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Chapitre I Présentation du giallo et observations préliminaires sur la scène de meurtre

2.1 Découper la sensation

L’homicide implique pour l’assassin de porter atteinte à l’intégrité physique de la victime, et cela, jusqu’à l’anéantir. Tout au long de notre étude, le corps de la victime, mais aussi, celui du meurtrier, sera ainsi au centre de nos préoccupations. Dans un premier temps, il nous paraît essentiel de revenir sur certaines notions qui ont déjà été énoncées par rapport aux !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

40 Quelqu’un qui, aujourd’hui, déciderait de visionner successivement les bandes-annonces d’une douzaine de ces

films serait à même de constater à quel point nous pouvons y trouver une succession de sons et d’images semblables.

! %%! genres filmiques dits « corporels41 ». Fait incontestable, le cinéma, depuis ses balbutiements, témoigne d’une fascination pour le corps humain et ses mouvements42. La captation sur pellicule de ce dernier effectuant une action (en train de danser, par exemple) permet ensuite de l’observer sous une nouvelle perspective : comme le formulait André Bazin, le cinéma ne représente pas seulement les choses, il les re-présente. En visionnant (parfois à plusieurs reprises) ce mouvement à l’écran, son analyse sera facilitée et chaque stade de sa composition pourra alors être décortiqué. Les qualités documentaires du cinéma – la caméra en tant qu’outil donnant accès à cette dimension du réel qui nous échappe – ne tarderont donc pas à être utilisées pour assouvir la curiosité de l’homme envers la sexualité. Si la censure freine initialement les films à caractère sexuel d’être produits librement et empêche leur diffusion à grande échelle, ils en viendront qu’à former un genre à eux seuls au début des années 1970, soit le cinéma pornographique. Linda Williams en fera son principal champ d’études. Dans son livre Hard core : power, pleasure, and the “frenzy of the visible”, l’auteur affirme que le but de la pornographie dite hardcore est (d’essayer) de rendre le plus tangible possible les manifestations du plaisir sur le corps des acteurs, et plus précisément, sur celui, plus sujet aux ambiguïtés, de la femme (1989, p. 50). En effet, alors que chez l’acteur masculin l’excitation est implicite par l’érection et que la jouissance qu’il retire des ébats se voit confirmée avec l’émission d’un élément de preuve peu réfutable, à savoir l’éjaculation43, montrer des réponses

équivalentes chez l’actrice est source de diverses complications. Williams explique que cette difficulté provient notamment du fait que l’orgasme féminin est depuis toujours perçu comme un phénomène plus secret et plus discret – moins facilement vérifiable et ayant lieu à un endroit « imprécis » – que son pendant masculin (Ibid., p. 49). Afin de contourner cet « obstacle » que constitue la jouissance féminine au spectacle dynamique que le genre cherche à produire, les réalisateurs de pornographie ont intérêt à arranger le rapport sexuel. Ainsi, les scènes d’ébats seront tournées et montées de sorte à mettre en valeur des éléments qui viendront suggérer une excitation débordante et permanente chez l’actrice. Le champ de vision (et l’environnement sonore du spectateur) sera alors saturé de stimuli. Les gros plans sur le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

41 Communément appelés body genres.

42 Voir à cet effet les études visuelles d’Eadweard Muybridge.

43 Éjaculation qui, pour évacuer les doutes quant à son surgissement, est pratiquement toujours faite alors que le

! %&! visage extatique de l’actrice seront privilégiés, de même que ceux sur ses organes génitaux44, sans oublier ceux sur son bassin45. Bénéficiant d’une proximité inhabituelle devant cette gymnastique sexuelle d’allure efficace, le spectateur masculin hétérosexuel, auquel s’adresse d’abord et avant tout le genre hardcore, n’a pas de difficulté à s’imaginer l’actrice prendre totalement plaisir dans la scène. Selon Williams, depuis son implantation, le cinéma pornographique adapte donc le comportement sexuel de la femme – notamment sa façon de bouger, sa façon de jouir –, le façonne afin qu’il corresponde davantage au principe de « visibilité maximale » dont il fait la promotion (Ibid., p. 46)46.

