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2-1 APPROCHE DE LA FONCTION DU SIGNIFIANT

Nous entrons maintenant dans les rapports intimes du signifiant et de la mort à partir de deux perspectives. La première dessine la progression de la trace vers le signifiant et met l‟accent sur l‟absence. La seconde va du symbole au signifiant et met l‟accent sur la neutralisation de la réalité.

Dans le monde animal, les individus échangent des signes apparents qui déclenchent des comportements spécifiques comme la parade et le combat. Le support du signe est perceptif et immédiat, il produit une signification univoque pour les deux êtres en présence.

Le deux traits caractéristiques du signe sont l‟univocité et la nécessité de la présence réelle des deux êtres. La définition du signe par Charles Sanders Peirce (1839-1914) renvoie à une signification pour quelqu‟un c‟est-à-dire quelqu‟un de présent1

.

Il faut distinguer le signe de la trace qui se constitue dans la séparation du signe et de l‟objet. Elle désigne ce qui reste après le passage de l‟objet (un pas sur le sable, un coup de crayon sur un bloc-notes, un frayage psychique), elle est comme le signe d‟une présence passée. Constituée à partir de l‟absence d‟un objet, elle se dédouble comme le signe de l‟objet

et de son absence. Avec la trace il n‟est plus possible de séparer l‟absence de la présence

puisque la présence donne des traces et creuse la réalité en y apportant un au-delà d‟elle- même. La présence ne se réduit pas à l‟être-là physique et la trace conserve quelque chose de la présence manifestée dans l‟absence.

La trace ouvre ainsi le champ de l‟absence de l‟objet.

Que la trace soit le signe d‟une présence passée nous renseigne-t-il sur la nature de l‟objet ? Si la trace évoque l‟absence en écho au passé d‟une présence, elle devient plus puissante que le signe sur l‟objet puisqu‟elle en est le signe sans lui ou hors de lui.

La trace supprime la dichotomie présence-absence en évoquant la première à partir de la seconde, elle est absence positive ou présence doublée.

A partir de cette dialectique entre la trace et l‟opposition présence / absence, que permet d‟introduire la dimension du signifiant ?

Si la trace indexe l‟absence, le signifiant la conserve et l‟élève dans une Aufhebung. Il va redoubler la trace en l‟effaçant pour l‟inscrire dans le système symbolique. En première intention, le signifiant peut être défini comme la trace de l‟effacement d‟une trace. Il réduit les liens empiriques de l‟absence avec l‟objet pour la faire circuler dans son réseau. Le signifiant pare à l‟effacement naturel en traçant un trait qui garde l‟endroit de la trace Ŕ il constitue une place, nous y reviendrons Ŕ et double l‟empreinte originelle. Il est véritablement l‟inscription (un lieu et une place) du passage et de l‟absence passée.

Ainsi, le saut qualitatif de la trace au signifiant est celui de l‟effacement. L‟arrachement à la réalité spécifie ce saut du signifiant qui n‟est la trace de rien sauf du processus d‟effacement- suppression. Ou encore, il est la trace d‟un vide qui nécessite la mise en jeu du néant.

Le signifiant est la trace qui dépasse l‟effacement d‟une trace. L‟effacement est la suppression du passage et des traces laissées par la présence : la trace est liée au corps et au concret de l‟objet. La suppression est une annulation définitive de la trace, le signifiant qui entre dans le monde introduit et produit Autre chose. Ce sont des trous, des brèches, des places symboliques à la place d‟un effacement.

Ce fond d‟absence propre à la trace et au signifiant nous introduit à la particularité des effets du registre signifiant. Il ne représente pas la chose ni ne nomme l‟objet, il s‟ancre dans l‟absence de la chose en étant la trace de l‟effacement d‟une trace séparée de tout lien avec un objet présent.

Nous passons maintenant à la progression du symbole vers le signifiant. Quelles sont sa nature et ses effets ?

Nous suivons ici l‟argumentation du Discours de Rome entre les pages 272-276 des Ecrits où Lacan, après Lévi-Strauss, pose que la loi de l‟homme est la loi du langage et en développe les conséquences sur la structure subjective et la réalité humaine. Dans la structure de l‟échange symbolique, les objets sont signifiants et le pacte entre les partis est le signifié. L‟objet symbolique est un objet qui n‟a plus aucune valeur vitale ou d‟usage, il est subverti dans sa fonction naturelle et ouvre une autre dimension.

Lacan parle ici d‟une dévitalisation ou d‟une neutralisation. Le symbole crée les choses en les arrachant à l‟hic et nunc1, il se superpose à la chose, la tord et l‟annule pour faire surgir le mot. Le symbole produit la chose nommée et l‟épingle en l‟arrachant au présent.

