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« Le carrousel tournait à nouveau dans sa tête : l’esprit plus délié que jamais dans un corps ennemi – du mercure dans une gaine de plomb. Elle éprouvait, pour la première fois, la sensation d’habiter son corps. Allait-il, de nouveau, devenir ce scaphandre où, tout à l’heure, elle étouffait, ruisselante de sueur ? » Gilbert Cesbron

Ne faut-il pas donner toute son importance au rapport d‟étrangeté qui lie le sujet à son corps et en préciser les éléments ?

On avancera ainsi que le processus freudien du refoulement de représentation et des signifiants a des répercussions sur le rapport avec le corps. On montrera que ce qui permet de situer ce registre d‟une mise à l‟écart distincte du refoulement classique est indiqué par Freud dans son texte sur L’inquiétante étrangeté. Il est en effet possible de lire cette dimension de l‟expérience constitutive du rapport du sujet avec son corps. Nous tenterons d‟en donner les coordonnées structurales et certains enjeux cliniques.

Lorsque le silence des organes est rompu et l‟écran déchiré alors une étrangeté apparaît dans le rapport d‟occupation et de possession du corps.

Dans son article publié en 1919, Freud se livre à une analyse étymologique et philologique du couple de termes Heim-Unheim. Le premier appartient à la famille du familier, du confortable, du chez-soi alors que le second désigne ce qui est étranger, extérieur. Ce parcours dans les différentes langues et cultures montre que le familier peut coïncider avec ce qui est caché ou dissimulé. Freud extrait une remarque de Schelling qui énonce « quelque chose de tout à fait nouveau et à quoi notre attente n‟était certainement pas préparée. Serait Unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l‟ombre, et qui en est sorti ».1

Dans la situation étrangement inquiétante, le sujet rencontre quelque chose à lui-même ignoré dans la réalité effective. Ce qui lui est intime et familier se manifeste dans une situation réelle.

3-3-1 Les quatre strates de l’Unheimlich

Pour tenter de donner son unité à ce motif, Freud en traverse les différentes strates. J‟en retiendrai quatre. Tout d‟abord, l‟étrangeté surgit quand le sujet ne sait pas si l‟être vivant qu‟il observe possède une âme ou, à l‟inverse, si un objet inanimé n‟aurait pas un âme. On peut évoquer l‟étrangeté produite par les automates, les poupées mécaniques, les statues. Lacan en donne une formulation plus précise :

« Pensez que vous avez affaire au désirable le plus reposant, à sa forme la plus apaisante, la statue divine qui n‟est que divine Ŕ quoi de plus unheimlich que de la voir s‟animer, c‟est-à- dire se montrer désirante ? »1

La deuxième strate de l‟étrangeté est celle du rapport au double. Un personnage rencontre dans la réalité quelqu‟un qui lui ressemble. Soit il porte le même nom, soit il se déplace aux mêmes endroits, soit il participe à ses pensées. Freud parle ici de dédoublement du moi et de permutation du moi. On peut donner comme exemple la nouvelle d‟Edgar Poe « William Wilson » qui met en scène la confrontation du narrateur avec un rival à différentes étapes de son existence.

Le narrateur et ce rival portent presque le même nom, ils se retrouvent dans la même école. Progressivement le narrateur est préoccupé et hanté par la figure de l‟autre :

« Je n‟essayai pas de me dissimuler l‟identité du singulier individu qui s‟immisçait si opiniatrement dans mes affaires et me fatiguait de ses conseils officieux. Mais qui était, mais qu‟était ce Wilson ? - Et d‟où venait-il ? Ŕ Et quel était son but ? »2

La tension et la rivalité se font de plus en plus fortes jusqu‟à la dernière page de l‟affrontement ultime avec ce double que le narrateur va tuer. Mais le récit ne s‟achève pas avec ce meurtre.

« Une vaste glace se dressait là où je n‟en avais pas vu trace auparavant ; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s‟avança à ma rencontre d‟un pas faible et vacillant.

C‟était ainsi que la chose m‟apparut, dis-je, mais telle elle n‟était pas. C‟était mon adversaire, - c‟était Wilson qui se tenait devant moi dans son agonie. Son masque et son manteau gisaient sur le parquet, là où il les avait jetés.

1

LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse (1962-1963), Seuil, 2005, p.314.

Pas un fil dans son vêtement, - pas une ligne dans toute sa figure si caractérisée et si singulière, - qui ne fut mien, - qui ne fût mienne ; - c‟était l‟absolu dans l‟identité ! »1

Ce que Edgar Poe met en scène dans son texte est la proximité de l‟étranger et de l‟identité. La figure du double est inquiétante car elle menace l‟identité mais aussi parce qu‟il existe un étranger ou une étrangeté dans tout rapport à soi pour une identité. Nous développerons dans la partie suivante sur le corps nécessaire la tension inhérente à l‟identité qui se construit contre et à partir de l‟altérité.