Dans son mémoire de maîtrise, Éric Falardeau reprend plusieurs des arguments de Williams pour dresser des parallèles entre le film pornographique et le film gore47, deux genres qui ont pour principal objet l’enveloppe corporelle et ses limites. Alors que Williams soutient que la pornographie vise à rendre explicite les marques du plaisir sur le corps, Falardeau, quant à lui, estime que le gore, par le biais d’une grammaire cinématographique semblable à celle de la pornographie, s’applique à rendre visibles et audibles d’autres sensations/émotions extrêmes (la peur, la douleur, la souffrance), en plus de tout ce qui se rapporte à l’abject. L’auteur québécois résume :

Dans le cinéma gore et porno, le grand inconnu, l’objet finalement révélé à travers le gros plan (peu importe qu’il soit effet gore, meat shot ou money shot), c’est le corps : la peau, ses mouvements et ses aspérités, mais aussi ses organes, ses fluides. Dans les deux cas, le gros plan s’attarde sur les orifices/plaies, les armes/organes génitaux, les visages, la peau et les fluides (2006, p. 23).

Aussi, rappelle-t-il que pour rendre plus opérant le moment gore (le sectionnement d’un bras !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

44 Linda Williams emploie l’expression meat shot.

45 Puis dans les haut-parleurs, ce seront les cris et halètements de l’actrice qui auront au préalable été optimisés et

amplifiés. À noter que les scènes pornographiques étaient traditionnellement tournées sans le son. Ainsi donc, la bande-son et chacun des éléments la composant étaient enregistrés séparément. En procédant de la sorte (avec des sons « libres »), il est ensuite possible d’amplifier et/ou de modifier chaque son pris isolément, et cela, sans altérer l’ensemble de l’enregistrement sonore.

46 En somme, le cinéma porno hardcore traditionnel, face à l’obstacle de représenter adéquatement l’orgasme

féminin, en est venu à détourner son parti pris réaliste pour mettre de l’avant une vision idéalisée, standardisée, voire simplifiée de l’activité érotique et de la réponse sexuelle féminine.

47 Dans le film gore, l’intérêt se trouve dans la représentation détaillée d’attaques violentes et de choses

! %'! avec une hache, par exemple) et renforcer sa crédibilité aux yeux du spectateur, une alternance dosée au montage entre le gros plan et le plan moyen est primordiale (Rouyer 199748, p. 162 dans Falardeau 2006, p. 15). Si le réalisateur mise uniquement sur les gros plans, on reste dans l’abstraction; trop de plans éloignés, on perd de vue les détails de la blessure et l’aspect saisissant de la violence. Bref, dans les deux cas, sans l’alternance, l’attraction semble incomplète et la scène gore n’a plus l’impact désiré. Falardeau ajoute qu’un découpage similaire, par l’entremise de gros plans successifs, caractérise également la plupart des moments de terreur dans les films d’horreur. Lorsqu’un monstre ou un meurtrier s’approche lentement d’une victime en vue de l’attaquer, c’est par l’oscillation entre l’affect (le reaction shot sur la victime, dans lequel nous percevons la peur) et l’objet de cet affect (par exemple, la bouche du monstre ou le couteau du meurtrier) que le spectateur établit que le personnage est bel et bien en péril. Le visage de la victime, habituellement filmé en gros plan ou très gros plan, fait alors office de baromètre indiquant au public le type d’émotion ressentie puis son degré d’intensité. « Durant ces quelques secondes de suspense avant la révélation de l’objet de l’affect, le souffle est suspendu, le cours normal des événements interrompu, le monde réel brisé, déconstruit par un simple regard » (Falardeau 2006, p. 26). Mais puisque le danger et la violence sont invariablement factices – la situation reste fictive : elle est chorégraphiée et tournée en plusieurs étapes de manière fragmentée –, les acteurs/actrices du film n’ont d’autre choix que d’essayer de simuler (avec une certaine outrance) cette crainte ou cette souffrance – encore un point qui rattache le gore et la pornographie.

Autre élément souligné par Falardeau :

Le plaisir esthétique éprouvé face à ce tableau réside dans la configuration inusitée, fixée, et non mouvante, de cette expression. Cette pose est inhabituelle, car on sait qu’une passion est « toujours passage : qu’elle naît et disparaît, s’intensifie ou se réduit, etc ». Par conséquent, la configuration de ces traits peut quelquefois susciter le doute, l’incertitude puisque, contrairement à la photographie ou à la peinture, le mouvement cinématographique ne fige pas cette réaction, sauf dans les rares cas d’arrêt sur image (Ibid., p. 24).