Cette relève a pour contre-partie une suppression de la chose, une annulation radicale du donné. Le symbole enlève-élève et en même temps supprime-annule la chose. Dit autrement, il emporte quelque chose de la chose pour l‟élever dans le concept à une certaine permanence hors du devenir. Nous retrouvons le processus hegelien de suppression-création qui conjugue la négation mortifère et la sortie séparatrice d‟avec l‟immédiateté. Ce mouvement guide tout le développement de Lacan sur les effets du symbole pour l‟être humain. Le signifiant mortifie la chose à jamais inaccessible ou « perdue ».

Dans le cours de référence de Kojève, nous lisons:

« D‟une manière générale, lorsqu‟on crée le concept d‟une entité réelle, on la détache de son

hic et nunc. Le concept d‟une chose est cette chose elle-même, en tant que détachée de son hic

et nunc donné. Ainsi, le concept « ce chien » ne diffère en rien du chien réel concret auquel il se « rapporte », sauf que ce chien est ici et maintenant, tandis que son concept est partout et nulle part, toujours et jamais. Or, détacher une entité de son hic et nunc, c‟est la séparer de son support matériel, déterminé d‟une manière univoque par le reste de l‟univers spatio- temporel donné, dont cette entité fait partie.

C‟est ainsi que ce chien réel est en tant que concept non pas seulement « ce chien », mais encore « un chien quelconque », le chien en général, « quadrupède », « animal », etc et même « Etre » tout court. »2

Nous posions la question qu‟est-ce que le signifiant ou le symbole dans la réalité de l‟être humain ? Il nous est maintenant possible de caractériser l‟effet du signifiant sur deux dimensions. Il opère d‟abord comme « meurtre de la chose » dans une suppression de la réalité physique. De plus, le signifiant représente la trace d‟un néant ou le symbole d‟une absence. Il retire mais il ajoute le néant et produit l‟absence.

1 LACAN J., Fonction et champ de la parole et du langage (1953), Ecrits, Seuil, 1966, cité deux fois dans la

même page 276.

Il faut préciser que Lacan va conférer une valeur d‟exception au phallus en ceci qu‟il désigne le pénis nié, l‟organe annulé mais surtout il est le dénominateur commun de l‟opération de mortification signifiante sur la réalité physique du corps du sujet.

Le signifiant introduit le meurtre et la mort comme le souligne avec force Hegel mais il introduit aussi la vie pour le sujet parlant et vivant dans un corps. Le phallus est un signifiant imaginaire prélevé sur le corps et élevé au rang de signifiant.

Il qualifie la portée du processus signifiant dans son ensemble : le signifié est phallique, la signification est phallique, le sens est infiltré par le sexuel.

Ce passage permet d‟ajouter que le mot n‟a d‟autre consistance que la trace du processus de suppression et la marque de l‟effacement créateur, il est la « trace d‟un néant »1

. Le mot est complètement séparé de la réalité et engendre une permanence propre à la réalité langagière. Qu‟en est-il de la réalité des choses ? Que reste-t-il des choses une fois que les mots sont là ?

L‟être qui parle n‟y a accès que par le filtre des mots et leur dimension par rapport à ce qui existe. Le mot éloigne la chose et produit de l‟absence en la présence même de la chose ; il est la trace qui redouble l‟objet présent ou la trace en présence de l‟objet.

Lacan affine les distinctions et propose une différence d‟être entre l‟objet dont l‟être est consistant et le mot dont l‟être est évanouissant. Évanescent parce qu‟il n‟a pas un lien de provenance avec la réalité. Le paradoxe est que le plus fragile, l‟évanouissant (il y a une sorte d‟aphanisis de la chose dans le mot) ouvre une permanence fondatrice de la réalité des choses et des mots. La disparition ou le néant ou la mort prennent un statut fondateur dans la constitution de la réalité. Ce qui fonde la réalité effective de l‟être humain c‟est le langage et son être évanouissant. Le langage supporte la disparition de la chose et la mort de l‟existant dans le signifiant. Cette suppression de la réalité par les mots fonde le monde de la négativité du sujet humain et la réalité de son monde.

Comment définir alors une vie « signifiante », une vie dans le signifiant ? Cela nous permettrait-il d‟approcher le lien entre la parole et la mort ?

Nous sommes maintenant devant deux dimensions du signifiant. D‟une part, le versant d‟évanouissement et de suppression des choses de la réalité. Le signifiant s‟introduisant dans le monde y introduit de facto la mort. Mais s‟il fonde la réalité, le signifiant introduit également la vie et nous devons alors interroger de quelle manière ? Qu‟est-ce qui représente et conserve la vie dans le langage ?

