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Si la mort fonde la structure symbolique, elle se répercute dans les registres Imaginaire et Réel. D‟une part, elle se marque comme une finitude dans l‟image du corps (corruptibilité et mortalité) et d‟autre part elle constitue une barrière face au réel de la condition mortelle de l‟être humain. Elle s‟inscrit à la racine du psychisme dans un processus de symbolisation primordiale et y déploie de profonds effets. La mort limite l‟espace psychique pour ses élaborations et ses productions de significations puis elle délimite le jeu des représentations du désir. Au-delà des images flamboyantes ou des lambeaux du désir, derrière l‟écran fixe des fantasmes, la mort est présente. Le symbole est efficace en l‟absence de la chose et tient sa puissance d‟évocation et de mobilisation à partir de celle-ci. Soit le symbole représente ce qui n‟est plus ou ce qui a disparu, il est alors un vestige et la mémoire dans l‟épreuve de la mort de l‟autre. Soit il est le signe d‟une absence ou d‟une souffrance, dans le rapport amoureux par exemple où il est signe d‟une présence « infinie » ou d‟une absence tournée vers ce qui vient.

Face à la mort, la logique psychique se dédouble. La mort impossible à penser, toujours présente mais refusée ou oubliée, se croise et se tisse avec la mort immanente et sa fonction fondatrice pour la culture, le savoir et la pensée.

Ces deux lignes oeuvrent constamment pour chaque sujet parlant : la pensée veut toujours ressaisir ce qui lui échappe et qui la porte en même temps.

« La mort impossible nécessaire : pourquoi ces mots Ŕ et l‟expérience inéprouvée à laquelle ils se réfèrent Ŕ échappent-ils à la compréhension ? Pourquoi ce heurt, ce refus ? (…)

La pensée ne peut pas accueillir cela qu‟elle porte en elle et qui la porte, sauf si elle l‟oublie. »1

L‟espace psychique se déplie et prend son relief dans cette tension entre l‟impossible et le nécessaire dans le mouvement de recherche arrimé à un point insaisissable et perdu. Freud a livré une première version de cette tension en termes d‟échec de la satisfaction hallucinée et du mouvement psychique qui vise l‟identité de perception.

« Rien ne nous empêche d‟admettre un état primitif de l‟appareil psychique où ce chemin était réellement parcouru et où le désir, par conséquent, aboutit en hallucinatoire. Cette première activité psychique tend donc à une identité de perception, c‟est-à-dire à la répétition de la perception, laquelle se trouve liée à la satisfaction du besoin. »1

Cette première « vie psychique » ne peut pas résoudre toutes les tensions corporelles et le mécanisme hallucinatoire conduit à un échec. Un deuxième niveau de processus est alors nécessaire qui s‟articule à la motilité et à la mémoire.

« cette inhibition, et la déviation de l‟excitation qui suit, est le fait d‟un deuxième système qui contrôle la motilité volontaire, c‟est-à-dire l‟utilisation des mouvements pour des fins que nous offre notre mémoire. Mais toute cette activité de pensée compliquée qui va de l‟image mnésique jusqu‟au rétablissement de l‟identité de perception par les objets du monde extérieur n‟est qu‟un détour dans l‟accomplissement du désir, rendu nécessaire par l‟expérience. La pensée n‟est qu‟un substitut du désir hallucinatoire, et on comprend aisément que le rêve ne soit qu‟accomplissement de désir, puisque seul le désir peut pousser au travail notre appareil psychique. »2

La satisfaction ne peut jamais être retrouvée mais son horizon demeure comme ce vers quoi le mouvement est tendu. L‟articulation des marques signifiantes est orientée vers cet horizon et en même temps prend sa source dans cette perte.

Pour Freud, la pensée et le désir sont déterminés par cette tension irrésolue du mouvement qui porte son impossibilité à la racine et lui donne corps dans un texte inconscient.

Cette impossibilité de penser la mort n‟est pas un obstacle vide et vain car la mort se laisse imaginer et anticiper. La mort occupe l‟esprit de l‟homme, elle habite en lui.

Rainer Maria Rilke :

« nous ne sommes que l‟écorce, que la feuille, mais le fruit qui est au centre de tout, c‟est la grande mort que chacun porte en soi »

1

FREUD S., L’interprétation des rêves, op.cit., p. 481.

La pensée et le discours mettent en œuvre ce processus d‟anticipation et de relation avec un point toujours à venir, impossible comme tel à saisir mais qui rétroactivement porte le discours. Georges Bataille l‟a nommé l‟impossible et Maurice Blanchot a déployé les connexions du langage, de la pensée et de la mort. Nous proposons ici de définir une fonction de la mort à partir de trois points. La mort désigne le non-sens à partir duquel un sens est possible et dans lequel il se dissout. On retrouve ici le motif de l‟ombilic développé dans notre première partie.

