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3-1 LA NECESSITE DU REFOULEMENT ORGANIQUE

Notre lecture de l‟article sur le trouble psychogène de la vision a permis de mentionner les effets du mécanisme du refoulement sur la fonction somatique impliquée dans le désir et soumise aux investissements sexuels. C‟est un premier niveau de refoulement sur le fonctionnement organique. Chaque organe, ou chaque fonction vitale, est susceptible de participer à un montage désirant dans une combinaison pulsionnelle. Toute partie du corps est une zone érogène en puissance et peut être investie de libido. L‟érogénéité est une propriété générale de tous les organes.

« La propriété érogène, écrit Freud, peut s‟attacher de façon toute particulière à certains endroits du corps. Il y a des zones érogènes prédestinées, ainsi que le montre l‟exemple du suçotement. Mais ce même exemple nous apprend aussi que n‟importe quel autre endroit de la peau ou des muqueuses peut servir de zone érogène et doit par conséquent posséder une certaine aptitude à cela. »1

A la totalité unifiée du corps dans son fonctionnement cohérent des organes s‟oppose la possibilité libidinale d‟investir des morceaux de corps, de localiser une jouissance sur un fragment isolé. Ou encore, l‟autoconservation somatique est redoublée par la dimension du plaisir de la libido d‟organe.

Mais comment s‟effectue la régulation de l‟érogène et la mise en place de la maîtrise du moi sur le corps ?

Quel refoulement doit-il s‟opérer pour que l‟espace psychique se dessine ?

Freud a affronté ses différentes questions et les rapports de l‟inconscient et du corps, entre la dynamique pulsionnelle éclatée et la nécessité de faire tenir le corps ensemble. Nous

retrouvons la tension aristotélicienne entre l‟unité du corps et la multiplicité qu‟il doit essayer de contenir.

3-1-1 La fiction phylogénétique freudienne

L‟expression de « refoulement organique » apparaît dans le corpus freudien entre 1897 à 1929. Elle reste peu explicitée par Freud et condense plusieurs aspects, elle est surdéterminée. Je m‟en tiendrai ici aux deux occurrences qui encadrent son parcours sur plus de trente années de recherche. Soit la lettre à Fliess datée du 14 novembre 1897 et la note de bas de page dans Malaise dans la culture (1929).

La soixante-quinzième lettre adressée à Fliess avance plusieurs idées sur la notion en construction de refoulement qui détermine deux dimensions. Il s‟agit d‟un mécanisme

psychique mais dont Freud suppose « qu‟un élément organique » entre en jeu et qu‟il s‟agit « de l‟abandon d‟anciennes zones sexuelles. »1

Dans le développement de l‟enfant, certaines zones corporelles doivent être désinvesties au profit d‟autres :

« à l‟âge infantile, les décharges sexuelles ne sont pas encore localisées comme elles le seront plus tard, de sorte que les zones plus tard abandonnées (peut-être même toute la surface du corps) déterminent, dans une certaine mesure, la production de quelque chose qui peut être analogue à l‟ultérieure décharge de sexualité. »

En 1929, Freud élargit sa perspective et propose un « refoulement organique » déterminant dans le cours de l‟évolution anthropologique. Il s‟agit du refoulement nécessaire de la réalité corporelle pour que la vie culturelle et le développement de la civilisation soient possibles. On sait qu‟à différents endroits de son œuvre, Freud reprend l‟idée de la récapitulation avancée par Ernst Haeckel (1834-1919) selon laquelle l‟ontogénèse reproduit la phylogénèse. Les moments importants du développement de l‟enfant reproduisent à l‟échelle individuelle les phases évolutives de l‟espèce.

A l‟origine, la périodicité du processus sexuel détermine une intermittence des excitations psychiques sexuelles liées aux stimuli olfactifs. L‟avancée de l‟évolution met à l‟écart l‟olfaction et fait passer au premier plan les excitations visuelles qui peuvent « entretenir une action permanente ».2

1

FREUD S., Lettre à Fliess n°75 du 14-11-1897, Naissance de la psychanalyse, PUF, 2002, p.203-208.

