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Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

4.2 Glissements progressifs dans le plaisir

4.2.1 La vision subjective

Il va de soi que le basculement vers la scène de meurtre nous gratifie de la présence du tueur lui-même. Souvent, nous verrons ce dernier épier la victime au loin, puis se rendre à pas !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

87 À noter qu’un procédé voisin est parfois exploité (voir par exemple les deux scènes de meurtre de The Bird

With the Crystal Plumage), soit de démarrer la musique au cours de la scène pour instaurer le suspense et l’arrêter

subitement au moment où le meurtrier entre en altercation directe avec la victime.

88 Parmi ces facteurs secondaires, on retiendra : la logique commerciale requérant qu’il y ait généralement un

meurtre environ toutes les 20 minutes et, aussi, les conventions narratives propres au filon voulant qu’un personnage qui détient la clé du mystère trop tôt dans le récit sera probablement éliminé sous peu.

! '+! feutrés vers elle, et ce, par le biais d’une caméra subjective nous fournissant son point de vue. Fontaine Rousseau spécifie : « tout est mis en œuvre pour que le spectateur soit interpellé viscéralement au cours de ces scènes. Plusieurs cinéastes poussent l’audace en allant jusqu’à intégrer leur public à l’action par l’emploi insistant de plans subjectifs » (2011, p. 24). Pour Koven, en ayant recours à cette caméra référentielle pour transmettre la vision de l’assassin, les cinéastes invoquent une tradition perpétuée par le filon de film en film89. Ainsi, cette caméra subjective, dès qu’elle apparaît à l’écran, affecte la réception du spectateur avec une résonance toute singulière. Il faut aussi souligner la manière peu orthodoxe avec laquelle cette caméra subjective est ordinairement utilisée : les gialli nous propulsent littéralement dans ces points de vue subjectifs. C’est-à-dire qu’ils nous y enchâssent sans les avertissements et politesses de rigueur qu’on pourrait, dans un film adhérant aux conventions de la continuité classique, escompter en ces circonstances. Par exemple, il arrive souvent qu’une scène s’achève et que nous passions directement à cette vision subjective pour un temps indéterminé90. Parallèlement à ceci, la plupart du temps, aucun plan nous offrant un aperçu du lieu dans lequel nous nous situons (establishing shot) n’est donné. Enfin, lors de telles scènes, on ne nous fournit presque jamais un contrechamp sur l’assassin lui-même (ses mains gantées en amorce viennent parfois y substituer). Bref, lorsque ces visions apparaissent, nous devons nous-mêmes déduire que nous sommes dans la peau du personnage ganté. Par ailleurs, le tremblement et l’instabilité inhérents à la caméra portée (la steadycam n’est pas sur le marché à l’époque) viennent nécessairement attirer l’attention sur la présence même de celle-ci. Pour l’ensemble de ces facteurs, les cinéastes, lorsqu’ils emploient ce dispositif, s’inscrivent en rupture par rapport au système de la continuité classique91. Mais cette infraction, en revanche, oblige le spectateur à inférer des informations à partir du style de mise en scène en vigueur. Ayant déjà vu ce type de prises de vues dans d’autres gialli et ayant pu reconnaître la fonction !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

89 Il n’est d’ailleurs pas rare que les gialli nous servent ce type de plan dans les premières minutes du film ou dès

leur générique d’ouverture – voir notamment The Fifth Cord (Luigi Bazzoni, 1971).

90 La durée sur laquelle s’étendent ces plans n’est jamais très prévisible; ils consistent parfois en de courts plans-

séquences nous confinant pour un temps indéterminé à ce seul point de vue pour explorer un espace donné.