La vie humaine est une vie avec le signifiant et par le signifiant. La subjectivité constituée par la détermination signifiante se trouve donc être à la fois en rapport avec la disparition ou la mort et la présence de la vie. Nous verrons plus loin que c‟est le signifiant phallique qui permet l‟inscription de l‟être de vivant dans l‟organisation symbolique et soutient ses identifications dans le désir.

Nous approchons ainsi la seconde dimension du concept, celle de sa puissance productrice d‟existence. Le concept sort séparément ce qui n‟était qu‟en rapport avec d‟autres et le fait exister. Par le mot, quelque chose existe qui n‟existait pas avant. La dimension négative permet d‟ouvrir une dimension d‟existence discursive, une existence par les mots et dans les mots séparée de la réalité. Le mot échappe aux variations et à l‟écoulement de la réalité, il possède une permanence et une stabilité qui « transcende » le donné.

Cette transcendance du langage est soulignée ainsi par Brice Parain :

« Que le langage soit transcendant à l‟homme, c‟est ce que prouve sa fonction qui est de franchir l‟existence et de nous la faire franchir. Transcender c‟est franchir en effet.

Transcendere fossas. »2

1 LACAN J., id., p.276. 2

PARAIN B., Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, 1942, p.16. L‟auteur continue ainsi : « Chaque fois que nous sommes en détresse, c‟est le langage qui nous apporte la solution nécessaire ». Nous ne souscrivons pas à ces derniers mots puisque la solution, loin d‟être nécessaire, renvoie au travail particulier du sujet en détresse confronté à un réel insupportable. Néanmoins nous lisons dans ces lignes une aperception saisissante du rapport entre la position subjective de détresse et une atteinte dans la structure du rapport à l‟Autre tel que nous l‟explorons dans cette recherche sur la réponse du sujet à l‟effraction corporelle.

Le signifiant ne met pas en rapport avec les choses de la réalité extérieure, il n‟est pas un lien entre la chose et sa représentation mais il s‟appuie sur l‟absence de la chose. Le mot a pour support la suppression d‟une entité vivante, il prend corps de la « trace d‟un néant », il a un support inaltérable et séparé du devenir changeant.

Tout concept (signifiant) et toute signification (signifié) ont donc leur source dans une suppression inaugurale du donné. Ce premier détour dans les travaux de Hegel montre avec acuité la négativité inhérente au symbole qui conserve en niant la réalité de la chose et l‟élève dans le concept. Que reste-t-il de la chose dans le mot ? Que reste-t-il de la chose vivante dans l‟essence ? Il reste la chose sans l‟existence concrète et temporelle. Mais la chose sans sa présence, n‟est-ce pas l‟absence de la chose ? L‟essence désigne alors la chose moins son existence ou la chose devenue absente par le mot.

Le concept définit et désigne une chose réelle mais il la signifie in absentia. L‟essence définit la chose et ses attributs mais sans la réalité et la densité de sa présence effective.

Cette intrication du symbole et de la mort, de la suppression de la réalité l‟écart instauré est en plein jour avec la pratique ancestrale de la sépulture. Celui qui enterre ses morts, que fait-il ? Il cache et recouvre ce qui va disparaître mais il conserve et garde le disparu par un symbole. Il utiliser le symbole pour contrer la mort et conserver quelque chose du défunt. Cela n‟est possible que par la nature commune du symbole et de la mort, leur possibilité de se répondre. Nous voyons par là que ce qui donne son corps et sa densité au symbole ou au mot c‟est la mort qu‟il comporte en lui et derrière lui.

La vie de l‟esprit et de la subjectivité s‟enracine dans le jeu de la mort de la lettre. Elle tue mais ne nous est pensable qu‟à partir d‟elle-même : il y a une force de la mort, une œuvre de la mort inhérente à la subjectivité.

Ainsi, la structure signifiante se fonde dans la mise à l‟écart ou la disparition de la réalité des choses. Les mots ne peuvent s‟articuler et s‟enchaîner que s‟ils sont autonomes et extraits de toute relation directe avec le réel. Avec le langage, nous sommes nécessairement dans la dimension de l‟absence des choses qui sous-tend leur existence discursive. Tout ce qui existe par le signifiant s‟ancre dans cette disparition et cet écart avec la « réalité » des choses.

Les mots, séparés de la réalité, résultent d‟une opération symbolique d‟Aufhebung qui supprime et conserve en même temps. Les effets de la structure sont liés à ce que nous proposons de ramasser sous le terme de fonction de la mort. Pour la caractériser, nous soulignons son versant hegelien de négation et suppression des choses données. La réalité humaine marquée par le langage s‟ancre dans une falsification initiale.

Revenons un moment sur la neutralisation de la réalité opérée par l‟ordre symbolique.

Ce mouvement est double car il croise une neutralisation, une mortification avec une irréalisation ou une falsification de la réalité. Nous abordons maintenant ce double mouvement.