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« Abélard utilisait l’exemple de l’énoncé nulla rosa est pour montrer à quel point le langage pouvait tout autant parler

des choses abolies que des choses inexistantes. » Umberto Eco

La subjectivité est marquée et déterminée par le signifiant.

« La subjectivité n‟est à l‟origine d‟aucun rapport au réel, mais d‟une syntaxe qu‟y engendre la marque signifiante »1. Il faut tenir ensemble ces deux aspects indissociables, le sujet et la syntaxe engendrée par la chaîne symbolique. Si la subjectivité s‟engendre par le langage, c‟est la nature même du symbole qui exige d‟être éclairée pour cette recherche.

Comment spécifier l‟engendrement et la détermination par la marque signifiante ?

Pour interroger la nature du symbole et la négativité qu‟il met en œuvre dans le monde humain, nous prenons appui sur une référence majeure de Lacan déjà rencontrée : GWF Hegel (1770-1831). Il est le penseur qui a insisté sur la puissance négative du symbole conceptuel en définissant l‟entendement comme ce qui « rend ineffectif » les éléments de la réalité. Le concept opère sur la réalité en détachant les choses de leur situation matérielle et en les isolant artificiellement. Il est puissance de séparation et de dissociation, mais de quel ordre cette séparation est-elle ?

La force du concept annule les relations effectives d‟une chose vivante qu‟elle coupe de l‟ensemble du reste de la réalité pour la saisir (étymologie du terme allemand Begriff, de prendre, comprendre, apprendre).

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Le rapport entre le mot et la chose n‟est pas un mode simple de désignation. La chose est une réalité vive alors que l‟essence est suprasensible et sans vie. Ce que Hegel souligne c‟est que le concept opère en découpant la réalité, il la dévitalise pour pouvoir la saisir et la penser. Derrière le geste biblique de la nomination des êtres par le premier homme, il s‟agit de souligner la négativation nécessaire du réel pour toute articulation possible des signifiants entre eux. La translation de l‟entité concrète vers l‟idée met en œuvre une perte de vie.

Prenons un exemple. Pour élaborer l‟essence du mot « cheval », il est nécessaire que les chevaux vivants soient occultés dans leur singularité et niés comme êtres animés. En isolant du reste du monde les individualités vivantes, il devient possible de les nommer, de les décrire et de constituer une définition. Pour le dire autrement, la suppression de la particularité des étants individuels est nécessaire pour l‟élaboration de leur essence conceptuelle.

Le concept permet ainsi un échange entre l‟idée et l‟entité vivante, le sens du cheval s‟incarne dans tel cheval vivant. Hegel remarque alors que la translation du sens de la réalité sensible vers le concept qui dans un mouvement dialectique révèle la première, équivaut à une dévitalisation. La signification qui vit dans le cheval concret va mourir en passant dans le concept. Le mouvement du sens incarné vers l‟idée abstraite est défini par Hegel comme une suppression et un meurtre.

L‟introduction du symbole dans le monde opère une soustraction et une suppression. Bien sûr, la nomination ne supprime pas réellement l‟animal présent, mais il ne peut être présent dans le langage comme entité qu‟en ayant été préalablement supprimé. Son existence dépend maintenant des mots et il s‟incarne à partir de la disparition qui les caractérise. La réalité est toujours dédoublée entre les réalités concrètes et les mots qui les font surgir et les traversent. Il faut ici dissocier deux registres de « mortification » propre à la nature du langage. D‟une part, le « rendre ineffectif » hégélien et la neutralisation du réel dans son mouvement concret de la vie. D‟autre part, la translation de la signification qui, de l‟objet physique vers l‟idée abstraite, est équivalente à une néantisation.

Ce double processus est résumé par Kojève :

« l‟essence d‟une chose est cette chose moins son existence »1 .

Cette opération de scission et de séparation effectuée par le concept dans la réalité est présentée par Hegel comme la mort. Le concept produit la neutralisation de la réalité, il introduit la dimension de la mort.

