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Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

7. EXEMPLES

7.2 Le jump cut

Nous l’avons énoncé plus tôt, un des défis pour le cinéaste avec la scène de meurtre est de nous persuader par divers moyens qu’un changement d’état se produit en la victime. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

121 D’autant plus que le meurtrier, manifestement, n’avait pas blessé la victime aux yeux (on l’a bien vu) et,

encore moins, arraché ceux-ci!

122 Cela dit, le spectateur peut tout de même supposer qu’il s’agit des yeux de la victime venant juste de se faire

agresser. Il peut penser cela parce que le même scénario s’est produit au meurtre précédent : après l’agression de la victime, on lui a montré une paire d’yeux reposant dans ces mains gantées et être déposée dans un bocal d’eau.

123 Le fait qu’on lui ait donné l’impression de se faire agresser les yeux (et que la victime subissait le même sort)

! *-! Aspirant à sidérer le spectateur à l’approche de ce moment, ceux-ci font parfois appel à une figure de montage audacieuse : le jump cut124. La règle des 180 degrés est sûrement celle que les cinéastes bravent le plus souvent. David Bordwell et Kristin Thompson résument la raison d’être de cette dernière :

La principale qualité du système des 180o est de produire des

descriptions spatiales claires : le spectateur sait toujours où sont les personnages, les uns par rapport aux autres et par rapport au décor. Plus important encore, il sait où il se situe lui-même par rapport à l’action. Cet espace limpide, déployé dans toute sa cohérence, est conçu pour que le spectateur ne soit pas distrait du seul centre d’attention possible : l’enchaînement narratif des causes et des conséquences (1999, p. 350).

Entre autres choses, cette règle des 180o dicte qu’au cours d’une scène, le cinéaste doit établir une ligne imaginaire (un axe) à partir de laquelle il s’autorisera à capter l’action. En installant toujours sa caméra du même côté de la ligne, il peut à son gré alterner d’un plan à l’autre une fois rendu à l’étape du montage – il s’assure ainsi de conserver chaque élément à l’image dans la même disposition (gauche-droite) et de réduire les discordances visuelles entre chaque plan. Voyons comment le non-respect de cette convention au moment du meurtre peut se manifester.

7.2.1 Seven Blood-Stained Orchids (noyade)

Dans Seven Blood-Stained Orchids, le tueur apparaît devant la victime, les mains tendues devant lui pour l’étrangler. Prise d’effroi, celle-ci s’évanouit. Peu après, son assaillant la dépose dans un bain rempli d’eau et lui maintient sa tête sous l’eau. La femme reprend connaissance, puis s’affole en constatant à nouveau son péril. À l’écran, sa lutte pour éviter la noyade est montée dans cet ordre :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

124 Il faut préciser que par jump cut, nous référons non pas aux petites erreurs de raccords de continuité au sein

d’un film (qui sont de toute façon pratiquement inévitables). Nous parlons plutôt des jump cuts suffisamment flagrants pour attirer l’attention sur eux-mêmes : ces jump cuts qui, vraisemblablement, résultent non pas d’une ignorance des conventions de montage, mais bien ceux qui paraissent voulus de la part des réalisateurs (et des monteurs). À savoir si ces faux raccords étaient toujours initialement prévus dès l’étape du découpage technique, il s’agit d’une tout autre question.

! *$! 1. Plongée sur la victime en cadrage rapproché taille (A). Une vue latérale sur le haut de son corps et son visage (celui-ci se trouvant à droite de l’écran) nous est donnée.

2. Plan à la hauteur du bain nous montrant, de biais, ses jambes et ses pieds (B) qui reposent sur le rebord gauche du bain. Nous voyons qu’elle tente de chercher un appui avec ses pieds (éclaboussures d’eau).

3. Plongée sur la victime conforme au premier plan (exposant toujours le corps latéralement en cadrage rapproché taille), à l’exception que la tête de la victime se retrouve maintenant à gauche du cadre (A#).

