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DEUXIEME CHAPITRE LA MORT NECESSAIRE

1- FONCTION STRUCTURALE DU PERE

1-1

TROIS FIGURES DU PERE MORT

« Ainsi est-il le prince des chefs, car quoi de plus mort que les chefs ? et il les a devancés au principe. Dévêtus de pouvoir les voici revêtus d’autorité, rois chacun de sa terre dont ils goûtèrent la couche. »

Jean Grosjean

1-1-1 Œdipe et le meurtre du père

Après avoir traversé les différents registres de la mort impossible et la limite qu‟elle constitue pour la fonction historisante de la parole, nous examinons maintenant son envers à partir de la fonction du père mort dans la théorie freudienne. Cet envers de la mort doit être recherché dans la façon dont Freud organise la place du meurtre du père dans ses travaux. Avant de les explorer de façon plus précise, on peut nommer les trois figures du père mort chez Freud. Le père d‟Œdipe, Laïos, dans la tragédie de Sophocle, le Père de la horde dans la construction de Totem et tabou, la figure du Père dans le monothéisme et les rapports mystérieux du Père et du Fils dans la théologie chrétienne.

Dès ses premières recherches, dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle, Freud repère dans la parole des patients l‟importance de la figure paternelle et les sentiments qui lui sont associés. Les premiers cas cliniques publiés dans les Etudes sur l’hystérie1 dessinent la figure du père malade nécessitant des soins quotidiens ou le père décédé. Pour Anna O et Elisabeth Von R, par exemple, cette figure occupe une place importante dans la détermination des symptôme et ses rapports avec la configuration subjective impliquée. Progressivement, Freud va lui conférer une fonction majeure dans sa théorie.

La première figure du meurtre du père apparaît chez Freud dans L’interprétation des rêves. Il attire l‟attention sur la tragédie Œdipe Roi car elle met en scène et montre au spectateur la réalisation de ses vœux secrets et de ses souhaits infantiles. L‟enfant est animé d‟un désir pour sa mère et d‟un vœu de mort contre son père. Ces désirs sont refoulés et censurés.

Pendant le récit, Œdipe tue son père sans le savoir. Il répond à l‟énigme de la Sphinge et devient roi de Thèbes. Il épouse Jocaste, sa mère, sans le savoir. Il veut savoir qui a tué le roi précédent et, sans le savoir, se cherche lui-même.

On peut dire qu‟un des axes de la tragédie sophocléenne est ce « sans le savoir », l‟ignorance d‟Œdipe marque chaque tournant de son histoire. Il poursuit son destin tragique et accomplit, sans le savoir, la parole de l‟oracle qui a présidé à sa funeste naissance.

La pièce de Sophocle est une révélation progressive de la vérité de la position d‟Œdipe en tant que meurtrier de Laïos et fils de Jocaste. La force tragique est liée « au matériel qui sert à illustrer le contraste » entre la volonté humaine et la réalisation du destin. Pour Freud, Œdipe donne à voir la réalisation des désirs infantiles de chaque sujet humain.

Les deux motifs isolés par Freud sont le vœu de mort contre le père et le vœu de relations sexuelles avec la mère. Ces deux motifs se complètent et fournissent « la clé de la tragédie de Sophocle ».

Le père est celui dont on souhaite la mort car il est un obstacle au désir pour la mère. Œdipe montre, en effet, que si l‟on tue le père l‟accès à la mère est libre et possible.

Au fil de ses constructions, nous y reviendrons plus loin, Freud va hausser le père au rang d‟une fonction structurante qui fait accéder l‟enfant, à travers un complexe, une trame de conflits et d‟identifications, à un autre niveau de réalisation subjective. En effet, le désir énigmatique de la mère va trouver, grâce au médium de la métaphore paternelle, son articulation à la signification phallique. Le père ouvre au sujet l‟accès au désir de l‟Autre régulé et soumis à la Loi symbolique.

La fonction paternelle n‟est pas univoque, elle est traversée de mouvements contradictoires puisqu‟elle autorise et interdit, elle sanctionne et inscrit le sujet dans l‟ordre de la loi symbolique. Freud maintient que l‟entrée dans le complexe d‟Œdipe et son déclin sont déclenchés par le père. Si à l‟entrée, le père prend les traits de l‟obstacle menaçant dans la relation avec la mère, la sortie est celle d‟une identification symbolique au père sur laquelle nous reviendrons dans la troisième partie de ce chapitre « De la figure à la fonction ».