Cette étrangeté du double désigne pour Freud la rencontre dans la réalité effective d‟une part de soi méconnue. Le sujet croise dans un « autre » quelque chose de lui-même.

La troisième strate qui caractérise le surgissement de l‟étrangeté est la répétition et le retour du même. Par exemple, Freud se promenant dans une ville étrangère et revenant sans le vouloir dans la même rue ou la même impasse. La répétition peut aussi être dans une généalogie et désignée des actes, des destins, des échecs qui se répètent.

La quatrième strate, celle qui nous intéresse le plus ici, met en relation l‟inquiétante étrangeté avec le complexe de castration et le registre de l‟infantile. Freud montre que l‟étrangeté suppose la mise en jeu de la castration et la possibilité de perdre un organe du corps. Dans le conte de Hoffmann qu‟il analyse il s‟agit de l‟angoisse oculaire : l‟angoisse de perdre ses yeux. Est inquiétant ce qui active l‟angoisse de castration, la perte d‟un organe ou d‟une partie du corps.

3-3-2 L’étrangeté du reflet

Ce point nous livre déjà une indication clinique sur l‟étrangeté que peut provoquer l‟amputation réelle d‟une partie malade du corps et ses retentissements psychiques. Si certaines patientes parlent de mutilation pour spécifier l‟ablation mammaire, il s‟agit de l‟entendre au pied de la lettre et l‟importance de ses résonances avec l‟angoisse de castration et l‟infantile qui sont activés dans cette intervention « médicale ».

Dans ce texte, Freud articule l‟étrangeté au refoulé et à l‟angoisse de castration :

« ce Unheimlich n‟est en réalité rien de nouveau ou d‟étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. »1

Mais il pressent en même temps que cela n‟est pas suffisant et que si l‟infantile est concerné, le surgissement de l‟inquiétant ne peut s‟y réduire. Nous sommes ainsi conduit à avancer que dans le rapport du sujet avec son corps, quelque chose excède et dépasse le refoulement et la castration. C‟est ce que nous proposons d‟appeler le corps réel.

Du point de vue du sujet, l‟image et l‟effet du reflet change avec l‟atteinte organique. A travers ce corps blessé et cette soustraction dans la chair, une autre dimension surgit : quelque chose regarde le sujet. Le regard se joue dans l‟ordre du visible mais ne se voit pas.

Le corps et l‟apparence au lieu de refléter le moi, de promouvoir l‟accord font éclater le discord d‟avec l‟image et, bien plus, ça se met à regarder le sujet. Ce n‟est pas le monde (les proches ou les soignants) qui regarde ou détourne le regard mais c‟est face au miroir que quelque chose du corps commence à l‟interroger voire à l‟effrayer.

Quelle est cette intrusion ? Au lieu même de l‟identité et de l‟incarnation du moi survient autre chose : dans le même, le spéculaire, autre chose qui dépasse l‟image. Alors qu‟il est d‟ordinaire silencieux et plus ou moins maîtrisé, le corps sort de son silence.

La dimension du regard qui se met en place dans le rapport du sujet au reflet n‟est pas uniquement ce renvoi de l‟apparence réfléchie mais le sujet soupçonne autre chose dans l‟image ; puis, le corps meurtri va se changer en objet pour le regard, en chose pour les autres. Qu‟est-ce qui jaillit alors au lieu du miroir ?

Nous avons dit que ce sont les organes du corps qui se trouvent devant l‟image et la devancent. Ce n‟est plus l‟image du sujet mais c‟est d‟abord la réalité d‟un corps qui est là. Si ce corps lui appartient, il ne forme plus une unification ou une unité.

Le trou dans le corps, ou plus largement l‟altération physique, corrélé à l‟idée de la mort portée par la maladie, attire le regard et écarte le sujet de lui-même. Ce qui est inquiétant c‟est d‟être face à ce corps dégradé sans pouvoir faire quoique ce soit. Ce sentiment d‟impuissance du sujet est très prégnant dans le champ clinique qui nous occupe ici.

Nous évoquons ici le climat d‟étrangeté qui frappe le rapport du corps à son reflet et ce que peut vivre le sujet dans ces moments. Des inquiétudes face à ce corps malade qui ne répond plus et n‟obéit pas. Le corps devient comme autre pour le sujet malade. Un corps ouvert, soigné, quantifié et en métamorphose face auquel le sujet se trouve sans recours, prend le premier rôle et la première place.

