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Avant d‟aborder notre problématique clinique liée à l‟apparition de la maladie à pronostic létal et ce qu‟elle révèle dans les registres du corps et de la mort pour un sujet parlant, il nous semble nécessaire de poser les bases des rapports structuraux en question. Comment définir le corps et de quel corps parle-t-on dans la psychopathologie clinique ? Comment situer les coordonnées du sujet dans ses rapports avec son corps ?

Réfléchir sur le corps c‟est s‟attaquer à ce qui définit l‟individu.

Le corps est situé dans les différentes oppositions que la réflexion philosophique met en œuvre telles que l‟âme / le corps, le sensible / l‟intelligible, l‟être / la pensée, l‟un / le multiple, le même / l‟autre. On sait que la pensée platonicienne pose un primat de l‟Idée pour fonder la participation des individus à celle-ci. L‟être a pour principe initial l‟Idée suprasensible. Dans le dialogue intitulé Phédon, Platon définit la situation de l‟âme emprisonnée dans le corps terrestre qui attend la délivrance de la mort pour rejoindre le ciel lumineux des Idées.

Ainsi, le corps désigne la partie mortelle de l‟individu vouée à la disparition. Le corps est un tombeau pour l‟âme qui aspire à respirer et contempler les idées hors de cette enveloppe. Le corps est une caverne obscure qu‟il faut se préparer à quitter. Il joue sur l‟assonance des termes grecs soma (le corps), demas (le corps en vie) et sema (le tombeau).

Cette théorie du corps a des conséquences directes sur la définition du philosophe dont l‟activité vise essentiellement à se préparer en vue de la mort qui l‟attend et qu‟il « souhaite ». Citons ce fragment exemplaire :

« Socrate : Toutes les fois qu‟on s‟adonne à la philosophie, au droit sens du terme, les autres ont bien des chances de ne pas voir qu‟on s‟applique uniquement à mourir, à être mort. S‟il en est ainsi, ne serait-il pas bien étrange de s‟attacher d‟abord à cela de façon exclusive, pendant toute sa vie, et puis, quand la chose est là, de s‟irriter contre ce qui, depuis longtemps, était l‟objet même de l‟attachement, de cette application ?

Simmias : La plupart des gens, je crois, trouveraient, s‟ils t‟entendaient, que tu as très bien parlé en ce qui concerne la philosophie, et ceux de chez nous en seraient tout à fait d‟accord. C‟est vrai, diraient-ils, ceux qui s‟occupent de philosophie sont mûrs pour la mort et nous voyons bien qu‟ils ont le sort qu‟ils méritent.

Socrate : Et ils auraient raison de le dire, Simmias, sauf sur ce point : qu‟ils le voient bien. Car ils ne voient pas de quelle façon désirent mourir, de quelle façon méritent la mort (et quelle sorte de mort) ceux qui sont vraiment philosophes. »1

Dans ce dualisme platonicien, la pratique philosophique prépare la séparation de l‟âme et du corps considéré comme un tombeau passager dénué d‟importance.

Aristote, élève et contradicteur de Platon, va montrer qu‟il n‟est pas possible de séparer l‟âme et le corps et qu‟il faut tenter de saisir autrement leur union problématique. Penser l‟un sans l‟autre n‟a aucun sens, dès le début de son traité sur l‟âme surgit la question du corps :

« Il apparaît que, dans la plupart des cas, il n‟est aucune affection que l‟âme puisse, sans le corps, subir ou exercer : telle la colère, l‟audace, l‟appétit, et en général, la sensation. S‟il est pourtant une opération qui semble par excellence propre à l‟âme, c‟est l‟acte de penser ; mais si cet acte est, lui aussi, une espèce d‟imagination ou qu‟il ne puisse exister indépendamment de l‟imagination, il ne pourra pas davantage exister sans un corps. »2

Aristote se place dans un axe ontologique pour identifier l‟être et le corps. L‟unité individuelle est définie par les frontières du corps qui lui confère son être. Tout au long de son texte, se déroulent des oscillations et des allers-retours entre ce qu‟est l‟âme et ce qu‟est le corps. Pour Aristote, si nous savons ce que sont les organes (principalement les sens, la vue, l‟odorat, l‟ouïe et le toucher) et leurs fonctions nous ne pouvons pas statuer sur la fonction du corps entier.

