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3 3 SYNTHESE SUR LE DEDOUBLEMENT DE LA MORT

Pour ponctuer cette première approche d‟une métapsychologie de la mort, nous proposons de croiser la mort impossible et la nécessité de la mort.

Nous avons développé dans la première partie la mort en tant qu‟elle porte une impossibilité dans la structure. C‟est la dimension du Maître absolu hegelien pour définir la mort que porte la vie, sa faille et sa finitude. La notion d‟être-pour-la-mort comme ce devant quoi s‟arrête le savoir et la parole est dédoublée par Lacan d‟un « sens mortel » sur lequel nous allons revenir.

La mort a pour fonction de porter la vie. Le pont de la finitude se projette dans la vie et ouvre celle-ci du point de vue de la mort en quelque sorte. La mort soutient la vie et lui confère ce qu‟elle a de sens. Lacan pose ainsi la valeur de révélation de la mort, l‟existence prend une dimension historique (historiale) par le truchement de la mort. La vie touchée par la mort passe au rang de destin, de destinée tragique. La mort Ŕ ou ce qui en porte l‟occurrence, par exemple la maladie létale Ŕ est à la fois une rupture, une brisure et une élévation à l‟histoire, au destin de l‟être vers la mort. Le sujet sort de soi, il prend existence et sa vie prend sens, mais de quoi s‟agit-il ?

C‟est la mort, non pas incluse comme finitude et terme inéluctable de la vie, en tant qu‟elle soutient l‟existence même du sujet. Ce n‟est pas celle que porte la vie limitée mais plutôt celle qui porte la vie et qui est liée à la présence du langage. C‟est aussi la mort qui permet toute esquisse de sens dans la vie. Il n‟y a de relief, de sens, de choix, que quand la mort intervient et entre en jeu, dit Lacan. Il croise au fond la crainte du maître absolu et la saisie de l‟être vers sa destination pour éclairer la clinique freudienne.

La mort comme un point d‟où la vie prend son sens, comme l‟instance, le point de vue « interne » qui soutient l‟existence et son sens, qui définit un sens mortel.

Un sens supporté par la mort et aussi un sens vers la mort. L‟existence a du sens dans la mesure où elle est tendue et tenue par la fin, le terme final.

Ce point limite qui occupe une fonction, doit être considéré comme une dérivation par rapport à la fonction principale de la mort qui fabrique du père, de la référence et soutient le discours, le langage.

En effet, la mort qui soutient la structure signifiante est le jeu du non-être produit par la mise en jeu des mots. « Car l‟être du langage est le non-être des objets. »1

Ceci est un premier niveau dans la fonction de la mort qui sous-tend la séquence signifiante.

La fonction de la mort que nous tentons de mettre en évidence conjoint les pôles structuraux du nécessaire et de l‟impossible. Ce qui ne cesse pas de s‟écrire s‟effectue sur fond de ce qui ne cesse pas de ne pas s‟écrire. Le schéma freudien du mouvement du désir définit le fonctionnement de l‟appareil psychique à partir d‟une perte première, d‟un défaut initial, d‟une soustraction de jouissance. Le mouvement du désir est déterminé par la tension dialectique entre une tendance qui veut retrouver, revivre (qui ne cesse pas) et la perte première qui creuse l‟impossibilité de ressaisir l‟objet perdu.

Cette dialectique freudienne de l‟impossible retrouvaille et de la nécessité du mouvement peut être rapprochée de la dialectique du sujet dans le rapport complexe à sa propre mort. Le sujet parlant se situe par rapport à une fin, un terme anticipé insaisissable et en même temps c‟est une coordonnée nécessaire puisque si elle est touchée, et c‟est ce qui se passe avec la maladie létale, cela produit des effets de collusion subjectifs, de fixité, d‟inquiétude immobile et d‟irrésolution que nous explorerons dans la troisième partie.

La mort limite et cadre l‟espace de la subjectivité, elle est aux confins des formations de l‟inconscient, aux bords du désir, sur les extrêmes de la parole et du silence. Cette place et cette fonction sont altérées dans la mauvaise rencontre, pourquoi ?

