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« Et pourtant, la vie la plus grande est là, une vie que je touche et qui me touche, absolument pareille aux autres, qui, avec son corps, presse le mien, avec sa bouche, marque ma bouche, dont les yeux s’ouvrent, les yeux les plus vivants, les plus profonds du monde, et qui me voient. Cela, que l’être qui ne le comprend pas, vienne et meure. Car cette vie transforme en mensonge la vie qui a reculé devant elle. » Maurice Blanchot

3-1-1 La liberté et la mort

Le terme de « maître absolu » apparaît à deux reprises dans l‟ouvrage de Hegel intitulé

Phénoménologie de l’Esprit (1807). La première occurrence se situe, à l‟intérieur de la partie

consacrée à la dialectique du maître et de l‟esclave1

, dans le sous-chapitre intitulé « La peur » :

« Cette conscience a précisément éprouvé l‟angoisse non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l‟angoisse au sujet de l‟intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse, elle a été dissoute intimement, a tremblé dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixé a vacillé en elle. Mais un tel mouvement, pur et universel, une telle fluidification absolue de toute subsistance, c‟est là l‟essence simple de la conscience de soi, l‟absolue négativité, le pur être pour soi, qui est donc en cette conscience même.»

La conscience affrontée à la mort recule avec effroi et plonge dans une expérience abyssale. Mais cette dissolution est aussi le « mouvement pur et universel », le devenir-fluide de la subsistance. Ce n‟est pas l‟option immédiate de la vie qui rejette la mort mais le moment négatif de la vie de la conscience de l‟esclave. L‟esclave entre dans la vie et la servitude à partir de cette crainte du maître absolu.

La seconde occurrence se situe dans la section intitulée « La liberté absolue et la Terreur »2. « …de nouveau se façonne l‟organisation des masses spirituelles auxquelles la foule des consciences singulières est attribuée. Celles-ci, qui ont ressenti la crainte de leur maître absolu, la mort, se prêtent encore une fois à la négation et à la différence, s‟ordonnent sous les masses. »

1

HEGEL GWF., Phénoménologie de l’esprit, tome 1, Aubier, 1941, p.161-166.

Jean Hyppolite, le traducteur du texte hegelien, précise dans ce passage sur la Terreur que le corps social « se soumet donc comme l‟esclave qui, ayant éprouvé la crainte de la mort, le maître absolu, se discipline et se cultive.

Cette discipline se manifeste ici par la réapparition des masses distinctes du corps social, la négation au sein de la substance positive étant son articulation en systèmes particuliers. » Hegel fait ainsi reposer le mouvement de l‟histoire sur cette fonction de la crainte de la mort. C‟est uniquement avec la mise en fonction de ce facteur radical que certains effets sont possibles. Dans la lutte inaugurale du maître et de l‟esclave, l‟homme crée son être en transformant le néant manifesté dans la crainte de la mort. Hegel noue ainsi l‟entrée dans la servitude à la crainte de la mort et la position de liberté du maître qui assume sa mort.

Pour Lacan ces repères dessinent le triangle de la liberté humaine :

Menace de la mort, renonciation et servitude

Sacrifice consenti, Renoncement, suicide mort héroïque

On pourrait dire qu‟ici la liberté est bornée par les figures de la mort qui l‟entourent. Pour le sujet parlant, la mort est en quelque sorte toujours le maître au-delà du maître.

On peut dire que, dans la clinique, le rapport du sujet avec la mort est un élément incontournable et fondamental. Où se situe la mort dans sa vie, dans son histoire et dans son discours ? Dans quelles situations est-il en proie à la mort ou à la crainte de la mort ?

Pour Lacan, le suicide n‟est pas directement un retournement sur soi d‟une pulsion agressive ou la négation de soi dans un acte sans retour mais plutôt l‟affirmation « désespérée de la vie qui est la forme la plus pure où nous reconnaissons l‟instinct de mort. »1

Lacan met en application cette importance de la mort dans son commentaire sur le cas de l‟homme aux rats (Freud, 1909) et ses développements sur l‟importance du mythe individuel dans la formation de la névrose. En effet, la clinique analytique a montré que la mort est un élément important du discours obsessionnel à travers les fantasmes, les inquiétudes et les obsessions. Lacan propose de considérer que la dynamique imaginaire composée de rivalité et d‟agressivité peut être située dans les termes de la lutte à mort hegelienne et le renoncement de l‟esclave face à la crainte de la mort.

