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The Case of the Scorpion’s Tail

Chapitre III L’érotisme

13. L’inquiétante étrangeté chez le spectateur

13.1 The Case of the Scorpion’s Tail

Il n’est pas indispensable que des mannequins artificiels apparaissent lors des scènes d’homicide ou même qu’ils soient mis en valeur au cours du film pour qu’ils s’imposent à notre imaginaire. En effet, les mannequins s’invitent parfois plus subtilement au rendez-vous. The Case of the Scorpion’s Tail (Sergio Martino, 1971) nous en fournit un bon exemple. Dans la première scène de meurtre de ce giallo, la victime est attaquée dans sa chambre d’hôtel. Après avoir tenté d’empêcher l’effraction du tueur en bloquant la porte d’entrée, la femme court vers la pièce du fond et se lance sur le lit. L’homme se dépêche pour la rejoindre et se jette sur elle. Il l’agrippe, la retourne brusquement – à l’écran : insert de son couteau pointé à la hauteur de nos yeux – et lui fait une entaille au cou. À l’intérieur des cinq prochaines secondes survient le noyau de l’agression. 1) Plan fixe en plongée sur le ventre immobile de la victime (à l’horizontale) montrant le couteau y pénétrer directement. 2) En caméra à l’épaule, cadrage rapproché poitrine sur la femme, en plongée et dans un angle oblique, montrant la réaction du haut de son corps à la suite de l’incision (son torse et sa tête se cambrent vers l’arrière). 3) Retour immédiat au plan fixe sur le ventre qui n’a toujours pas bougé. Le couteau, planté tel que prévu, commence à inciser la chair sur la longueur (vers le haut).

4) Nous retrouvons le plan de réaction (caméra à l’épaule) sur le haut du corps (cadrage taille-

épaules). La victime se cambre encore un peu. 5) Insert du ventre statique; l’incision continue de progresser. 6) Le plan en plongée sur le haut du corps revient. Nous nous approchons du visage de la victime. Adossée sur le côté droit du lit, cette dernière est presque immobile...

Une coupe nous déplace ensuite à droite du lit (plan fixe), juste au dessus du matelas, alors que le tueur recueille un coffre posé plus loin sur le lit. Durant ce moment (environ 5

! $$,! secondes), la victime ne se trouve plus dans notre champ de vision. Dès que l’assassin quitte la pièce, Martino enchaîne deux plans assez curieux. Le premier, avec un cadrage oblique rapproché épaules, montre pour un court instant la victime, comme nous nous y attendions (elle est maintenant inerte et sa tête repose sur le rebord du lit). Mais le second plan – nous accordant une perspective un peu plus large et nous montrant la femme qui glisse de sa position pour s’effondrer au sol – cause toutefois une certaine stupeur. Premièrement, le raccord, en plus d’être passablement incongru234, frappe par son contenu. C’est que nous nous demandons sincèrement comment un corps sans vie et qui semble immobile (qui ne paraît pas non plus au seuil de glisser) peut bien, l’instant suivant, s’écrouler d’une telle manière. Ceci nous force à reconsidérer le moment exact où la victime se serait éteinte (ou si elle l’est désormais véritablement). Sa chute nous étonne aussi par son style. La femme tombe avec une raideur affectée et atterrit dans une position surprenante, comme si son dernier spasme levait le voile sur sa véritable nature : une sorte de mannequin automate. Une artificialité semblable émane pareillement de son visage. Celui-ci, grâce à l’épais maquillage qui le recouvre, paraît inchangé. Notre impression d’avoir affaire à une entité plus ou moins humaine est également exacerbée par les inserts gore présentés quelques secondes auparavant. D’abord, l’aspect pâteux et anormalement blanchâtre de la région du ventre trahit l’utilisation d’une prothèse. De plus, le sang qui en déborde très lentement, d’un rouge onctueux s’apparentant à de la gouache, attire à son tour l’attention sur lui-même235. Pour ces facteurs, la femme paraît

factice avant même qu’elle n’en vienne qu’à se figer artificiellement.

