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« La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ; On a beau la prier, La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles, Et nous laisse crier. » François de Malherbe

3-2-1 La médecine et la mort

L‟étude du rêve du fils face au retour de son père mort mais qui ne le sait pas nous a permis d‟insister sur la nécessité, pour chaque sujet, d‟interposer une image ou une figure entre lui et l‟abîme de la mort ou de son point mortel. Le rêve montre que la figure spectrale du père mort s‟interpose entre le sujet et sa mort.

Ces coordonnées participent d‟un registre important dans ce qui arrive pour un sujet confronté à la maladie grave. Nous allons préciser deux modalités de ce qu‟il est possible d‟introduire pour maîtriser la mort. La médecine peut tenter une maîtrise par le savoir et les technologies, les avancées de la science. Le sujet malade placé sous le regard de la mort peut élaborer une réponse qui essaie de « maîtriser » ce qui arrive.

La médecine tente une maîtrise par le savoir et la technique

Le problème de la mort du malade se pose en termes de maîtrise et d‟échec. Freud lui-même indique, dans son oubli du nom Signorelli, que ne pas pouvoir guérir l‟autre produit souvent un sentiment d‟échec. On pourrait proposer l‟hypothèse que le mouvement des soins palliatifs qui se développe depuis les années 1970 est apparu comme une façon de répondre à ce problème de maîtrise et d‟échec. Ils essaient de pallier à l‟absence de guérison et viennent « quand il n‟y a plus rien à faire ».

Comment être soignant sans aller vers la guérison ?

Quelles relations et conflits sont en jeu lorsque l‟issue fatale est au premier plan ? Quel statut particulier pour ce champ médical nécessairement « à part » ?

D‟autre part, la réponse médicale peut tendre à symboliser la mort réelle avec du savoir et du contrôle. Comme s‟il était possible d‟éteindre et d‟atténuer le réel avec le signifiant, y compris le savoir médical, les résultats, les quantifications.

3-2-2 Le sujet sous le regard de la mort

La figure du maître absolu est un élément majeur de cette clinique parce que la maladie grave place souvent le sujet sous le regard de la mort. Il est alors confronté à quelque chose

d‟impossible qui brise la parole. Cette clinique se déroule en quelque sorte dans l‟ombre du Maître absolu, dans les chambre et les couloirs de l‟institution. La mort excède le dispositif médical et son « impréparation à la mort, écrit Jean-Luc Nancy, n‟est que la mort elle-même : son coup et son injustice.»

La question clinique porte sur ce que le sujet va pouvoir interposer entre la mort et lui.

Quel écran, quel substitut factice, quel palliatif va-t-il élaborer pour tenter de vivre avec l‟invivable et exister avec l‟insupportable ?

« Maîtriser la mort » est un grand mot pour qualifier la réponse du sujet dans cet affrontement avec l‟impossible, la déstabilisation par le non-sens, la béance où se dissout l‟histoire de son désir. La réponse qualifie ce que le sujet interpose entre la mort et lui, entre ce regard du maître et lui. Le déni, la dénégation sont à entendre comme des signes de cette nécessité de voiler la mort pour pouvoir vivre et rester en vie. Qu‟est-ce que peut signifier « être au clair » ? « cheminer » ?

A travers la maladie, le sujet rencontre cette réalité du regard du maître qui le dépasse et l‟attend.

Comment vivre avec l‟invivable, supporter l‟insupportable, exister avec ce qui ne cesse pas de ne pas s‟écrire ? Qu‟est-ce qu‟il va pouvoir mobiliser pour affronter la mort réelle et l‟intrusion qui brise la vitre entre la mort et lui ?

Il s‟agit de soutenir que la mort nie la réussite de la médecine guérissante, la logique de son discours et induit alors l‟effet de devoir se parer et contre-carrer sa puissance. Si Freud invoque la fresque de Signorelli et la résurrection des corps au moment du Jugement dernier, la mort va au-delà des pensées refoulées. Le refoulement et le discours sont une défense contre le poids de réel de la mort. L‟homme est l‟esclave de la mort, il se plie à ses contraintes mais ne veut pas le savoir. Il tente alors de nier la mort et sa force de négation, il met en œuvre une volonté contre la négation.

L‟intérêt de cette première partie est d‟entrer dans les différentes strates de la mort impossible comme une zone ombilicale des associations, comme la limite du signifié et de la fonction historique, comme un point mortel du sujet en rapport avec un point nécessairement voilé dans l‟Autre.

Toute la face muette du langage, le silence imposant que chacun porte en lui, ces mots déposés qui ne vivent pas encore dans la parole mais sont pourtant présents. Cette partie reculée, refusée, impossible est une dimension de la mort.

3-3 La mort, maître de l’analyste ?

Pour Freud, notre relation à la mort est de même nature que celle des premiers hommes, elle traverse le temps et les ères historiques. Pour rendre compte de cette immobilité, il indique deux facteurs : la force des réactions affectives originaires et l‟incertitude des connaissances scientifiques.1

Pour Freud l‟incertitude concerne le statut de la mort. Est-elle une destinée nécessaire et indépassable de l‟individu ou est-elle un accident, peut-être évitable, à l‟intérieur de la vie ? La science ne répond pas de façon définitive à cette question.

On sait aujourd‟hui la tendance à repousser les limites de la mort et du corps.

La science montrerait plutôt un mouvement qui situe la mort comme un accident évitable et contre lequel on peut proposer des remèdes.