Le sujet semble se soumettre à une figure du maître à partir de laquelle il règle ses conduites et son désir. La vie de ses désirs est entièrement dépendants de ce maître et surtout de sa mort qui viendrait ouvrir la voie d‟une nouvelle liberté. Le sujet est ainsi suspendu à l‟attente de la mort du maître dont il est autant l‟esclave consentant que l‟adversaire caché.

3-1-2 Le maître de l’obsessionnel

Dans la névrose obsessionnelle, le sujet attend que l‟Autre soit mort pour pouvoir vivre et désirer. Face au maître qu‟il se crée, le sujet se place en position de serviteur.

Son désir est suspendu à celui de l‟Autre qui doit mourir pour lui permettre de vivre. Mais dans ce dispositif intersubjectif, le désir du sujet lui-même est en attente et comme annulé, paralysé ou différé. Il est pour ainsi dire presque mort ou « demi-mort ». Ce dispositif règle un circuit « infernal » dans les voies du désir de l‟obsessionnel. Mais à quoi cela sert-il ?

Dans quelle raison cet engrenage prend-il sa source ?

Le sujet se protège à la fois de son désir et de sa mort en annulant celui de l‟Autre. Toute manifestation du désir de l‟Autre est aussitôt repoussée et neutralisée pour que le sujet ne soit pas envahi par l‟angoisse. Le prix payé, en retour, est que son propre désir se trouve suspendu, annulé et au point mort.

De plus, le sujet obsessionnel est identifié au maître dont il attend la mort. On peut dire qu‟il interpose une ou des figures de maître entre lui-même et sa propre mort pour la tenir à distance et éviter la confrontation.

Freud insiste sur le jeu et la fonction de la mort pour le sujet dans son rapport à la généalogie, notamment la volonté paternelle. L‟Autre mort est animé d‟un vouloir, d‟une volonté qui s‟exerce dans l‟inconscient. Dans la névrose obsessionnelle, l‟Autre joue cette fonction d‟empêchement, cette fonction interdictrice qui est celle du père et qui peut être occupée par une personne morte, notamment le père mort.

D‟autre part, cliniquement, il y a un jeu de la mort, une fonction subjective qu‟il faut préciser ici. Elle est patente dans la névrose obsessionnelle. En effet, la fonction de l‟Autre dans cette configuration est conjointe à la fonction de la mort. Face au désir le sujet se défend en tentant de l‟annuler, de le mortifier dans l‟Autre : il veut inscrire la mort dans le désir de l‟Autre, il veut réduire, annuler cette dimension de l‟Autre. Deuxièmement, il suspend l‟accès à son désir à l‟autorisation de l‟Autre : il attend que l‟Autre lui demande et lui permette de désirer. Le fantasme qui soutient ses coordonnées est qu‟il pourra désirer quand l‟autre sera mort. Les clés sont entre les mains de l‟Autre : il lui confère autorité sur son désir et attend la mort.

3-1-3 Freud et l’oubli du nom Signorelli

Ce mouvement de recul et de retrait face à la mort ou à sa pensée, Freud nous en a livré un exemple fondamental dans son analyse de l‟oubli d‟un nom. Nous proposons de revenir sur cet exemple qui ouvre son ouvrage Psychopathologie de la vie quotidienne (1901).

Cet exemple permet une conjonction entre le maître absolu de Hegel et l‟être pour la mort de Heidegger. Dans un second temps, il permet aussi de préciser les coordonnées de la mort réelle que nous cherchons dans cette première partie.

Cet exemple implique la subjectivité de Freud et les questions qui la hantent (la mort et la sexualité, nous confie-t-il). De plus, il nous intéresse car il touche le rapport du médecin avec la mort des malades et sa propre mort.

Cet oubli se produit au cours d‟une conversation avec un médecin étranger pendant une excursion de Raguse en Dalmatie à une station d‟Herzégovine. Les interlocuteurs abordent le thème des voyages en Italie et Freud veut lui demander s‟il connaît les fresques de la chapelle San Brizio de la cathédrale d‟Orvieto peintes par …A cet endroit de son discours, un arrêt se produit, un trou dans la chaîne de pensées qui laisse néanmoins apparaître deux autres mots : Botticelli puis Boltraffio. Freud les écarte immédiatement mais n‟arrive pas à remettre la main sur le nom du fresquiste italien.

