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L’espace diégétique et l’éclairage

Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

3.2 Visite épuisante chez l’antiquaire (Blood and Black Lace)

3.2.1 L’espace diégétique et l’éclairage

Le délit qui va suivre est commis dans un environnement où s’entassent quantité de meubles, accessoires et décorations antiques. Des chemins indistincts se présentent entre les imposantes colonnes et obstacles. Par sa réalisation, Bava rehausse d’un cran l’allure baroque du lieu. Ceci est notamment dû à l’utilisation d’éclairages bleutés qui clignotent doucement à intervalle régulier. Ces larges jets de lumière éclairent par intermittence certaines zones du décor pour en laisser d’autres dans la pénombre. Puisque la source de ces lumières n’est pas localisable à l’image et que leur présence au sein d’une boutique d’antiquités (fermée, en plus de cela)71 étonne grandement, ce clignotement donne l’impression qu’une sorte de pulsation fatale surplombe l’endroit. Et, comme si l’artificialité de cet agencement ne suffisait pas, quelques lumières roses (éparses) viennent en outre illuminer la salle. Dès le départ, ces diverses lumières enrobent la scène d’une atmosphère onirique – la faisant flotter quelque part entre le séduisant et l’inquiétant – qui fascine le spectateur et l’invite à river son regard sur l’écran. La boutique étant désordonnée et propice aux embuches, les moyens et les angles d’attaques virtuels sont innombrables. Le spectateur doit constamment balayer le cadre afin d’espérer repérer tout indice de menaces et se consacre ainsi au moment présent. Cette configuration spécifique du lieu permet au réalisateur de multiplier les perspectives confondantes, les revirements imprévus, etc.

Exploitant l’ensemble de ses ressources, le cinéaste se sert évidemment de la lumière pour organiser des situations où celle-ci se voit conférer un rôle. Par exemple, à mi-chemin dans la scène, la victime aperçoit momentanément, tandis qu’une lumière bleue atteint le haut de sa courbe d’intensité, la silhouette du tueur au loin, figée dans la lueur. Ce moment concorde avec un arrêt soudain de la musique jazzée (après un succinct roulement de tambour !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

71 Avant que la victime n’entre dans la boutique, nous avons pu noter qu’un panneau lumineux clignotant éclairait

la façade de l’immeuble. Cependant, ce panneau ne peut (plausiblement) générer à lui seul la multitude d’effets d’éclairages que nous allons rencontrer tout au long de la scène.

! '-! insinuant un changement de registre). Seuls les sons diégétiques subsistent alors. Automatiquement, cette « chute sonore » nous fait appréhender un revirement imminent et nous ne pouvons que focaliser davantage sur l’attraction visuelle qui nous est destinée. À l’intérieur du même plan donc, la lumière, fidèle à sa cadence, baisse à nouveau d’intensité et l’assassin se fond dans l’ombre. Ensuite, lorsqu’elle revient progressivement, nous le voyons toujours figé sur place. Cependant, dès le prochain battement de la lumière, aussitôt que l’éclairage s’abaisse à son point neutre, le tueur s’éclipse72. Au retour de la lumière, la victime, tout comme le spectateur, constate son absence et, ne sachant vers quelle direction l’homme au chapeau a filé, est prise au dépourvu. Ipso facto, le jeu du chat et de la souris est relancé. Ici, Bava nous a encore incités à nous concentrer sur un seul secteur de l’image, en plus de mettre à l’épreuve nos facultés d’observation.

Le traitement que le cinéaste réserve à l’espace mérite également un bref examen. Dès les premiers plans hors du hall, Bava souhaite égarer le spectateur au sein du lieu. L’articulation entre les différentes parties de la salle est d’abord difficile à visualiser, notre champ de vision étant la plupart du temps limité par les colonnes et barrages que forme l’amalgame d’objets antiques. Afin de faciliter notre orientation, le réalisateur aurait pu, à quelques reprises, nous fournir des plans captés de haut, avec une légère plongée73. Mais il

préfère malmener nos certitudes en nous offrant constamment des perspectives fragmentées, incomplètes, voire trompeuses et cela vient interférer à notre quête naturelle de stabilité. Lorsque la poursuite entre l’assassin et la victime reprend, le tour de manège piloté par Bava prend d’ailleurs une tangente encore plus marquée. Pour décupler l’aspect labyrinthique du lieu et appuyer la perte de repère chez la victime, il présente une série des points de vues atypiques au spectateur. Par exemple, alors que la visibilité est déjà réduite, nous sommes contraints de localiser l’emplacement du meurtrier – qui, nous le redoutons, peut surgir d’un instant à l’autre – à travers le reflet oblique d’un miroir74.

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72 L’effet magique de disparition est obtenu grâce à un trucage par jump cut façon Georges Méliès.

73 Cela aurait permis de comprendre le trajet emprunté par la victime, de rétablir chaque fois, approximativement,

la distance la séparant du tueur et de prévoir pour chacun des personnages un champ d’actions possibles.

74 Cependant, Bava nous a tellement habitués à redoubler de vigilance depuis le début de la scène, que nous

pouvons à priori nous méfier de notre intuition première (nous laissant croire qu’il s’agit d’un reflet). Ainsi donc, nous pouvons d’abord penser que nous regardons à l’horizon à l’intérieur d’une bordure de cadre vide.

! '$! Plus tard au cours de la poursuite, le cinéaste cherche de plus belle à nous surprendre et à nous interpeller directement. Cela survient une fois que le haut de la robe de la victime est déchiré par l’assassin et que cette dernière réussit à s’échapper in extremis. La jeune femme se sauve ainsi dévêtue avec seulement son soutien-gorge et les lambeaux du haut de sa robe pour cacher son corps. Pendant ce temps, nous observons l’action par l’entremise d’un miroir placé près de la caméra. Au loin, nous voyons la victime courir, s’arrêter, puis bifurquer de sa trajectoire pour s’élancer en notre direction. Nous croyons alors que nous bénéficierons très bientôt d’une vue particulièrement érotique sur la femme. Toutefois, lorsqu’elle arrive à proximité, elle plaque sa main expressément contre la surface du miroir. Ainsi, elle nous enlève la vue avantageuse que nous proposait son reflet. Un tel geste, une fois de plus, semble superflu selon le contexte diégétique; après tout, la femme se fait pourchasser par un homme déterminé à l’éliminer! Mais si nous acceptons de le juger séparément, ce passage s’avère efficace. D’un côté, il fouette nos sens – littéralement, par un impact sonore et visuel – alors que notre garde est baissée75. De l’autre, il nous prend en flagrant délit en ce qui concerne notre attitude voyeuriste76. Bava prouve dans ce segment qu’il est conscient des désirs du spectateur (masculin hétérosexuel, surtout). Il exauce ceux-ci autant qu’il les frustre, et cela, tout en s’assurant de solliciter sans relâche son activité perceptivo-cognitive.