• Aucun résultat trouvé

Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

6. Retour sur le montage

Nous l’avons vu, l’intensification du montage autour de l’instant de mort s’avère un atout inestimable pour les cinéastes. Mais rendre la lecture de l’action éprouvante via un !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

103 Réflexivité qui peut en premier lieu avoir été motivée par la censure ou par le manque de moyens techniques

(temps, budget, expertise en effets spéciaux) des cinéastes. Oeler n’aborde toutefois pas ces aspects qui, selon nous, mériteraient d’être considérés davantage.

104 À ce sujet, Mathieu Li-Goyette affirme : « le corps n’étant plus que chair – on ne verra ici jamais de proches

pleurer à la morgue – il ne sert qu’à préparer le meurtre suivant et à fournir à l’enquêteur une nouvelle poignée d’indices. Ce qui rend le cadavre irregardable, c’est sa fonctionnalisation, sa mise à profit (c’est une preuve comme une autre, voire c’est une preuve moins intéressante que ne le serait une empreinte digitale ou l’arme du meurtre) et l’absence de cérémonie autour de sa dépouille » (2011, p. 68).

! )-! montage dynamique en gros plan n’est pas toujours suffisant en soi, surtout lorsqu’on espère transmettre au spectateur des affects extrêmes. Il semble que les réalisateurs du giallo soient conscients de ceci, eux qui combinent fréquemment l’agression de la victime avec une attaque (figurée ou plus littérale) dirigée envers le public lui-même. C’est souvent à l’aide de brefs plans très chargés visuellement qu’ils procèdent – rappelant l’approche préconisée dans les deux légendaires séquences de meurtres de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960). Patrice Peyras le spécifie :

[L’]influence majeure du savoir-faire hitchcockien [sur le giallo] se trouve dans la création d’une esthétique de la mort et du crime, une description graphique et insupportable de la violence, par un montage agressif et métonymique (gros plans très brefs qui composent l’exemple type de la scène de la douche dans Psychose) et une bande son paroxysmique. L’introduction d’un « cérémonial de la représentation de la peur » correspond à la recherche d’un « état de grâce » durant lequel la scène terrifiante recréée est sublimée par le coup de ciseau, non pas de l’assassin, mais du monteur (1995, p. 51).

Cette remarque nous paraît à la fois juste et pertinente. Néanmoins, peut-être faudrait-il aussi rappeler que cette technique de montage (s’apparentant parfois à un bombardement sensoriel), avant d’être l’apanage du maître incontesté du suspense, avait déjà été mise à l’essai dans le cinéma d’avant-garde soviétique. Sergueï Eisenstein, qui a longtemps théorisé à l’écrit et expérimenté par la pratique les moyens dont dispose le cinéma pour stimuler des affects chez le spectateur, faisait spécialement preuve d’une telle rudesse à travers le montage lors des nombreux moments déchaînés de ses films. Pour l’auteur du Cuirassé Potemkine (1925), l’absence d’acteurs en chair et en os devant le public au cinéma (contrairement au théâtre) exige des ajustements majeurs de la part des réalisateurs : une compensation par la mise en scène. La violence dépeinte, afin qu’elle frappe de plein fouet le spectateur des salles obscures, doit tirer celui-ci de son confort, le prendre en grippe, le jeter dans une cage et la brasser au point d’agresser le fort de sa conscience (Oeler 2009, p. 27). Eisenstein fondait ses réflexions autour du postulat que le sens ou la valeur d’une image se trouve moins dans l’information ou les éléments visuels qu’elle contient en elle-même que dans son interaction ou, autrement dit, dans son rapport aux plans qui la précèdent et la suivent (similarités,

! )$! contrastes). Il importe pour Eisenstein de soutirer le maximum des facultés d’associations dont est pourvu chaque être humain :

Eisenstein s’opposait délibérément aux effets de continuité dans le montage, cherchant et exploitant au contraire, ce qu’Hollywood aurait appelé des discontinuités. Il mettait en scène, tournait et montait ses films de façon à obtenir le plus grand choc d’un plan à un autre, d’une séquence à une autre; selon lui, c’était seulement en étant forcé de synthétiser ces conflits que le spectateur s’impliquerait dans une appréhension active du film (Bordwell-Thompson 1999, p. 374).

Poursuivant une démarche d’appartenance scientifique, Eisenstein considérait son spectateur comme un chien de Pavlov. Le cinéaste russe pensait pouvoir calculer de près ses réactions, le conduire à percevoir au fil des images des idées, concepts, allégories et messages. Le gros plan, d’une importance capitale chez lui, est par ailleurs moins employé pour sa fonction standard (soit attirer l’attention sur l’objet filmé) qu’en tant que signe abstrait venant engager et maintenir le spectateur dans un mode de réception effervescent où il se voit apte à tisser une infinité de liens (Oeler 2009, p. 28). Pour Eisenstein, l’ordre dans lequel s’enchaîne chacun des plans ainsi que leur durée respective fait varier significativement notre expérience spectatorielle. Selon lui, afin que l’impact du meurtre soit optimal, celui-ci doit nous parvenir de manière décousue et fragmentée : « [...] Eisenstein calls for an illogical, temporally out-of- order sequence that recalls Freud’s description of the way shock, or traumatic experience, results in a confused ordering of events » (Ibid., p. 28). Nous concevons dans quelle mesure le projet d’Eisenstein pouvait sembler ambitieux, voire utopique. Il n’en demeure pas moins que l’influence de son approche au montage dans l’histoire du cinéma est incommensurable. Les meurtres chez Hitchcock en témoignent certes, mais on peut en dire autant de ceux des réalisateurs du giallo qui, avec leur volonté de décontenancer le spectateur à l’intérieur d’un court intervalle, donnent parfois à sa théorie des élans encore plus déraisonnables.