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Blue Eyes of the Broken Doll (râteau au visage)

Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

7. EXEMPLES

7.1.2 Blue Eyes of the Broken Doll (râteau au visage)

Une pareille irruption de l’arme dans le champ de vision du spectateur est récurrente dans une grande proportion des gialli qui ont succédé à The Bird With the Crystal Plumage. Blue Eyes of the Broken Doll114 (Carlos Aured, 1973) nous offre peut-être la version la plus insolite en la matière. La scène qui nous intéresse se déroule près d’une ferme. La victime traverse d’abord une cave en pierres, puis elle s’agenouille pour ouvrir un robinet attaché au mur et y récolter du sang animal. Pendant ce temps, le tueur en profite pour s’emparer d’un petit râteau de jardinage. L’individu surgit devant elle en brandissant l’outil. Le montage de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

113 D’autant plus que la caméra, relativement mobile et relâchée durant les deux premières parties de la séquence

(panoramiques et travellings en caméra à l’épaule), se substitue à une caméra rigide optant pour des angles beaucoup plus étudiés.

! ))! l’agression s’articule alors sur une alternance champ-contrechamp assez extraordinaire. Voyons dans l’ordre comment l’action est découpée :

1. Gros plan du visage de la femme (A) qui, les yeux écarquillés, regarde vers le haut en direction de son assaillant.

2. Insert extrêmement bref (B) qui semble correspondre à la vision subjective de la femme. En contreplongée, l’arme se détache du ciel de la nuit et passe furtivement devant notre regard comme pour s’y attaquer.

3. Le cadrage au tout début nous fait d’abord renouer une fraction de seconde avec le premier plan (A). Mais un très rapide zoom arrière nous fait aussitôt passer à un plan moyen (C) qui nous donne un meilleur aperçu de la situation. Ce plan raccorde avec le mouvement de l’arme entamé au plan #2. L’arme (toujours tenue par le tueur) est montrée un bref instant plantée dans le torse de la femme. Du même coup, ce plan vient infirmer que l’insert précédent représentait la vision de la victime.

4. Plan rapproché épaules sur la victime (D) – semblable à A – mettant l’accent sur sa douleur. Cette fois-ci, elle cligne des yeux à plusieurs reprises en hurlant.

5. Reprise de la contreplongée (B). Nous voyons l’arme se dresser au-dessus de nous.

6. Brève reprise du plan rapproché (D). La femme regarde vers le haut. Son visage et son cou sont quelque peu tachés de sang (une coulure part du coin de son œil gauche). Elle ferme les yeux juste avant le prochain plan.

7. B : l’arme s’agite vaguement devant nous.

8. D : une bonne quantité de sang vient asperger le visage de la victime. Elle ferme les yeux et tourne légèrement la tête.

9. B : l’arme balaye furtivement notre champ de vision.

10. D : le visage contorsionné et parsemé de sang, la victime regarde toujours vers le haut et place sa main contre sa joue comme pour se protéger de l’attaque à venir.

11. B – à la différence que cette fois-ci, l’arme se trouve au plus près de notre champ de vision et y passe beaucoup plus lentement. Nous voyons même qu’elle s’appuie sur une surface pour frotter contre cette dernière. L’arme laisse sur celle-ci de larges stries rouges qui dégoulinent.

! )*! 12. B (une deuxième fois consécutive, créant un faux raccord115). L’arme glisse une nouvelle fois sur la surface. Durant ce second plan presque identique au précédent, nous percevons un ajustement de mise au point. Ceci nous éveille davantage à la présence d’une surface vitrée devant la caméra.

13. Retour au plan moyen (C) raccordant avec le mouvement entamé lors du plan précédent. Nous voyons un instant l’arme appuyée sur le ventre de la victime, puis le meurtrier ramène le râteau vers lui. La victime, encore consciente, regarde toujours vers lui, subjuguée. Le tueur, triomphant, s’éloigne vers la gauche pour devenir hors champ. Nous voyons ensuite la victime s’affaisser lentement au sol. Le haut de son corps nous est désormais caché par un muret. Nous devinons qu’elle agonise.

Dès le début de cette agression, Aured nous plonge dans l’incertitude et complique notre lecture de l’action. À cet égard, les inserts du râteau remportent la palme. Le problème avec ceux-ci réside en deux contradictions. D’une part, il faut noter que les plans rapprochés sur la victime, qui penche légèrement vers l’arrière et regarde vers le haut, suscitent chaque fois la même confusion. Son regard, ainsi que la contreplongée, par leur alternance et leur angle respectif, se répondent l’un et l’autre. De surcroît, les clignements d’yeux de la femme (et sa main qui protège son visage) nous incitent à croire que le râteau va bientôt la frapper à cet endroit. Pour ces raisons, nous sommes tout au long persuadés que ces contreplongées, nous montrant le râteau fendre l’air puis frotter délibérément une surface, représentent son point de vue subjectif. Et pourtant, lorsque nous réévaluons bien le déroulement de l’agression, ce n’est pas le cas. En effet, le raccord de mouvement sur le plan moyen (plan 3 et plan 13) suggère que l’ensemble des attaques ne ciblait pas le visage de la femme, mais plutôt son ventre (une large tache de sang au bas de sa blouse favorisant cette hypothèse116). Aussi, son visage n’apparaît pas blessé une fois l’attaque terminée. Il est seulement aspergé de sang. Dans ces conditions, à qui (ou à quoi) devons-nous finalement attribuer ces images en contreplongée? L’inclusion « superflue » de ces gros plans du râteau offre un bon exemple des libertés que se donnent les cinéastes du giallo durant les moments gore. Ici, le réalisateur invente un faux point de vue pour provoquer une forte impression, et ce, en dépit des incongruités et des

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115 Le faux raccord est d’autant plus flagrant, puisque la mise au point dans le second plan n’est pas réglée à

l’avant-plan comme sur le plan précédent et donne droit à un rack focus.