1-1-2 Le meurtre du Père de la horde

Freud va donner un relief anthropologique à sa recherche en détachant la fonction majeure du père mort dans le destin de l‟humanité. Le père mort est le pivot de l‟argumentation de Totem

et tabou selon laquelle le père primitif de la horde doit être tué par les fils pour qu‟un ordre

social puisse s‟établir1

. En 1913, Freud pose ce rapport entre l‟instauration de la loi et la mort du père, entre l‟organisation du tissu social et le meurtre du père. Le meurtre fonde la société, l‟ordre de la loi a pour condition de tuer et manger le père.

Pourquoi ? Le repas - ou l‟incorporation des morceaux de chair du père Ŕ est une tentative des fils pour s‟identifier à celui-ci (être comme lui) et récupérer sa puissance.

Ensuite, la sépulture élève le disparu au statut de totem, de figure « éternelle » du représentant de la loi, le père mort devient ainsi un signifiant et le garant de la loi.

Le meurtre lui décerne une place et une efficacité : il n‟a jamais été aussi puissant, infaillible, indestructible que mort. Freud montre ainsi que l‟érection du symbole totémique instaure une permanence, le père doit être mort pour devenir une référence du champ social. Il développe la nécessité d‟un repère extérieur pour une place symbolique et régulatrice. C‟est le meurtre du père qui rend possible l‟établissement de règles et des interdits.

Freud pose ainsi une relation causale entre l‟instauration de la loi et la mort du père primitif, entre l‟organisation du tissu social (c‟est-à-dire du langage, des rapports entre les éléments) et le meurtre du père. L‟ordre symbolique a pour condition nécessaire de tuer le père. Avant d‟ériger son totem et se soumettre à sa loi, la mort intervient sous la figure du meurtre.

Dix ans plus tard, dans un chapitre sur l‟identification2

définie comme un type de relation possible du moi à un objet, Freud postule une identification originelle au père. Le lien initial de l‟enfant s‟articule avec le père : l‟enfant veut être le père, il veut être comme le père. En quoi consiste cette identification ?

On ne peut précisément le dire, si ce n‟est à la distinguer du prélèvement d‟un trait sur l‟objet (aimé ou haï) et de l‟identification par contagion (deuxième et troisième type d‟identification développés par Freud)3

.

1 FREUD S., Totem et tabou (1913), Payot, 1965. 2

FREUD S., Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p.167.

Il parle d‟une assimilation ou d‟une incorporation liée à l‟organisation orale de la libido où l‟objet est mangé et anéanti dans une relation de destruction.

Cette identification « cannibalique » qui s‟approprie l‟objet en le mangeant et le tuant est une manière pour Freud de situer à la racine du moi la figure paternelle, ou à la racine de la subjectivité une fonction du « père ».

Ces deux aspects théoriques montrent que le père mort et la figure paternelle ont une place prépondérante dans la recherche freudienne orientée par la mise en évidence du principium, de l‟originaire1

. A travers tous ces développements, Freud tente de situer la fonction du meurtre paternel et du père mort. Par son écriture, il donne une forme épique à la structure et touche la fonction fondatrice de la mort et les rapports profonds du symbole et de la mort que nous allons développer plus loin.

La mort du père est le point de réalité qui va fonder l‟ordre symbolique et fabriquer la référence à la loi. Pour Freud, la mort est nécessaire pour produire la force de la loi. C‟est parce qu‟il est mort que le père s‟élève à une fonction déterminante. La mort le sépare du reste de la communauté, le différencie et lui ouvre la possibilité de sa fonction. D‟où tient-il sa légitimité ?

Freud pose la nécessité du meurtre pour faire apparaître la fonction, il formule les rapports de la mort et de l‟origine, de la mort comme l‟origine de la fonction paternelle. Le symbolique repose alors sur un meurtre, Freud établit un nouage conceptuel entre le meurtre du père et sa fonction, entre la mort et la loi.

Le Nom du père désigne alors le signifiant privilégié qui soutient le sujet confronté à la castration. Cette fonction du père déploie ses effets structurants sur deux niveaux. Elle est le processus métaphorique qui permet au sujet d‟interpréter le désir de l‟Autre dont il est l‟objet. Elle produit la signification phallique en tant que signifié du désir de l‟Autre arrimé à la castration.