L‟Unheimlich est une porte ouverte et une brèche dans le champ visuel, scopique qui peut conduire à l‟angoisse. Tout ce que nous avons évoqué sur ce motif, ces moments de trouble et de perte des repères : quand le corps, que le sujet croit utilisé, tombe malade et se modifie se fait jour un sentiment de doute et d‟étrangeté. Freud relate un épisode du même type dans le wagon du train où il entend du bruit, se lève et aperçoit un étranger qui le regarde avant de se rendre compte qu‟il s‟agit de lui-même.

L‟Unheimlich est un instant de voir, un instant fugace où quelque chose d‟extérieur est aperçu sur la scène du monde familier. Le malade atteint dans son corps passe par un moment d‟étrangeté et de distance avec son corps, sauf que cela ne cesse pas, il n‟y a pas de sortie par la reconnaissance ou l‟appréhension du « à nouveau familier ».

3-3-3 L’angoisse, signe du réel

Le plus souvent, le sujet compose avec cette part d‟étrangeté à la fois en lui et au lieu du reflet. Qu‟est-ce qui peut faire basculer l‟inquiétant vers l‟angoisse ? Comment s‟opère le glissement de l‟étrange vers le signal de l‟angoisse ?

Nous avons vu plus haut que l‟étrangeté surgit à travers l‟image spéculaire où quelque chose advient au lieu du corps. Celui-ci devient l‟hôte de manifestations intermittentes dans lesquelles le réel du corps enveloppé par l‟image semble pouvoir revenir. Il y a alors deux possibilités, soit la trace de l‟Unheimlich est recouverte, maquillée ou effacée, soit un mouvement s‟enclenche qui conduit à l‟angoisse. Dans l‟épreuve de la maladie létale, ce qui vient angoisser le sujet c‟est d‟être collé à cette masse physique qui ne lui obéit plus.

Qu‟est-ce qui est angoissant dans le fait d‟être malade ou d‟avoir un corps malade ? Il y a un arrêt du désir et de son mouvement puisque la libido revient sur le corps propre. L‟angoisse est ici placée du côté d‟être un corps malade, la pathologie est un facteur de discontinuité qui met en avant la réalité de la chair.

La maladie létale peut réduire le sujet au point zéro de la parole, elle le prive de toute articulation de signifiants. Il ne resterait plus que le corps, mais être uniquement ce corps est- ce possible ? La présence du corps oblitère tout espace pour le sujet qui devient un objet pour l‟Autre et notamment pour son regard.

La maladie létale suscite de l‟angoisse car le corps du sujet devient pour ainsi dire l‟objet de la maladie qui est vécue comme un vouloir non contrôlé, comme quelque chose qui se développe sans pouvoir être liquidée. D‟être l‟objet de la maladie génère de l‟angoisse, le corps n‟est rien d‟autre qu‟un objet médicalisé et l‟hôte de la maladie.

Ce corps dénué de tout plaisir ou distraction, constamment happé par l‟essentiel et ne pouvant plus coller à l‟identité, comment s‟en servir et qu‟en faire ? Que vient signaler l‟angoisse ?

Elle signe l‟appréhension de l‟inconnu qui entoure le sujet à travers les traitements, les effets secondaires et qui l‟accompagne tout le temps puisque son existence dépend des résultats du corps et de ses réactions. Les patients atteints de maladie létale s‟en remettent constamment aux mains de l‟Autre et sont placés face à son désir.

Offrir ce corps à des traitements qui vont l‟amoindrir et le détruire dans son idiosyncrasie pour tenter de le guérir, voilà ce qui suscite de l‟angoisse puisque le patient semble marcher dans l‟obscurité avec pour seul partenaire son corps et sa maladie.

Celle-ci Ŕ avant même sa prise dans le dispositif médical Ŕ divise le sujet dans sa pseudo-unité et met à jour la tension que cache l‟avoir du corps. Plus la maladie (et la mort) avance et plus le mouvement de réduction vers être-un-corps prend de l‟importance. La question de l‟être du sujet ne s‟accroche plus qu‟à ce qu‟il a sous la main et qui tient dans ce corps. L‟angoisse introduite par l‟étrangeté et la maladie létale témoigne du rapport intrinsèque entre le corps et la mort tels que nous les dédoublons entre la fonction et le réel dans ces deux premières parties.

L‟affect de l‟angoisse est un lien entre les deux volets de cette recherche, après l‟angoisse de mort (située entre le moi et le surmoi), nous traitons de l‟angoisse du corps malade (située entre le moi et le réel du corps)

Le sujet reste avec cette étrangeté en lui et vue à l‟endroit de son reflet. Il doit composer et continuer Ŕ ou pas d‟ailleurs Ŕ à vivre mais l‟inquiétant peut devenir oppressant et angoissant. L‟Unheimlich est un moment et une porte qui peut s‟ouvrir sur un signal du réel.