Certes, il est légitime de douter que ces imperfections techniques (lors du plan gore) aient toutes été pleinement souhaitées par le réalisateur. Par contre, la mise en scène et le montage du segment (aux jump cuts flagrants mais habilement rythmés), eux, laissent insinuer que ce dernier pressentait ce conflit esthétique et qu’il prévoyait déjà le gérer avec une certaine ingéniosité. Prenons l’incision au ventre. Tandis que Martino aurait été plus prudent, !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

234 Il s’agit du premier plan dans ce segment tourné à partir du côté gauche de l’axe. Le plan précédent (angle

assez neutre) ayant été extrêmement bref, cette coupe crée un raccord au style très heurté et en fait essentiellement un faux raccord.

235 Au plan sonore, c’est encore l’artificialité qui prévaut pour marquer cette incision. C’est-à-dire qu’à travers le

vacarme de trompette, on peut aussi entendre un effet sonore extravagant (un imposant « couuuuiccc » allongé) qui revient chaque fois une fraction de seconde avant que le gros plan sur le ventre ne soit montré à nouveau.

! $%-! d’un point de vue strictement réaliste, de tronquer la durée de cet insert, il a au contraire voulu en préserver l’intégralité. Bien sûr, il l’a intégré en plusieurs plans par à-coups (en alternance) et, de cette manière, a cherché à nous en dérober quelque peu la vue. Néanmoins, nous estimons qu’il a dosé les apparitions de l’insert de façon suffisamment généreuse, dans le but, justement, que sa matérialité, son aspect faux et la faute de raccord le concernant aient l’occasion de transparaître. Par cette alternance, le cinéaste est parvenu à créer un fulgurant effet de syncope – il a ainsi soutiré un avantage poétique de l’inévitable faille dans le réalisme inhérente à la monstration gore. Notre hypothèse est donc que le cinéaste a tenté de souligner la difficulté technique que lui posait dès le départ la mise en scène de ce coup de poignard. C’est-à-dire qu’il a cherché à renforcer le contraste entre l’aspect « mouvant » des plans de réaction (tournés caméra à l’épaule) – où nous suivons le haut du corps qui bouge – et celui « statique » des plans montrant la cause de cette réaction (cadrage fixe) – où nous voyons une prothèse immobile recevoir le couteau. De cette façon, il a doté cette succession de plans d’une forme surréaliste où l’inquiétante étrangeté est en germe. Puis, souhaitant demeurer conséquent jusqu’au bout, Martino a aussi voulu que cette « anomalie » se répercute à peu d’intervalles près, cette fois, plus clairement au sein de l’univers diégétique236.

Nous sommes à présent en mesure de voir une certaine logique dans la chute de la victime à la toute fin de la scène. C’est un goût de déjà-vu qui refait surface à ce moment, cette dernière ayant déjà paru brièvement happée par un dérèglement de cet ordre auparavant. Ainsi, malgré l’incohérence narrative, l’image possède une force évocatrice. Bref, pour récapituler, l’inquiétante étrangeté de ce segment repose essentiellement sur cette contradiction : le corps de la victime semble anormalement inerte alors qu’elle est toujours vivante et, à l’opposé, il semble encore mobile une fois que celle-ci est censément morte. Enfin, spécifions qu’aucune réponse claire et définitive n’est apportée en ce qui a trait au !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

236 Nous tenons à mentionner que notre inspiration concernant la dichotomie « étrange » que nous avons pu ici

observer (fracture entre aspect mouvant et aspect figé) provient d’une remarque de Mikel J. Koven au sujet d’une scène de meurtre de Deep Red (Argento, 1975). « Not only do the inserts shots disrupts the continuity of [the victim’s] body (we cannot know for certain where she is being hit with the cleaver), they also temporarily disrup the rhythm and flow of the murder sequence by alternating between the fluid movement (of the actor) and the nonmovement (of the special effect) » (2006, p. 150). Pour Koven, ce contraste (qu’il soit délibéré ou non) produit un effet poétique. Nous ajoutons qu’en certains cas, il peut aussi produire un effet d’inquiétante étrangeté.

! $%$! moment du décès. Après nous avoir assommés, le cinéaste termine la scène en nous laissant expressément son esquisse dans les mains.