1-1-3 Le meurtre de l’homme Moïse

A la place du trou de l‟origine et du mystère des fondements de la civilisation, Freud situe de façon réitérée la mort, le meurtre et l‟effacement de ses traces. Bien plus, il recouvre la béance de la source par la réalité du meurtre. Dans son ouvrage L’homme Moïse et la religion

monothéiste1, il se penche sur la figure fondamentale de Saint Paul et sa lecture des textes évangéliques. Ce dernier a insisté sur la crucifixion de Jésus et la rédemption universelle qu‟elle constitue, il est un des fondateurs du christianisme comme religion de la Croix. On sait que Nietzsche a fortement développé la lecture paulinienne du message christique et ses conséquences sur l‟Esprit occidental.

Freud écrit : « Par le péché originel la mort était entrée dans le monde. En réalité ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l‟acte du meurtre ; à sa place on fantasma son expiation, et c‟est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile). Un fils de Dieu s‟était laissé mettre à mort comme victime innocente et ce faisant avait pris sur lui la faute de tous. Ce devait être un fils, car le meurtre avait été commis sur le père. »

La figure du Sauveur doit nécessairement être le fils car la première faute et le premier meurtre visaient le père. Freud poursuit : « Le judaïsme avait été une religion du père, le christianisme fut une religion du fils.

L‟antique Dieu Père rétrograda derrière le Christ ; Christ, le Fils, vint à sa place, de la même manière que, dans ces temps primitifs, chaque fils en avait nourri le désir. Paul, le continuateur du judaïsme, devint aussi son destructeur. »

Le père mort devient ainsi la figure inaugurale et l‟arrière-plan des développements ultérieurs des civilisations. A partir de cette coordonnée principielle, Freud peut interpréter la logique religieuse du monothéisme. Le sixième commandement du décalogue « Tu ne commettras pas de meurtre »2 prend sa véritable valeur car il est destiné à des meurtriers potentiels. L‟interdit et l‟obstacle du commandement indiquent en même temps la présence de la possibilité du meurtre. La mort du Christ et la structuration de la religion chrétienne constituent pour Freud une réponse civilisationnelle au meurtre du père. Enfin, sa lecture généalogique de l‟homme Moïse le conduit vers l‟hypothèse de l‟effacement du meurtre et du déplacement (Ent-

stellung) de ses traces.

1

FREUD S., L’homme Moïse et la religion monothéiste (1938), Gallimard, 1986, p.178-180.

La mort du père dessine une place originelle à tout développement possible d‟une civilisation qui repose sur cette référence extérieure au tissu social. La mort est le point d‟appui, le fond et la fondation de la culture. Ainsi, Freud énonce la nécessité de poser le meurtre du père et ses conséquences. Le père mort devient une fonction : c‟est un père absolu et séparé du reste des descendants et des vivants. A la fin de son argumentation et avant d‟établir une dernière récapitulation, Freud cite le poème de Schiller (1759-1805) intitulé « Les dieux de la Grèce » : « ce qui est destiné à vivre éternellement dans le chant doit échouer dans la vie ».

Ce qui vit dans la parole lyrique, soit dans l‟articulation du signifiant, est lié à l‟échec et la mort ou le meurtre dans la vie effective. Pour Freud, toute construction historique ou religieuse substantielle suppose ce meurtre réel. On peut rappeler ici qu‟il fermait son texte

Totem et tabou par une citation de Goethe (1749-1832) « au commencement était l‟action ». Il

faut compléter cette phrase, « au commencement était l‟action du signifiant »1. Cette action du langage se manifeste par une transformation du donné, une négation de la chose existante, une suppression de la réalité qui produisent la relève (Aufhebung) et le transport dans la chaîne signifiante.

Ou encore, « Au commencement était le Verbe » dont l‟action principale est la mort et la néantisation de toute réalité. Au commencement est le Verbe et la mort qu‟il porte en lui. Au commencement est la mort veut dire pour Freud l‟antériorité de la mort sur le bruit de la vie. La vie surgit en quelque sorte de la mort mais aussi malgré elle… Ce commencement par la mort signifie deux choses. La mort précède la vie mais elle est toujours active dans les manifestations vitales.

La nécessité pour la réflexion freudienne de tourner autour de l‟origine et de l‟archè pour poser l‟acte fondateur meurtrier se conjugue à la nécessité structurale des effets propres de la mort. Plus le chercheur s‟approche du commencement dans la spéculation théorique ou le clinicien dans les paroles du sujet, et plus ils abordent une dimension de la mort.