! )+! difficultés de compréhension plus globales que cela entraîne117. Par ailleurs, même si nous faisons abstraction de la réalité diégétique et que nous supposons qu’il s’agissait vraiment du point de vue subjectif de la victime, un autre problème demeure. Sans doute, lors d’une telle agression avec un râteau (en direction de notre visage), nous pouvons concevoir que des gouttes de sang puissent gicler, se retrouver dans nos yeux et ainsi, embrouiller notre champ de vision. Le « hic » n’est pas ici. Il provient plutôt de la représentation concrète de ceci. C’est qu’il est bien difficile d’imaginer que nous puissions (dans la réalité) voir des rayures si délimitées devant nous et, pareillement, que nous puissions voir les dents du râteau s’écraser et frotter sur nos yeux, ceci, à l’image d’un essuie-glace sur une vitre d’auto (comme si nos globes oculaires étaient une surface dure et totalement plate)118. Désirant absolument nous choquer, Aured abuse et révèle du même coup comment le dispositif de la caméra subjective échoue à reproduire fidèlement l’expérience de se faire blesser au visage (ou encore de se faire endommager les rétines) – cela dit, le réalisateur arrive malgré tout, en misant sur la sensation, à en évoquer l’idée. Le désagrément ressenti par le spectateur lors de cette scène provient donc d’une part du montage elliptique où l’arme lui passe près du visage119 et, d’autre part, du bris soudain des conventions de la continuité classique. Ce qui nous pousse à nous crisper, c’est surtout l’effet de surprise généré par le montage et le fait que nous soyons sortis de notre zone de confort par le bri du 4e mur (d’une manière que l’on peut sans doute trouver désespérée ou

déloyale120).

Ce n’est pas tout cependant, puisque le tout dernier plan de la scène vient à son tour mêler les cartes. Dans celui-ci, nous voyons en très gros plan deux globes oculaires qui !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

117 Un autre exemple singulier de violence « gratuite » à la caméra se trouve dans le meurtre d’ouverture sous

forme d’hallucination de Death Walks at Midnight (Luciano Ercoli, 1972).

118 Afin de rendre un peu plus crédible une telle agression au visage en nous confinant au point de vue subjectif

de la victime, il aurait sûrement été préférable que la surface valant pour notre regard s’effrite, s’altère et subisse des dommages elle-même en sa profondeur (une simulation de se faire endommager irrémédiablement l’organe de la vision).

119 À noter qu’à la bande-son, on s’en donne aussi à cœur joie pour marquer les coups de râteau d’un bruit de

sifflement et que la musique, aiguë et grinçante, se marie très bien avec l’agression dépeinte afin de mettre nos nerfs à vif.

120 Pour Linda Ruth Williams, l’agression aux yeux est un des derniers recours possibles, une sorte d’interdit

tacite que les cinéastes ne doivent pas franchir : « damage to eyes recurs as a symbol of the worst possible violence, a spectacular last straw in horror far more disturbing even than representations of fatal injuries to vital organs » (Ruth Williams citée dans Edmonstone 2008, p. 81).

! ),! reposent dans des mains gantées. La caméra en plongée accompagne les mains avec un travelling vers la gauche (caméra à l’épaule). Dès qu’il apparaît, ce plan entre en conflit majeur avec le plan précédent. Il faut dire qu’il y a d’abord deux petites tricheries de la part du réalisateur. Premièrement, l’ambiance sonore et la musique subsistent essentiellement à cette transition (aucune modification notable). Deuxièmement, le très gros plan sur les gants, étant donné son angle en plongée, ne nous permet pas de deviner dans quel environnement nous nous situons (nous ne notons aucun changement d’éclairage significatif non plus). Ainsi, une ellipse temporelle et spatiale vient forcément de se produire, mais le réalisateur ne la signale d’aucune façon – il entretient la confusion intentionnellement. Dans l’optique où le meurtrier, après l’agression, se dirigeait vers la gauche, décidé à quitter la scène de crime121, le public ne peut alors s’expliquer que, seulement quelques secondes plus tard, ce dernier emporte les yeux de la victime dans la paume de ses mains. Sur le moment, il ne sait que penser de ce plan et où/quand le classer dans le récit122. En voyant cette paire d’yeux visqueux, le spectateur s’avère donc troublé, et ce, moins pour le réflexe de répulsion que cette vision peut déclencher que pour la profusion d’incongruités narratives que ce plan occasionne123. C’est grâce à de tels détails nébuleux si au cours de cette séquence, nous avons pu avoir l’impression d’assister à une mise à mort hautement brutale et sadique. Dans les faits toutefois, il est difficile d’en juger objectivement, car nous avons seulement eu un aperçu décousu de son déroulement. Dans le giallo, c’est souvent autant, sinon davantage, ce genre d’excès formel bizarrement calibré (s’approchant d’un certain surréalisme) qui marque l’esprit que le meurtre en lui-même.