C‟est un déplacement des lignes de force qui s‟opère et la mort à l‟horizon surgit au premier plan. Ce qui jamais n‟aurait dû ou ne pouvait pas se présenter doit maintenant trouver place dans les représentations. Ce désir qui semble être le mouvement vivant dans l‟être et ce qui anime le sujet vers les autres, ce désir marqué par la lettre porte en son fond la mort.

Ce qui fait qu‟il n‟a de sens de n‟en avoir aucun renvoie à la fonction de la mort présente dans le signifiant. La mort donne un sens mais de ne pas en avoir. Elle conjugue en traversant et inversant les représentations.

Quand Lacan veut situer la mort comme une instance, il tente de lui donner une fonction. Il abandonne cela par la suite et prend une autre direction (celle de la jouissance et de ce qui reste après le mortification signifiante, un plus de jouir). Pour notre clinique et notre champ de recherche nous devons situer la fonction de la mort.

Sur le versant symbolique de la limite, que se passe-t-il ?

L‟impossible est arrivé, est-ce un événement ? non, mais plutôt la mise en fonction de la mort à travers un événement de corps. Tout ce que la médecine ne peut pas traiter puisqu‟elle s‟occupe du corps malade relève de cette dimension de la fonction de la mort pour un sujet touché dans son corps. L‟événement de corps provoque une hémorragie dans le mur de la limite symbolique ainsi que son entrée dans le psychisme.

La mort est à l‟œuvre dans l‟articulation signifiante et représente le sujet qui s‟efface d‟un mot à l‟autre. Sous le signifiant (position de signifié), il n‟est pas mais plutôt il manque d‟être, il tente de vouloir-être à travers sa circulation dans la chaîne. Il est soumis à la disparition de toute chose prise dans le signifiant et à l‟effacement fondamental de la chose dans le mot. Le signifiant raye et barre ce qu‟il va ensuite élever articuler à d‟autres signifiants. Il en résulte une division du sujet, un écart entre ce qu‟il dit et ce qu‟il est, ce qu‟il dit et ce qu‟il veut dire.

Dans son texte Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan mentionne un autre dédoublement de la mort : celle que porte la vie et celle qui la porte1.

La première est corrélée à la prématuration et l‟inachèvement de l‟être parlant. Elle désigne la possibilité de mourir et la crainte de mourir, l‟effroi devant le Maître absolu.

La seconde est la mort qui porte la vie et supporte le désir, la pensée. C‟est, me semble-t-il, la fonction symbolique de la mort qui donne son armature à la subjectivité, au savoir et qui permet la vie.

Dans une note de bas de page, Lacan fait référence à la poésie de Dylan Thomas (1914-1953) qui met en œuvre une seule mort et refuse tout dédoublement de la mort. Il n‟y a que cette faille intrinsèque et cette mort dans la vie, cette mort que porte la vie.

On peut citer le poème intitulé « Refus de pleurer la mort par le feu d‟un enfant à Londres » dont les derniers vers disent :

« Profondément avec les premiers morts repose la fille de Londres, Revêtue de ses longs amis,

Les grains au-delà de l‟âge, les veines obscures de sa mère, Secrètement sur l‟onde sans pleurs

De la Tamise à l‟amble.

Après la première mort, il n‟y en a pas d‟autre. »1

Ce chant poétique s‟adresse justement à cette mort dans la vie. Dans sa présentation de l‟œuvre, Alain Suied écrit qu‟elle nous parle de ce « vertige fondamental que nous portons tous au fond de nous : c‟est le manque même de l‟Autre qui « nous » constitue. »2

Mais s‟il n‟y a qu‟une seule mort, Lacan pose la question : le Maître absolu est-il bien le seul qui reste ?

A contrario, ne faut-il pas privilégier dans la métapsychologie et d ans la pratique clinique, l‟autre dimension de la mort ? Non pas le maître absolu mais la fonction de la mort qui porte la vie.

Lacan renvoie le lecteur à ses développements dans le séminaire sur l‟éthique où il a lui- même dédoublé la mort. Il prend appui sur les deux morts du système de Pie VI chez D.A.F. de Sade (1740-1814). La première mort désigne le décès réel de l‟individu et la seconde la destruction intégrale des particules du corps mort. Il commente longuement la tragédie d‟Antigone pour définir un état de mort symbolique. De quoi s‟agit-il ?

