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1-2 TROIS FONCTIONS RELIGIEUSES DU PERE

Dans la dernière des Nouvelles conférences d‟introduction à la psychanalyse1

, Freud analyse le problème des conceptions du monde entre la science et la religion. Il propose d‟extraire trois fonctions primordiales de la religion que l‟on peut lire comme trois aspects de la fonction du père. Il avance que la religion informe sur l‟origine et la création du monde, elle assure une protection face aux vicissitudes de l‟existence rattachées à l‟exécution de la volonté divine, elle énonce des préceptes et des commandements.

1-2-1 Le père, origine et création du monde

Dans son texte L’avenir d’une illusion, Freud essaie de démonter la nature illusoire de la religion à laquelle il promet peu d‟avenir. L‟analyse freudienne reprend la déconstruction inaugurée au siècle des Lumières et prolongée, notamment, par Feuerbach (1804-1872) et Nietzsche (1844-1900). La religion est considérée comme une fiction inventée par les hommes pour répondre aux énigmes du monde et de la mort. Elle mobilise des motifs et des figures infantiles, elle permet principalement de donner du sens aux événements et de « relier » le terrestre au suprasensible. Re-ligere comprend deux directions : la religion relie les hommes entre eux dans une communauté, une croyance et des valeurs ; elle relie aussi l‟humain et le divin, le monde et la Cité de Dieu, ses institutions doivent permettre ce lien entre le spirituel et le temporel. Freud, homme de science et raison, condamne les illusions de la religion. A plusieurs endroits de son œuvre, il essaie de tenir une position a-thée et sans Dieu.

A la place vide laissée par l‟absence de Dieu, il donne sa confiance à la science et ses avancées. Dans sa dernière conférence d‟introduction, il montre que la religion énonce une création et une origine du monde. Elle formule une genèse de la réalité, un début de l‟univers, du monde et de l‟histoire. La religion fixe l‟origine et situe la source initiale.

Les hommes, coupés de leur origine, essaient de la créer et de l‟imaginer après-coup. Ils sont voués à revenir et à fantasmer ce point d‟origine inaccessible et perdu2. L‟origine est perdue et le récit religieux vient suppléer à ce défaut initial pour répondre au gouffre de l‟initium. Le créateur est appelé le Père. Il désigne le premier principe et le fondement, il est la puissance génératrice du monde.

1 FREUD S., Sur une Weltanschauung (1933), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris,

Gallimard, 1984, p.211-243.

Dans la tradition testamentaire, Dieu crée le monde par le langage et par le Verbe. Pour Freud, la religion institue l‟origine et pose le Père à la création du monde.

1-2-2 La nostalgie du père protecteur

La religion est une construction de signes et de sens posés sur le monde. A l‟époque du polythéisme, une multitude de dieux visibles et invisibles habite le monde. Les mortels les invoque en fonction de la saison, du lieu géographique et des craintes qui leur sont liées. Les dieux sont à la fois ce qui est craint et ce qui permet de combattre les peurs et les angoisses. Dans l‟antiquité grecque, par exemple, les événements qui se déroulent pour les hommes sont déterminés par les jeux et les volontés des dieux de l‟Olympe. Ils sont supérieurs et situés au- delà du monde sensible dans lequel ils peuvent se glisser en se travestissant. Leur présence diffuse éparse est déterminante dans le cours des choses et des tragédies humaines.

L‟invention du monothéisme correspond, en un sens, à une suppression de cette multiplicité divine éparpillée dans le monde sensible pour ne conserver qu‟un seul Dieu. Un

rétrécissement s‟opère dans les figures anthropomorphiques du monde polythéiste et localise un seul Dieu et un seul nom. Comment le nommer ?

Au fil de la tradition, plusieurs syntagmes apparaissent pour saisir et fixer le nom de Dieu : Jehovah, Yahve, « Ehyeh asher ehyeh ». Sur le plan signifiant, ce nom a la particularité d‟être imprononçable et sur le plan signifié il désigne en dernier ressort l‟Absent, celui qui manque. Dans la tradition judaïque, Dieu est l‟absent, le Dieu caché, Deus absconditus, Celui qui ne répond pas.

Dieu existe quand on l‟invoque et quand on l‟implore mais Il ne vient pas et ne répond pas ou laisse résonner les sons de la prière dans un vide qui est une forme de sa présence.