Dans sa deuxième partie, il réalise une avancée sur les états de l‟âme (colère, crainte ou pitié) qui ne peuvent pas être considérés uniquement comme des altérations dans le corps et les mouvements qui les accompagnent.

« dire que l‟âme est en colère, c‟est comme si l‟on prétendait que c‟est l‟âme qui tisse ou qui construit. Il est sans doute préférable, en effet, de ne pas dire que l‟âme éprouve de la pitié, apprend ou pense, et de dire que c‟est l‟homme, par son âme. »3

Ainsi l‟homme éprouve et pense par son âme, avec son âme. Elle est un instrument auquel le corps est soumis, le corps est comme le sujet de l‟âme.

1 PLATON, Phédon, 64a-b, Gallimard, 1983, p.24. 2

ARISTOTE, De l’âme, I 1, 403 a 6-10, Vrin, 1988, p. 8-9.

Aristote construit l‟emboîtement d‟une série de facultés de l‟âme chez les êtres vivants. Il propose une faculté nutritive chez l‟herbe qui se nourrit, une faculté sensitive chez la plante qui s‟oriente vers le soleil, une faculté locomotrice chez l‟animal qui se déplace et une faculté dianoétique (discursive) chez l‟homme, la faculté de penser.

Il définit ainsi l‟âme :

« l‟âme est l‟entéléchie première d‟un corps naturel organisé »1.

Le terme grec entéléchia signifie « qui séjourne dans sa fin » et s‟oppose à l’energeia, « qui est en plein travail ». L‟entéléchie désigne la fin du mouvement, la finalité du processus. La fin est un achèvement rendu possible par le mouvement, elle est l‟accomplissement de ce qui s‟effectue.

Le corps est un corps unifié dont le principe est l‟âme, principe de la sensibilité et de la pensée. L‟âme est la forme et l‟actualisation du corps comme matière première.2

Les Grecs tracent les premiers sillons dans l‟espace d‟une pensée sur le corps, ils posent et délimitent certaines questions. Nous pouvons distinguer deux perspectives : lutter contre le corps, s‟en déprendre et s‟arracher du corps que l‟âme a reçu comme punition, prison ; ou vivre avec et par plaisir, célébrer l‟union de la forme et de la matière, de l‟âme et du corps. La thèse aristotélicienne met l‟accent sur l‟unité du corps individuel et l‟assemblage des organes totalisé par l‟âme. Le corps est saisi dans l‟unité de sa forme, la matière corporelle est unifiée dans l‟âme. Cette définition fut reprise par le concile de Vienne : « l‟âme est la forme du corps ». Le corps n‟est pas une totalité composée de parties, il est autre chose.

Aujourd‟hui, ces deux voies sont toujours pertinentes pour situer toute réflexion sur le corps humain. Soit l‟accent est porté sur le morcellement des parties, la composition organique voire le supplément des prothèses pour appareiller le corps réduit à une totalité assemblée. Soit l‟accent se porte sur ce qui donne son principe et son unité au corps en tant qu‟il excède sa propre totalité objective. Un corps humain est toujours plus que ce qu‟il donne à voir et il demeure un lieu toujours étrange et étranger pour celui qui l‟habite comme pour ceux qui doivent le soigner.

1 ARISTOTE, id., II 1, 412 b 5, p. 68-69.

2 On peut ici mentionner le « stade du miroir » de Lacan dont la logique d‟une image qui donne forme et unifie le

corps morcelé est, notamment, d‟inspiration aristotélicienne. (voir notre partie intitulée Corps nécessaire qui développe les autres influences de ce texte, p.197-230).

Par rapport à cette tradition, Descartes opère une rupture radicale qui sépare le corps de la pensée pour le saisir comme un objet, une res extensa. Nous entrons maintenant dans les coordonnées de cette rupture datée du début du XVIIème siècle en Occident.

1- LA RUPTURE DE DESCARTES

1-1

LE DUALISME CARTESIEN :