Cet oubli touche le nom du peintre italien Luca Signorelli (1445-1523).

Comment expliquer cet oubli ? Pour Freud, il est nécessaire de le relier au thème précédent du dialogue. Ce thème concerne les mœurs des Turcs vivant en Bosnie et en Herzégovine. Notamment, Freud raconte qu‟ils témoignent d‟une confiance infaillible à l‟égard du médecin et d‟une soumission exemplaire à l‟égard du destin. Quand le médecin annonce qu‟il n‟y a plus rien à faire pour le malade, les proches répondent :

« Herr, que dire à cela ? Je sais que s‟il pouvait être sauvé, tu l‟aurais sauvé ! »

A partir de cet échange sur l‟attitude envers la mort et le destin, de multiples pensées commencent à s‟éveiller et envahir l‟esprit de Freud qui, nous dit-il, se retire progressivement et s‟absente de la conversation. Quelles sont ces pensées ?

Il lui revient l‟importance accordée à la sexualité et à la fonction sexuelle pour ce type de patients.

Plus particulièrement, un de ses patients lui avait dit :

« Tu le sais bien, Herr, quand ça ne marche plus, alors la vie ne vaut plus rien. »

Freud se détourne de cette chaîne de pensées qu‟il ne souhaite partager avec un interlocuteur qu‟il ne connaît pas. Il précise encore qu‟il est à ce moment sous le coup d‟une mauvaise nouvelle : il vient d‟apprendre la mort d‟un de ses patients pour lequel il s‟était donné beaucoup de peine.

Plusieurs noms sont impliqués dans les pensées que Freud écarte et dans celles qui circulent avec l‟interlocuteur. Freud propose un schéma pour en situer les articulations.

Signor elli Bo ticelli Bo l traffio

Her zégovie Bo snie

Herr, que dire à cela ?

Mort, sexualité Trafoï

Pensées refoulées

Les pensées refoulées attirent vers elles les mots et les idées relatives à la mort et à la sexualité. On peut dire ici que la mort coupe et perfore le texte disponible de Freud. C‟est elle qui empêche de retrouver le nom du peintre.

Tout cet exemple se concentre sur la première partie de ce nom : Signor, Seigneur, Herr, Maître absolu. Freud, à partir de ce dialogue, rencontre ce point subjectif de la mort comme Maître absolu qui bloque et dissout les chaînes de pensées. Il a préféré reculer devant ce point opaque et c‟est alors l‟oubli du nom qui se produit. On peut lire dans cet exemple freudien, la force de la mort qui abolit la cohérence du discours et brise l‟interlocution en laissant apparaître les bribes de l‟oubli.

Cet exemple met en scène la confrontation directe de Freud avec son être pour la mort. Nous retrouvons la structure du centre torique de la mort réelle et les effets produits. Un point limite est indiqué par cet exemple où vacille la cohésion des chaînes de pensées et où se fragmente la logique même du dialogue. A l‟approche de ce point structural, la parole se tarit, le discours semble s‟éteindre, les mêmes mots oscillent entre le sens et le non-sens qui les fonde.

En quoi ce repérage du Maître absolu dans le rapport du sujet avec l‟Autre peut-il éclairer ce qui est en œuvre dans la clinique ?

Que se passe-t-il pour le sujet malade contraint d‟affronter sa condition mortelle ou d‟assumer sa propre mort ? Jusqu‟où cela est-il possible ?

En quoi ce point mortel dans l‟Autre, ce point ombilical, ce point de non-savoir absolu, se trouve-t-il touché dans la collusion de la maladie ? En quoi cette déchirure radicale conduit- elle le sujet à devoir répondre et affronter le Maître ?

Il s‟agit d‟attribuer une place à cette dimension de la mort et de l‟affrontement au maître absolu pour le sujet malade. Faire sa place à cette dimension de la clinique pour un sujet mis face à la possibilité de sa mort et à l‟impossibilité qu‟elle produit puisqu‟il n‟en peut rien savoir.