La mort est aussi ce qui soutient la logique de la rétroaction et de l‟anticipation vers un point à venir. Elle porte de façon paradoxale le discours. Enfin, de la même façon, la mort qui porte la vie marque celle-ci comme un désir et un manque à être.

En effet l‟impossibilité propre à l‟objet du désir est la même que l‟impossibilité propre à l‟expérience de parole. Cette impossibilité est ce qui supporte son indestructibilité.

En tant que terme ou fin, elle détermine des effets sur l‟individuation de l‟être et le fonctionnement de la chaîne syntaxique. Les mécanismes d‟anticipation et rétroaction du signifiant opèrent pour la subjectivité dans son rapport à la fin. En tant qu‟horizon ou ligne de fuite, la mort détermine la fonction du point à partir duquel l‟existence du sujet prend une dimension et un sens possible.

Cette dialectique de la mort impossible et nécessaire a été développée par Serge Leclaire au niveau même du sujet et de l‟espace psychique. La vie subjective implique de tuer en soi la figure de l‟enfant premier en accomplissant un meurtre impossible et nécessaire.

Dans son ouvrage « On tue un enfant », il développe l‟idée selon laquelle le sujet ne peut exister qu‟en tuant répétitivement l‟enfant merveilleux, le représentant du premier narcissisme, qui lui pré-existe. Chacun doit non pas tuer son père ou « le » père, mais plutôt se séparer de cette image venue du désir de l‟Autre pour pouvoir entrer dans la chaîne qui l‟entoure et y être représenté.

« La pratique analytique se fonde d‟une mise en évidence du travail constant d‟une force de mort : celle qui consiste à tuer l‟enfant merveilleux (ou terrifiant) qui témoigne des rêves et des désirs des parents. Il n‟est de vie qu‟au prix du meurtre de l‟image première, étrange, dans laquelle s‟inscrit la naissance de chacun. C‟est un meurtre irréalisable mais nécessaire car il n‟est de vie possible, vie de désir et de création si l‟on cesse de tuer l‟enfant merveilleux. »1

Leclaire insiste sur une fonction de la mort qui est celle du meurtre et de la mise à mort de la première image de soi, de l‟attaque indéfinie portée aux formes des désirs qui président et entourent la naissance de chaque sujet. Cette naissance le situe comme un pôle d‟attributs et une incarnation des attentes insues de parents, comme le support « innocent » des désirs de l‟Autre. Cette naissance croise la figure plurivoque de l‟enfant imaginaire par rapport auquel le sujet va se structurer et contre laquelle il se débat pour ouvrir un espace, une médiation, une pensée, un désir.

Cette image donne son représentant au moi primaire et au narcissisme constitutif du sujet qui va se repérer et se placer par rapport à elle. Il s‟agit pour lui de ne pas se confondre et se fondre en elle pour éviter le piège de l‟identification à l‟enfant merveilleux qui comblerait le désir de l‟Autre. Bien plus, il doit s‟en écarter et tenter de la supprimer pour faire vivre autre chose et exister comme sujet singulier ayant traversé ce premier leurre. Cette image entoure et nimbe l‟arrivée au monde du corps de l‟enfant et les premiers échanges médiés par la parole et l‟attention portée à ses mouvements.

Cette image de l‟enfant merveilleux est investie d‟une valeur phallique dont l‟enfant doit se séparer et se débarrasser.

L‟accent est mis sur la nécessité de la mort qui institue et situe la vie du désir comme une vie entre deux morts. La vie du sujet est à la fois initiée par le meurtre d‟une figure imaginée et tournée en direction de la mort.

Pour qu‟un espace psychique soit possible et qu‟un sujet puisse vivre, il est nécessaire de s‟attaquer aux premiers mirages et aux premiers investissements croisés entre le sujet et l‟Autre. Créer, vivre ou revenir de ses épreuves, mettent à l‟œuvre l‟impossibilité comme la condition initiale de toute advenue et parole singulière du sujet.

Le symbole, dans un processus d‟Aufhebung, humanise l‟homme en créant le double écart quant au donné et à soi-même. Le symbolique en distinguant la vie de la mort, le présent de l‟absent, fait entrer la mort dans le monde.

Dans son effort pour contrer la mort et y répondre, la culture humaine montre aussi que c‟est contre lui-même que le symbolique se retourne. Le symbole instaure une permanence qui ne s‟étaye sur aucune réalité factuelle et se détache, véritablement balaie le donné en mouvement. Cette annulation présidant à l‟instauration d‟une permanence « autonome », peut être qualifiée d‟écart, de distance avec le monde. C‟est un écart créateur mais pour un monde négatif.