On peut noter que le nom de Dieu, l‟existence de Dieu tient au langage et à l‟invocation du discours. Dès que le sujet parle il est possible de s‟adresser à une transcendance et à une figure au-delà de la réalité. Car le langage lui-même transcende la réalité et la détermine par ses combinaisons et ses lois. A l‟intérieur du langage, la dimension de l‟Ailleurs, de l‟Au- delà, de l‟Autre chose est rendue présente, sensible, possible.

Dans cette tradition judaïque du Dieu caché et absent qui sans cesse diffère sa venue, la révélation chrétienne opère une rupture. C‟est le moment dans lequel Dieu s‟approche des hommes et s‟incarne dans le corps d‟un homme. Il se fait homme et va souffrir la Passion pour sauver les hommes. La nouvelle de cette venue, de cette bonne nouvelle évangélique, signifie d‟abord une victoire sur la mort et la finitude des hommes. La venue du Seigneur sauve chacun et renverse l‟inéluctabilité de la mort et son malheur essentiel.

Si la religion donne un sens, avons-nous dit plus haut, celui de l‟Incarnation est double. La venue réelle de Dieu parmi les hommes les rachète et les sauve de la mort. D‟autre part, c‟est un message d‟amour de Dieu. La figure du Père, jointe à celle du Fils, assure une protection et un sens à ce qui arrive. L‟être humain n‟est pas seul ou abandonné dans le monde mais il peut, par la prière, appeler et invoquer Dieu qui s‟est fait homme.

Nous avons étudié dans notre première partie la phrase du rêve où le fils mort interpelle « Père ne vois-tu pas que je brûle ? ». Elle invoque la même tonalité que le début du vingt- deuxième psaume « Père, pourquoi m‟as-tu abandonné ? »1 prononcé par le Christ sur la croix dans sa quatrième parole. Le rêve poignant rapporté par Freud nous saisit parce qu‟il convoque la tradition occidentale de l‟abandon possible par le père. Il mobilise le motif de l‟humanité abandonnée et perdue vers laquelle Dieu s‟approche en offrant son Fils avec le doute et l‟imploration du Fils crucifié dans ses paroles tournées vers le Père.2

Au début du XIXème siècle, Hölderlin retrouve des accents antiques pour souligner la détresse des mortels et la croiser avec le retrait des dieux dans leur profond éloignement. Ce thème de l‟éloignement et du lointain donnera à penser au philosophe M. Heidegger un siècle plus tard. Le retrait indéfini signerait l‟impossibilité où nous sommes de retrouver le commencement et en même temps la possibilité d‟y saisir une aurore dans ce retrait lui-même. Ce serait comme « une déchirure incessante qui délivre l‟origine dans la mesure même de son retrait ; l‟extrême est alors le plus proche. »3

1

Pour mieux entendre cette tonalité il faut citer l‟ensemble des premières lignes : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m‟as-tu abandonné, te détournant de mon cri et des mots de ma plainte ? Mon Dieu, je crie le jour, et tu ne réponds pas, la nuit, et je n‟ai point de repos. »

2

Nous reviendrons sur ce motif dans la troisième partie, chapitre intitulé Abandon et déréliction, p.297-300

Cet appel vers l‟origine est articulé par Freud en termes de nostalgie du père, nostalgie envers le père dans ses Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa1.

Il n‟hésite pas à convier le lecteur au texte de Nietzsche intitulé « Avant que se lève le Soleil »2.

Citons l‟hymne nietzschéen :

« Et je cheminais seul ; de qui avait-elle faim mon âme sur des sentiers de nuit et d‟égarement ? Et lorsque je gravis des montagnes, qui cherchai-je jamais, si ce n‟est toi, sur les montagnes ?

Et tout mon cheminement et toutes mes escalades, rien que nécessité et expédient d‟inexpert ; Ŕ voler, c‟est cela seul que veut mon entier vouloir, jusqu‟au-dedans de toi voler !

Et qu‟ai-je plus haï qu‟errantes nuées et tout ce qui te souille ? Et j‟ai même haï ma propre haine parce qu‟elle te souillait !

A ces errantes nuées j‟en veux, à ces chattes ravisseuses qui se glissent ; elles nous privent tous deux de ce qui nous est commun : l‟immense et sans limites dire Oui et dire Amen ! »

Pour Freud la nostalgie du père désigne cette position d‟une attente indéfinie vers ce qui fut grand et protecteur, vers cette figure pure du père qui portait et aimait le sujet. C‟est aussi le regret névrotique dirigé vers un père mort ou absent qui ne serait pas un homme mais uniquement un père.