C‟est l‟effet de la sentence de Créon qui condamne Antigone et la raye du monde des citoyens pour la bannir et la condamner à l‟errance. Du point de vue de la Cité Antigone n‟a plus de place et plus de légitimité : le support symbolique de son existence réelle lui est soustrait et la déchire de la communauté. Cette indication nous semble pertinente pour aborder de nombreux phénomènes cliniques où le sujet se trouve entre une mort symbolique et une mort réelle, une mort dans le signifiant et une mort du corps.

1

THOMAS D., Vision et prière, Gallimard, 1991, p.30.

Ce dédoublement de la mort s‟inscrit dans une « tradition », une lignée, une série qu‟il faut esquisser ici. Nous en proposons huit strates :

1) Epicure veut régler le problème de la mort qui est la difficulté principale rencontrée dans l‟existence. Il propose son quadruple remède (tétra pharmakon) en écrivant que la mort est un faux problème puisqu‟elle n‟existe pas. Quand je suis là, elle n‟est pas et quand elle est là, je n‟y suis plus. Il dédouble rationnellement la mort imaginée qu‟il faut écarter de la conscience et la mort réelle du corps qui est inconnaissable.

2) Saint Jean dédouble à son tour la mort du corps et une seconde mort. « Alors la mort et l‟Hadès furent précipités dans l‟étang de feu.

L‟étang de feu, voilà la seconde mort !

Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l‟étang de feu. »1

3) Saint Augustin, et la tradition chrétienne, opèrent une relève de la mort physique grâce au Christ qui rachète les fautes et sauve l‟humanité de la première mort.

5) Le système de Pie VI dédouble la mort du corps et l‟anéantissement de ses molécules matérielles. Cette seconde mort doit empêcher toute recomposition dans un autre être corporel.

6) Hegel dédouble la mort en valorisant l‟affrontement à la mort, et non l‟exposition au risque de mourir, qui fait entrer l‟individu dans son espace et fonde la maîtrise.

7) Freud dédouble la mort irreprésentable dans l‟inconscient et la mort anticipable qui influence la vie psychique des sujets.

8) Lacan dédouble la mort et isole une zone de l‟entre deux morts. Il s‟agit de la mort naturelle, le terme de la vie, la mort portée par la vie distincte de la mort anticipée, la mort présente dans la vie et sa fonction.

9) Leclaire dédouble la mort organique (qui est en fait la deuxième) et le mouvement psychique qui consiste à tuer l‟enfant imaginaire en soi : ce mouvement premier ne cesse pas dans l‟existence du sujet.

Nous établissons pour cette recherche la mort nécessaire qui ne cesse pas de s‟écrire et de soutenir le mouvement de la parole et de l‟écriture. C‟est la mort nécessaire qui fonde l‟ordre symbolique et marque le sujet et le corps qui s‟y inscrivent. Il s‟agit de souder ainsi la mort impossible présentée dans la première partie et la mort nécessaire. Cette soudure est un dédoublement qui doit permettre d‟ordonner les phénomènes cliniques étudiés :

Les réponses de patients atteints par une maladie à pronostic létal rencontrés à différents moments de leur parcours de soins.

Cette soudure de l‟impossible et du nécessaire, de la fonction signifiante et du réel insaisissable est une reprise des lignes de force de Freud dans sa conceptualisation.

On peut mentionner sans exhaustivité que le désir articule un mouvement nécessaire de retrouvaille et une perte d‟objet qui indique une impossibilité ; la constance pulsionnelle est une nécessité articulée au vide de l‟objet qui indique une impossibilité ; l‟élaboration du rêve est une nécessité articulée à un ombilic qui indique une impossibilité.

Si la mort et le corps (nous allons le déplier dans la partie suivante) ne sont pas des concepts analytiques, ils traversent la doctrine et indiquent des articulations essentielles.

C‟est en ayant posé ces jalons de la mort nécessaire et de la mort impossible dans la structure que nous pourrons mettre en relief les coordonnées de la contingence d‟une maladie létale et les enjeux subjectifs qui y sont engagés.

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DEUXIEME PARTIE