importe quel jardinier du dimanche bafoue allègrement avec son si bon "fait maison". » (2015). Dans cette optique, certains modèles d’agriculture durable ne s’inscrivent pas dans une proposition de modèle de développement agricole et rural totalement alternatif mais correspondent plutôt à une nouvelle tendance, une nouvelle mode de production et de consommation alimentaire qui se développe à l’intérieur du système économique conventionnel, classique, orthodoxe.

Pour résumer, la durabilité forte renvoie à un débat de société centré sur les fins alors que la durabilité faible renvoie à un débat de techniciens centré sur les moyens. Toutefois les frontières entre ces deux approches ne sont pas imperméables. Certains modèles sont aujourd’hui polysémiques et peuvent, selon les définitions données, être classées dans les deux approches de durabilité. Selon Perez Vitoria,

« On entretient volontairement la confusion entre révolution doublement verte, agroécologie, éco-agriculture et éco-agriculture à haut rendement agro-environnemental » (2010, citée par Bonny, 2011 : 457).

Dans cette logique, certaines formes d’agriculture durable peuvent passer d’une approche à une autre, notamment de la première (durabilité forte) vers la seconde (durabilité faible). En ce sens, certains parlent de conventionnalisation de l’agriculture biologique ou plus largement de conventionnalisation des alternatives (Stassart et Jamar, 2008, 2009. Deverre, 2011 : 44, 47. Lamine et Bellon, 2009b : 98.

Buck, Getz et Guthman, 1997). Cette expression désigne l’intégration des produits biologiques (ou écologiques) dans le système agro-alimentaire conventionnel et notamment dans les filières longues caractérisées par une intégration verticale, alors que l’agriculture biologique s’inscrit originellement dans des circuits de distribution alternatifs et courts (Dufumier, Doré et Rivière-Wekstein, 2013 : 22-23. Caplat, 2012 : 26). Plus largement, ce processus de conventionnalisation se caractérise, au niveau économique, par la dépendance croissante des producteurs bio aux firmes phytosanitaires et aux supermarchés et par la concentration du capital au sein de quelques grands producteurs et

50 intermédiaires mieux équipés pour négocier avec les détaillants. Au niveau agronomique, elle se caractérise par l’érosion des normes de certification biologique et la généralisation de la logique de substitution des intrants : les intrants autorisés remplacent les intrants interdits (Lamine et Bellon, 2009b : 105). Cette conventionnalisation peut être associée à ce que certains nomment l’institutionnalisation des agricultures durables, notamment de l’agroécologie, et qui caractérise, d’une part « l’importante reconnaissance » ces dernières années de ces agricultures par les institutions, mais aussi, d’autre part, leur passage « du statut de modèle contestataire de la révolution verte à celui de proposition de modèle d’agriculture à diffuser à large échelle » (Arnauld de Sartre, 2015).

Comprenons par là qu’à travers ce phénomène d’institutionnalisation, les modèles agricoles visant initialement une durabilité forte peuvent être convertis en modèles visant une durabilité faible. Aussi, dans notre étude, les termes conventionnalisation et institutionnalisation apparaissent peu ou prou comme synonymes, toutefois nous réserverons l’usage du premier pour nous référer aux processus liés aux pratiques agricoles, aux pratiques commerciales et au secteur privé et le second pour nous référer aux processus liés aux institutions publiques. En résumé, cette conventionnalisation des alternatives agricoles est multiforme. Elle se met en place :

- Dans le secteur agricole et agronomique, lorsque le système de production conventionnel n’est que peu transformé : soit l’utilisation des intrants chimiques est « simplement » diminuée (logique d’efficience), soit ces derniers sont « simplement » remplacés par des intrants biologiques (logique de substitution).

- Dans le secteur économique et commercial, et ce, tant dans la filière amont via l’intégration des intrants biologiques dans les firmes de produits phytosanitaires conventionnels, que dans la filière aval via l’intégration des productions biologiques dans les circuits de commercialisation conventionnels.

- Dans le secteur institutionnel et politique, lorsque que les modèles initialement alternatifs et contestataires (durabilité forte) sont mobilisés et en partie « affaiblis » voire « dévoyés » par des institutions majeures, qui veulent en faire une norme, un modèle généralisable au plus grand nombre et visant une durabilité plus ou moins forte (cf. Institutionnalisation).

C’est notamment le cas de l’agriculture biologique (agriculture biologique originelle Vs agriculture biologique commerciale et labellisée. cf. annexe n°1) et de l’agroécologie (agroécologie Vs agro-écologie. cf. partie I.B.4 de ce chapitre I). Les partisans de la « Modernisation écologique (Mol et Sonnenfeld, 2000) considèrent que [cette] intégration marchande des alternatives leur offre des leviers de transformation globale plus importants que s’ils maintiennent leur intégrité militante. À l’opposé, les théoriciens de l’Engrenage de la production (Gould et al., 2004) considèrent que cette intégration ne freine pas la dynamique environnementale négative globale du système » (Deverre, 2011 : 47).

Le schéma ci-dessous présente une classification de ces différentes agricultures durables en distinguant les modèles correspondant à une durabilité forte et ceux correspondant à une durabilité faible. Encore une fois, l’agriculture biologique et l’agroécologie se distinguent toutes les deux par

51 leur définition polysémique : ces deux modèles, selon les définitions données par les acteurs, peuvent être classés dans la durabilité faible ou forte.

Figure 4 : Classification des agricultures durables selon leur durabilité forte ou faible

Réalisation : Margaux Girard

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