Il s‟agit pour Freud d‟indiquer la nécessité d‟une mise à l‟écart des excitations corporelles et des sensations polymorphes pour qu‟une modification de la vie psychique se déploie. Un refoulement sur la réalité sensitive et organique est crucial dans le développement

phylogénétique.

Il définit les trois étapes successives de ce procès culturel avec la verticalisation du corps, le privilège de la vue et la permanence des stimuli visuels sur l‟odorat et l‟intermittence des stimuli olfactifs. Ensuite, cette prépondérance de l‟excitation visuelle produit une visibilité acquise des organes génitaux. Cette continuité de l‟excitation sexuelle permettrait alors la fondation de la famille et représenterait le « seuil de la culture humaine. »1

Il continue plus loin en abordant la thématique corporelle de la propreté. Pour les enfants, les excréments ne sont pas répugnants, ils ont « une valeur en tant que partie de son corps qui s‟est détachée ». L‟éducation diminue la valeur de la matière fécale et opère une

« transvaluation » de sa valeur. Celle-ci est possible car ces matières suivent alors le même destin que les stimuli olfactifs lors de la verticalisation du corps de l‟être humain.

Elles sont condamnées en raison de leurs fortes odeurs. Freud précise que l‟érotisme anal succombe au mécanisme de « refoulement organique » qui a frayé jadis la voie de la culture.

Cette notion freudienne est l‟objet d‟un questionnement contemporain dont nous allons présenter les lignes de force et les enjeux pour cette recherche.

On définit généralement chez Freud le refoulement comme un mécanisme qui porte principalement sur les représentations, les pensées et non sur l‟affect. Freud dissocie dans toute son expérience clinique le refoulement des manifestations d‟affects dans le corps. Que signifierait alors ce refoulement sur des organes et des zones érogènes ?

Comment envisager ce mécanisme de refoulement sur la réalité somatique ?

Existe-t-il un refoulement pour la constitution du somatique, du lieu d‟investissements pulsionnels ?

Comment Freud procède-t-il pour introduire la réalité du corps dans son architecture théorique ?

Il n‟y a de réalité psychique qu‟à partir de la quantité d‟investissement libidinal distribuée sur ces zones, il est pris dans l‟opposition plaisir / douleur.

Nous sommes ici dans un premier registre de la fonction du corps qui alimente et fournit des perceptions, des excitations à la pensée, aux fantasmes,…

Ce refoulement permet au nourrisson, à partir de l‟action du prochain qui s‟occupe de lui (nous allons le voir dans le chapitre suivant intitulé l‟organique c‟est le réel), d‟obtenir un gain de survie. En effet, ce refoulement jette un premier voile sur l‟infantile, l‟érogénéité diffuse du corps va alors se localiser sur certains points et jeter les premiers fondements d‟une organisation sexuelle. Le refoulement organique signifie ici la restriction et la localisation de l‟éros sur certains lieux du corps qui ouvrent l‟émergence de « points de saillance »1

.

L‟emprise initiale réelle du somatique se détache et ouvre la possibilité d‟une vie psychique. A partir d‟un lieu indifférencié Ŕ morcelé Ŕ apparaît une réalité dont les zones érogènes sont les repères à partir desquels le corps se construit comme projection d‟une surface, comme moi.

François Villa indique quatre pistes de réflexion par rapport à cette notion freudienne2 : refoulement organique / refoulement originaire, refoulement individuel / refoulement

spécifique, refoulement organique / érogénéité, refoulement organique / développement de la civilisation.

Nous choisissons la troisième pour argumenter nos repères métapsychologiques sur le corps réel dans sa dialectique avec le corps nécessaire.

1 VILLA F., Au-delà des métamorphoses du corps : la chair du psychique, Champ psychosomatique, 2008, 50,

p.67-91.

2

VILLA F., Le refoulement organique et les progrès techniques de la médecine, Cliniques méditerranéennes, 2007, 76, p.45-60.

3-1-2 Refoulement organique et érogénéité du corps

La troisième nous semble la plus pertinente pour cette partie sur l‟anatomie et l‟organique. Il s‟agit de souligner ici le passage du soma érogène vers le primat de certaines zones érogènes. Le réel organique est ce qui reste désinvesti, silencieux, derrière l‟image visible du corps.