Citons encore ce passage :

« Mais c‟est un moment essentiel qu‟un tel être scindé, ineffectif, lui-même ; car c‟est seulement parce que le concret se scinde et fait de lui quelque chose d‟ineffectif qu‟il est ce qui se meut. L‟activité de la scission est la force et le travail de l‟entendement, de la puissance la plus étonnante et la plus grande, ou, bien plutôt, de la puissance absolue.(…) Mais que l‟accidentel séparé de la sphère qui le contient, pris comme tel, que ce qui est lié et n‟est que dans sa connexion avec un autre être effectif, acquière un être-là propre et une liberté à part, c‟est là la puissance inouïe du négatif ; c‟est l‟énergie de la pensée, du moi pur. La mort, si nous voulons ainsi désigner cette ineffectivité dont il a été question, est ce qu‟il y a de plus redoutable, et retenir ferme ce qui est mort est ce qui exige la force la plus grande. »2

Cela signifie que si le cheval réel, pour garder cet exemple, est une entité finie, temporelle et mortelle qui s‟anéantit à chaque instant, son concept désigne le maintien permanent de cette abolition du réel spatial. Cette suppression est liée à la prise des choses dans le temps. La réalité qui disparaît dans le passé se conserve et se garde dans le présent sous la forme du concept. Le signifiant produit les choses et le monde en les faisant entrer dans le temps. Citons une nouvelle fois Alexandre Kojève : « l‟Univers du Discours est l‟arc-en-ciel permanent qui se forme au-dessus d‟une cataracte : et la cataracte, Ŕ c‟est le réel temporel qui s‟anéantit dans le néant du Passé. »3

Le langage introduit le « rendre ineffectif » (la mort) pour élever ce qui est nié dans une signification conceptuelle. Le signifiant fonde l‟être par la suppression des existants, il fonde l‟être dans la disparition et le néant. L‟opposition de l‟être et du non-être structure le système signifiant de l‟intérieur fondé par l‟opposition de ces éléments. La valeur de chacun est de n‟être pas l‟autre, le signe saussurien est une pure opposition qui a valeur de négativité.

1 KOJEVE A., Introduction à la lecture de Hegel, op.cit., p.544. 2

HEGEL GWF, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Vrin, 1997, p.93.

Le mot vient recouvrir l‟effacement de la trace de l‟objet. Ce rapport dialectique entre l‟être et le non-être constitue l‟ordre signifiant et se répercute sur l‟être qui habite le langage. Que se passe-t-il pour le parlêtre ?

Il s‟agit de préciser dans ce chapitre que le fondement du lien social et des échanges c‟est le symbolique et donc une certaine fiction, une falsification, une nécessaire mise en place de semblants. Ce sont les mots qui déterminent et commandent l‟organisation de la réalité sociale et l‟organisation subjective de l‟inconscient.

La réalité est filtrée par la fenêtre du fantasme et permet au sujet parlant d‟être au monde.

Cela permet aussi d‟indiquer et questionner cette notion de réalité que nous allons rencontrer plus loin dans la partie sur la contingence de la maladie. Cette notion structurée par le symbolique ne peut pas être un point d‟appui ou une référence fiable pour aborder les effets de la maladie. Quel est le statut du monde extérieur pour le sujet ?

Chaque sujet fabrique et construit sa réalité, l‟opposition entre réalité psychique et réalité effective est problématique. Sa réalité n‟est accessible qu‟à partir d‟une énonciation et d‟une articulation de la parole.

Les mots fondent et traversent les choses, le langage transcende la réalité et la bouleverse de fond en comble, tout le temps.

L‟homme n‟est pas plus le maître du langage qu‟il ne l‟est de la nature. C‟est la souveraineté du Logos qui est en question ici. La vérité se déroule dans un procès de parole et obéit à une structure de construction et de fiction.