Nous partirons de la phrase de Lacan qui définit l‟angoisse comme « le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps1 »

Pourquoi est-ce anxiogène d‟être un corps ?

Le corps ne parle pas et ne peut pas répondre face à l‟Autre, être uniquement un corps réduit le sujet au silence en le laissant sans voix. Etre un corps et une présence de chair, place le sujet dans les mains de l‟Autre et sa volonté, cela coupe l‟axe symbolique et l‟échange de la parole. Etre un corps c‟est être au gré de la volonté de l‟Autre et être un objet pour l‟Autre sans rien pouvoir dire ni articuler.

La maladie dispose du corps comme son espace et son étendue, c‟est le lieu où elle se manifeste et s‟étend. Mais ce corps était d‟abord au sujet qui croyait l‟avoir et le tenir. Il y a ainsi une dépossession dans l‟étrangeté, une dés-appropriation. On retrouve ici ce que nous avons évoqué plus haut (en termes de conflit surmoi-moi à propos de l‟angoisse de mort). Le corps est une énigme pour chacun, un mélange de données génétiques, de combinaisons aléatoires, et accompagne le sujet qui le recouvre d‟un manteau imaginaire. Ce corps est aussi ce qu‟il va présenter dans la rencontre avec l‟énigme du désir de l‟Autre. L‟enfant s‟identifie à l‟objet de ce désir sous ce que l‟on appelle phallus, son corps est phallicisé et érigé pour combler le manque de l‟Autre. Etre seulement un corps, ou l‟identification de l‟être et du corps (ce qui se déroule dans le monde animal) angoisse tout sujet et est une situation récurrente dans la rencontre de la maladie létale.

La question sur l‟être « que suis-je là1

? » est la question du sujet à laquelle aucun signifiant de l‟Autre ne peut répondre, sur le plan de la sexualité et de la mort. L‟impact de la maladie et ses effets corporels viennent ainsi comme une réponse à ce que suis-je ?

Le corps c‟est aussi ce qui palpite, ce qui outrepasse le symbolique et transcende le signifiant. Dans l‟alliage humain du vivant et du signifiant, le corps échappe à une prise totalisée laissant l‟homme avec des morceaux du corps, des objets partiels et pulsionnels, des restes de jouissance. Le sujet, défini comme manque de signifiant et place vide, incarné dans un corps singulier doit trouver un support du côté de la vie dans l‟objet a.2

L‟homme est avec son corps et a un corps. Seulement ce corps, de proche et support identificatoire, peut se situer comme Autre pour le sujet : le corps extérieur et énigmatique. Nous posons l‟hypothèse que le signal du réel par l‟angoisse est à relier à la dimension réelle du corps. L‟insupportable signalisé par l‟angoisse est celui d‟être confronté au corps réel qui échappe au sujet et se dérobe à la volonté et au désir. En effet la maladie tire de ce côté-là en plaçant la réalité organique au premier plan et en déformant le corps.

Cette connexion entre l‟être et le corps est constamment interrogée par les effets subjectifs de la maladie grave.

1

LACAN J., D‟une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (1958), Ecrits, op.cit., p.549.

Le corps est le lieu de l‟altérité révélée par la maladie mais aussi l‟altérité du langage lui- même. Le corps abrite un réel organique irrésolu, impossible à réduire ou métaphoriser par le symbolique. C‟est un corps teinté d‟étrangeté, le corps mis à nu, la matière organique qui excède la forme et les contours que lui donne le « moi ».

Nous insisterons dans notre troisième partie sur la maladie et ce qu‟elle mobilise dans l‟altérité du sujet à lui-même, à ses signifiants, à son noyau sémantique. Ce croisement en court-circuit de la mort et du corps tenus séparés pour qu‟un sujet puisse vivre et désirer, éclaire cette altérité du sujet avec son noyau sémantique. En effet la mort supporte la vie si elle s‟articule à son impossibilité, le corps est porté par le sujet s‟il est abrité derrière l‟image et que le heim est tranquille. Cette double dialectique est la condition du sujet et de son désir.

Pour conclure, le corps tient au réel en tant que présymbolique, membra disjecta, corps morcelé ou corps inachevé. Le corps réel est aussi cette première érogénéisation du corps et les envois d‟excitations internes pour la pensée. Nous avons vu également en quoi le corps est aussi le lieu du familier infantile et de l‟étranger. Le refoulement classique ne suffit pas à