Freud relève que la proposition : Tous les hommes sont mortels est le modèle logique de l‟affirmation universelle. Pourtant, au niveau singulier, « aucun homme ne se résout à la tenir pour évidente, et il y a dans notre inconscient actuel aussi peu de place que jadis pour la représentation de notre propre mortalité. »

L‟universalité, la généralité de l‟affirmation est en fait une compensation qui recouvre ce qui pose problème et ne peut pas être représenté ou ne peut pas être l‟objet d‟un savoir propositionnel. On croit poser de façon affirmative une évidence alors que la mort divise le raisonnement et que chaque homme, au fond de lui-même, ne peut pas se « faire » à l‟idée de sa propre mort. Bien plus, sur un certain plan, il ne sait pas qu‟il est voué à la mort.

Mais ce syllogisme veut dire aussi que la mort est ce qui est en commun pour les êtres humains. Ce qui est exclu du savoir et le limite est en même temps ce qui pourrait fonder une communauté. Le primat de la mort de l‟autre convoque la responsabilité du sujet pour Lévinas.

Face à ce qui dépasse l‟entendement, à ce qui excède la compréhension et qui la rend possible, face à la mort de l‟autre comme réalité et réalisation se dessine la figure d‟une communauté. Cette communauté fut désignée comme désœuvrée1 ou inavouable2 pour en indiquer les paradoxes et tensions internes.

La mort qui fait si peur, la mort que chacun évite, masque et repousse, doit pourtant être définie comme ce qui est le plus commun des êtres humains.

C‟est aussi, peut-être, dans ce sens que Lacan a conseillé, de façon discrète au détour d‟un de ses textes, que la mort soit l‟unique maître de l‟analyste :

« ce serait la fin exigible pour le moi de l‟analyste, dont on peut dire qu‟il ne doit connaître que le prestige d‟un seul maître : la mort, pour que la vie, qu‟il doit guider à travers tant de destins, lui soit amie. »3

Que la mort lui soit amie afin de pouvoir aider l‟autre en défaut ou en impasse qui s‟adresse à lui. Mais alors, comment la mort-maître rend-elle la vie amie ?

En quoi la reconnaissance de cette limite indépassable de l‟être pour la mort peut-elle rendre la vie aimable ou aimée, amicale ou digne d‟être amie ?

Pour Lacan, il me semble qu‟il s‟agit de localiser l‟être pour la mort et de renverser sa fonction négative de limite. Du point de vue de la mort, la vie se transfigure en partenaire aimable et amical. Pour aider l‟autre dans la cure, on ne peut pas évacuer la mort et la laisser à l‟extérieur comme une simple négativité.

Cette position de l‟être pour la mort qui ne peut être intégrée dans la remémoration historisante de la cure, cet ombilic du langage et cette limite de la parole (que nous avons introduit comme point mortel), est précisément ce par rapport à quoi l‟analyste est invité à se régler et à se soumettre. Non pas pour être pétrifié et paralysé dans une certitude mais au contraire par les effets que cette proximité de la mort induit sur la vie. Au lieu d‟être ennemie et dangereuse, la vie devient amie si elle se reconnaît la mort comme maître.

1 NANCY J-L, La communauté désoeuvrée, Christian Bourgois, 1986. 2

BLANCHOT M., La communauté inavouable, Minuit, 1983.

Cette indication de Lacan convoque aussi l‟idée que la mort est l‟axe autour duquel tourne la vie ou le centre torique autour duquel tournent les discours, les demandes, les paroles. En approchant lui-même la mort, l‟analyste peut aider les autres à établir un rapport avec l‟axe de leur vie.

Le temps de la maladie, ses évolutions et ses modifications, ne recoupe jamais le temps de la subjectivité du malade à l‟épreuve de la maladie de la mort.

Nous touchons ici un point nodal de notre travail. Dans cette épreuve, la subjectivité n‟est pas uniquement face à une extériorité inconnue mais une intériorité non-reconnue.

La tension entre l‟affirmation universelle de la mortalité et sa non-représentativité pour l‟inconscient est un des registres présents dans cette clinique auprès des malades.

Quels éléments la découverte freudienne apporte-t-elle dans cette réflexion ? en quoi permet- elle d‟interroger autrement ce problème des rapports entre le savoir et le mort ?

En premier lieu, l‟énoncé « je sais que je suis mortel » ressemble au texte du rêve célèbre d‟un patient de Freud face à son père décédé : « il ne savait pas qu‟il était mort » (selon son vœu…).

Jusqu‟où peut-on parler d‟un savoir initié par la mort ? ou d‟un savoir sur la mort ?

Qu‟en est-il au niveau général et au niveau particulier d‟un sujet ? que peut-il savoir sur sa mort ? n‟est-il pas confronté à une béance ou un arrêt de la pensée ?

Comment les zones du savoir conscient et de la mort se rencontrent-elles ? Que sait le sujet par rapport à sa mort ?

S‟il sait qu‟il mourra, cette certitude ne recouvre pas ce qui est en jeu dans ce rapport ?

Ce savoir relatif à l‟universalité de sa condition humaine est inopérant pour un sujet particulier confronté à quelque chose qui l‟engage dans son rapport à la mort. Dans l‟antique syllogisme il s‟agit de fonder l‟universel à partir de la mortalité. Comme si la mort précisément permettait de constituer une totalité et de clore le groupe Homme.

L‟intérêt de cette suite de propositions est de mettre en scène les paradoxes du rapport subjectif à la mort et la contradiction irrésolue entre l‟universel de la mort et la singularité subjective qu‟il traverse.

Ŕ II Ŕ

DEUXIEME CHAPITRE