91 Certes, nous nous abstiendrons d’affirmer que cette caméra subjective (imitant les mouvements et

déplacements d’un individu) est toujours gage de poétique peu importe le film. D’ailleurs, avec le temps, celle-ci est devenue un procédé relativement commun – le spectateur d’aujourd’hui y est familier. Il faut aussi spécifier que le concept de la caméra subjective « menaçante » était déjà exploité bien avant le giallo : pensons seulement à The Spiral Staircase (Robert Siodmak, 1945), ou encore Peeping Tom (Michael Powell, 1960) qui, de surcroît, proposait une réflexion autour de ce procédé au sein même de son intrigue.

! ',! de celle-ci, une connivence entre lui et les cinéastes se développe. Il a l’impression de prendre véritablement part au film et d’en avoir compris les codes. Au même titre que l’arrêt soudain de la musique, cette caméra braque donc les projecteurs sur le savoir-faire technique et créatif du réalisateur92 et, par le fait même, dispose le public à mieux s’imprégner des qualités esthétiques de la scène. Par conséquent, jusqu’à la fin de celle-ci (menant souvent à un meurtre), l’attention du spectateur tend à converger autour de la construction formelle de l’image, le style devient la vedette :

The excesses of style and drawing attention to the film’s formal construction create cinema’s « double nature », as Pasolini refers to it [...]. When our attention is focused not on the narrative but on the formal construction of the image, we are invited to contemplate the materiality of that image, only partially with regard to its mimesis. « Since this “other” film is created totally through formal means, its true protagonist – and by extension, the true protagonist of the cinema of poetry – is style itself understood, essentially, as a stylistic liberty that calls attention to itself by breaking the rules » (Naomi Greene citée dans Koven 2006, p. 144).

L’utilisation de ce dispositif invite également le public à envisager l’idée du meurtre. Patrice Peyras l’illustre bien dans ce passage :

Après le réalisateur et l’acteur, le spectateur est la troisième pierre angulaire du giallo. Les rôles qui lui sont assignés sont multiples et complexes, inspirés par un constant retour aux sources du cinématographe et à l’histoire du cinéma. Il est d’abord l’assassin qui avance, grâce à la très classique caméra subjective et grâce à la main gantée de noir, qui entre souvent dans le champ dès les premiers plans du film. Cette main n’appartient encore à personne. Elle tape à la machine (The Bird With the Crystal Plumage) ou tourne les pages d’un livre (Tenebre) avant de frapper […]. [...] Cette main d’un personnage hors-champ, invisible, absent, que l’on identifie grâce au gant comme l’assassin, est comme la figuration sur l’écran de ma propre main. [...] La caméra subjective rend possible l’alignement de trois espaces : hors-champ, hors-cadre et salle de cinéma. La !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

92 Cet abus à l’égard des conventions classiques, répété plusieurs fois à travers chaque film, aurait donc pour

résultat paradoxal d’instruire le public à l’existence même de ces dites conventions, d’y être plus sensible et de lui permettre d’apprécier l’inventivité avec laquelle les réalisateurs les détournent parfois.

! (-! communion entre l’assassin, le réalisateur et le spectateur permet la

mise en place du cérémonial qu’est le meurtre (Peyras 1995, p. 58).

Cette caméra procure ainsi au spectateur une impression d’immunité (« tempérée par la honte », Ibid.) et lui fait appréhender la réalité diégétique dans un style indirect libre depuis la perspective du malfaiteur. Par son entremise, il est conduit à faire l’expérience d’un état mental. Koven précise :

[During a giallo], when we watch the amateur detective engage in flânerie, we watch objectively, prosaically; but when the killer stalks his or her prey and we find ourselves within the killer’s mind, wandering the streets or apartment corridors, approaching the victim, we become culpable in the stalking itself. It is we who approach the victim, through the camera as surrogate (2006, p. 148).

Il devient alors plus facile de comprendre pourquoi une certaine exaltation peut s’emparer de l’amateur de giallo lorsque la caméra subjective est à l’œuvre. Au-delà de ses implications voyeuristes (nous y reviendrons au prochain chapitre), elle l’intègre dans une sorte de bulle où son propre regard semble transcendé.