4. Retour au plan (B) sur les jambes (celles-ci pointant encore vers la gauche) qui remuent de plus belle.

5. Retour au tout premier plan (A). La tête de la victime est revenue dans sa position initiale (à droite).

6. Plan sur les jambes (B), suivi d’un zoom arrière assez lent nous offrant une vision plus globale de la pièce (B vers C)... et nous reconfirmant, du même coup, que le tueur et la tête de la victime se situent à l’extrémité droite du bain.

7. Réitération du plan initial sur le haut du corps (A), la tête toujours à droite. On y voit le visage qui semble sur le point de lâcher prise.

8. Plan de biais sur les jambes – reprenant le cadrage final obtenu à la suite du zoom arrière lors du 6e plan (C); un pied sur la bordure du bain paraît être agité par ses derniers spasmes... et semble enfin s’immobiliser.

9. Très gros plan filmé en longue focale (D) nous montrant la main gantée du tueur tenant entre ses doigts un médaillon en forme de demi-lune. Derrière le gant et le médaillon, nous entrevoyons (hors foyer) les jambes reposant (comme prévu) à gauche du bain125.

10. Plan en plongée rapproché taille qui saute encore l’axe (A#). La tête réapparaît pour une seconde fois à gauche, révélant la victime figée, les yeux écarquillés126.

Impossible de passer à côté d’un tel recours au saut d’axe. Avant d’être dû à de l’incompétence ou encore à une insouciance de la part du réalisateur et/ou du monteur, ce !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

125 Une serviette bleue validant également qu’il s’agit du côté gauche du bain.

126 À noter que quelques secondes plus tard, au moment de la découverte du cadavre par la police, la suite de

plans qu’on nous sert complexifie encore la lecture de cette scène (le cinéaste filme le reflet d’un miroir pour nous désorienter).

! *%! jump cut fait foi selon nous d’une conscience des conventions de montage et des limites inhérentes à la représentation cinématographique du meurtre. Observons comment Lenzi procède. Par son choix de cadrages et l’alternance de plans, le cinéaste impose dès le départ une fracture entre le haut du corps (évoquant l’esprit) et le bas du corps de la victime (renvoyant au corps en tant que pur système nerveux). Ce faisant, le réalisateur montre que son organisme est en train de subir un important désordre – le visage et le haut du corps peuvent à peine bouger, tandis que les jambes, elles, sont libres de leur mouvement et compensent pour tenter de retrouver l’équilibre. Mais le cinéaste en remet avec ces plans A# qui viennent se loger de manière subreptice (car respectant la même échelle de cadre que les plans A). L’alternance qui se profile entre A et B au début, qui aurait permis au spectateur de suivre l’action selon une formule simple, puisque cohérente et prévisible, est ainsi contrecarrée par le premier plan A#. Celui-ci ajoute alors une bonne couche d’ambiguïté à la situation diégétique (déjà critique). Cette faute de raccord aurait pu se faire oublier au fil des plans si Lenzi s’en était tenu à cette nouvelle configuration. Cependant, nous assistons ensuite à un retour de B suivi par A, ce qui nous donne l’impression que cette alternance initiale a été restaurée. L’axe est donc franchi non pas définitivement – ce qui aurait tout de même assuré une fluidité dans le reste de la séquence –, mais seulement temporairement et par intermittence. Excédé par le montage et craignant de perdre le fil encore plus, le premier réflexe du spectateur est alors de se concentrer davantage sur l’agression. Par le fait même, il devient d’autant plus apte à ressentir la violence en jeu. Le retour absurde d’A# en guise de dernier plan (alors que le personnage paraît désormais sans vie), enfin, vient symboliquement redonner à la mort son caractère angoissant et insondable.

Certes, nous pouvons estimer probable que le spectateur moyen des salles terza visione de l’époque ne réalisait pas l’ampleur de ces faux raccords et qu’il ne détenait pas une connaissance effective de la règle des 180o. Surtout, il ne prenait sans doute pas la peine d’analyser comme nous l’interaction entre la dépossession que subit la femme par rapport à son corps et cette tournure détraquée qu’adopte le montage. Toutefois, nous croyons que, ne serait-ce que vaguement, il percevait ces incongruités et que celles-ci avaient la capacité de lui faire éprouver des affects négatifs connexes à ceux vécus par la victime.

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