Dans le rêve du père dont le fils est en train d‟être brûlé par les cierges funèbres, qu‟est-ce que le cri de l‟enfant tente de faire entendre au père dormant ?

S‟agit-il d‟un dernier appel ou d‟une dernière parole ? Est-ce un appel à témoin devant ce qui chute et semble attendre une réponse du père ?

1 FREUD S., Cinq psychanalyses, Paris, PUF, p.300-301 qui introduisent le « terrain familier du complexe

paternel ».

1-2-3 Le père, l’autorité des commandements

Freud insiste sur les commandements et les règles portés par la religion. Elle énonce des lois et des principes. Il s‟agit du Décalogue révélé à Moïse dans le buisson ardent. Les tables de la Loi s‟écrivent sous l‟impulsion de la parole divine. Le Père est l‟origine et le garant de la Loi. Nous allons détailler cet aspect dans le chapitre sur la fonction paternelle.

A partir de ces trois aspects, Freud définit la place centrale de cette fonction dans le discours religieux. Il peut alors reprendre, dans sa propre théorie, ces trois facettes et les inclure dans la constitution de l‟appareil psychique.

Pour l‟enfant, le père est l‟origine « obscure » de sa naissance et de son engendrement. Il est aussi la puissance qui protège et la force aimée. Le père est la figure à laquelle le garçon s‟identifie à la sortie du complexe d‟Œdipe. Enfin, avec l‟instance du surmoi, Freud intériorise le fonctionnement d‟une loi dans la constitution subjective.

Nous avons avancé que le langage porte en lui-même la dimension de l‟ailleurs, de l‟absence, de l‟Autre chose. De quoi s‟agit-il ?

Le langage porte toujours ce qui n‟est pas présent mais en attente. La dimension divine de la transcendance est une dimension du langage. La référence principielle et fondatrice du monde, de la réalité, de l‟univers est langagière et correspond au Père.

Nous avons vu que Freud est orienté dans son œuvre théorique et métapsychologique vers l‟origine, le commencement et les principes. Tout au long de son œuvre, il recherche le début de l‟humanité, le premier refoulement, les premiers frayages psychiques, la création du premier jugement. Il se place dans une perspective de la fixation et de l‟efficacité inconsciente.

Il montre de différentes manières, dont chacune a sa valeur et sa cohérence propre, la primauté de la mort et du meurtre du père. Il place le père à l‟origine mais doublé de sa suppression effective. L‟efficacité du père est celle du père mort garantissant sa fonction. Les hommes entrent dans la culture par la porte du meurtre paternel.

Il est nécessaire de le tuer pour qu‟il devienne un référent-mort et puisse occuper sa place majeure dans l‟organisation sociale ou dans la construction de la civilisation.

Le meurtre et le sacrifice participent à la fabrication du point aveugle et de la suppléance au trou de l‟origine.

Lacan poursuit ce sillon freudien en essayant d‟en livrer les ressorts structuraux et la logique discursive. Ce mouvement peut être dénommé comme « du mythe à la structure »1 et

l‟indication d‟un Au-delà de l‟Œdipe (en écho à l‟Au-delà du principe de plaisir de Freud).

La figure du père mort traverse l‟œuvre sur L’interprétation des rêves et conduit Freud à interroger, sur le plan théorique, l‟efficacité inconsciente du père mort.

Que ce soit dans la névrose obsessionnelle où la volonté du père mort peut être déterminante dans la symptomatologie du sujet, ou dans l‟histoire de l‟humanité, le meurtre du père est un moment fondateur. Dans la religion chrétienne, le sacrifice du Fils répond, selon Freud, au meurtre antérieur du Père.

Il est maintenant possible d‟avancer que le meurtre du père, soit ce que nous introduisons comme la mort nécessaire, isolé par Freud nous livre le secret de la structure du langage lui- même. Ce meurtre placé au seuil de la civilisation masque et révèle que c‟est le langage qui introduit la mort. Le système symbolique fonctionne avec en son centre une référence et un pivot qui est la mort. Pour Freud le père est mort, ou Dieu est mort, mais ce n‟est pas un événement datable puisqu‟il l‟est dès le départ. Pour reprendre le fil développé dans la partie précédente sur le rêve du fils face au père mort, on peut dire que c‟est Dieu lui-même qui est mort mais Il ne le savait pas.

L‟approche structurale et linguistique fournit des outils pour extraire l‟articulation des textes de Freud relatifs au père mort.

Nous proposons maintenant de reprendre les trois temps du complexe d‟Œdipe exposés par Lacan en janvier 1958.