Le corps est d‟abord une manifestation de la vie et de la jouissance, des excitations, des tensions, des circuits qui frayent les voies de la satisfaction. La réalité du corps doit être nettoyé et vidé de cette première vitalité diffuse. Le soma doit être déserté par la jouissance qui se localise sur certaines zones privilégiées

Il y a un refoulement nécessaire du somatique pour que l‟érogène puisse fonctionner et enclencher la pulsion. On peut dire que la pulsion correspond à un réglage du somatique qui suppose un contrôle des orifices et des bords du corps.

Le corps réel est pour ainsi dire refoulé afin que la pulsion marche et combine ses excitations.

Plus radicalement, nous allons le voir dans la partie suivante, le corps doit être vidé et déserté pour pouvoir accueillir la parole et l‟espace psychique.

Le corps désigne ce lieu qui doit être habité par un sujet parlant. Le corps est comme un vide qui accueille la parole et le corps des mots, il est traversé par le langage. Ce corps doit être déserté par la jouissance, la vitalité éparse pour que les circuits de la pulsion, les échanges réglés avec l‟Autre soient possibles.

Qu‟est-ce qui permet au corps d‟être l‟hôte de la parole et du sujet désirant ?

C‟est le vidage de la vie en trop qui rend possible l‟accueil de la parole, l‟incorporation du langage et l‟animation comme corps d‟un sujet et comme sa possession.

3-1-3 Le silence organique

Revenons un moment sur le silence organique posé par Leriche. Est-il premier ou construit par les effets du langage sur la vitalité du corps naissant ?

Ce silence traduit la distance entre la réalité vitale du corps et la vie de l‟esprit, la mise à l‟écart de la réalité organique à partir de laquelle s‟institue la possibilité d‟un espace psychique. En effet, rappelons-le, la subjectivité ne s‟élabore qu‟en se séparant des excitations physiques liées à la matière vivante du corps. Celle-ci est d‟abord morcelée et traversée par la confusion des excitations, la discordance des tensions. Progressivement, la matière charnelle va prendre forme dans le reflet spéculaire et s‟unifier dans une image fondatrice. Lacan a développé cette identification et sa fonction dans les rapports du sujet avec son corps et l‟instance du moi.

Le moi désigne l‟instance psychique produite par l‟identification à l‟image du miroir, il est un filtre projectif situé entre la réalité organique, l‟espace psychique et le monde extérieur.

Le sujet parlant possède un corps auquel il ne se réduit pas. Il est séparé de son être qu‟il articule au lieu de l‟Autre sans jamais pouvoir totalement le saisir ou le dire. Freud a

développé cette dualité entre la réalité corporelle marquée par le langage, habitée par la parole et le défaut de l‟être (le manque à être) produit par le signifiant. Nous allons devoir tenir ces deux fils ensemble : l‟existence vivante du corps et l‟existence discursive du sujet dans l‟articulation signifiante.

A quelles conditions le sujet a-t-il un corps ?

Lacan avance que le corps doit être disjoint de sa jouissance, neutralisé et nettoyé de sa vitalité chaotique.

L‟intervention du langage, des soins maternels est nécessaire pour que corps et jouissance se dissocient. Cette disjonction implique d‟autre part un morcellement et une fragmentation du corps. Une neutralisation corrélée à un morcellement permet au sujet de surgir et d‟occuper cette corporelle.

Le silence de Leriche est une métaphore intéressante qui met en relief l‟écart nécessaire entre la réalité organique et l‟espace subjectif. Le corps de l‟être parlant est dédoublé entre sa réalité propre et les images reflétées, entre l‟intériorité difficilement saisissable et les images qui la recouvrent. Le silence de la santé témoigne de cette saisie originelle de la matière physique dans une forme imaginaire.

Ou encore, plus radicalement, ce silence correspond à la neutralisation effectuée par les images et le langage sur le corps vivant.

Ces remarques sur le procès inaugural de la subjectivation permettent de souligner cette identification à l‟image du corps qui soutient l‟aliénation dans le moi. Cette identification est aussi une métaphorisation du corps qui supporte le rapport du sujet avec son corps.

Le silence organique traduit une distance avec le vécu organique. Le corps est éloigné, repoussé, ailleurs, extérieur. L‟espace psychique suppose cette mise à distance avec la palpitation vivante du corps.