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! %(! Ce dernier commentaire de l’auteur, où il note les difficultés rencontrées par les cinéastes de l’horreur et du gore pour présenter de manière fluide les moments d’attente où la violence est proche d’éclater, nous préoccupe particulièrement dans le cadre de notre étude49. Par ailleurs, Falardeau remarque avec raison que la scène de meurtre dans le film gore, tout comme le numéro sexuel dans le film pornographique (qui forme une parenthèse dans le récit), est elle-même traversée par un micro-récit qui comprend :

[L’]état initial (les personnages et la diégèse), [l’]élément perturbateur (le suspense, le monstre et/ou l’impératif du genre d’offrir du « sang »), les péripéties (les façons de mettre à mort et d’exposer le corps), la résolution (la mort) et l’état final (la satisfaction, partagée par les personnages et les spectateurs, et le retour à la diégèse) (Ibid., p. 16).

Une telle division de la scène de meurtre en plusieurs étapes sied très bien à celle du giallo et l’auteur aborde aussi la spécificité des scènes de meurtre du filon dans son ouvrage. Par contre, sa vision est peut-être moins appropriée aux effets sanglants typiques du giallo lorsqu’il ajoute : « dans le gore, le sang gicle à l’écran et libère son spectateur de sa position, de son enchaînement à l’image et à son plaisir, tandis que la porno fait gicler le sperme comme un arc-en-ciel pour signifier la fin d’un “numéro” » (2006, p. 16). Car à notre avis, la scène du giallo classique, bien qu’elle tende vers un tel moment paroxysmique, s’avère affectée par toutes sortes d’ambiguïtés (techniques et parfois narratives) qui, sur le coup, génèrent beaucoup de confusion chez le public et l’empêchent de se rassasier en toute liberté. Pour exposer correctement notre propos, il faut rappeler qu’à l’époque où Blood and Black Lace est tourné (1963-1964), les conventions relatives à la mise en scène du meurtre gore sont loin d’être fixées. On peut même croire qu’elles commencent encore tout juste à se définir au début des années 197050. Quand Falardeau parle d’une sorte de « libération » du public lors du surgissement de la violence dans le cinéma gore, sa position correspond donc plutôt mal à

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49 Nous aborderons plus amplement cette question au cours des prochains chapitres.

50 Même si Blood Feast (H. G. Lewis, 1963) marque officiellement le commencement du gore, il faudra attendre

jusqu’au début des années 70 avant que le gore ne devienne plus courant. Avant cette période, peu de films osent proposer des meurtres sanglants en détaillant de près les sévices.

! %)! notre vision du giallo51. D’un autre côté, à propos d’un meurtre dans A Nightmare on Elm Street (Wes Craven, 1984)52, un slasher fantastique, Falardeau signale que par le surgissement inattendu du gore et l’originalité de l’attaque (elle défie les lois de la gravité), cette scène libère le public par « une sidération des sens » (Ibid., p. 20). Selon nos hypothèses, c’est cet effet de sidération que les cinéastes du giallo souhaitent récolter durant les mises à mort. Toutefois, cette sidération chez le spectateur – à supposer qu’elle soit honnêtement ressentie et qu’elle se rapproche un tant soit peu d’une sidération telle que l’on peut en faire l’expérience dans la vie réelle – a peu de chance d’être rapidement suivie d’une baisse de tension. En ce qui nous concerne, par exemple, cette tension a plutôt tendance à persister encore quelque peu (elle traverse la résolution et l’état final). De fait, notre rapport spectatoriel à la scène de meurtre du giallo s’apparente davantage à ce que décrit Laurent Guido dans ce passage : « le mot “tourment” résume à merveille les deux facettes contradictoires de l’attraction horrifique : d’une part il réfère à la perception d’une douleur pénible et désagréable; de l’autre il implique un saisissement prolongé et incontrôlable » (2010, p. 17). Ainsi, sans jamais oublier les propos de Falardeau sur le gore, notre tâche dans ce mémoire consistera notamment à éclaircir comment les cinéastes du giallo s’y prennent pour essayer de faire ressentir un tel tourment au spectateur.