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Sur les mannequins et les poupées dans le giallo

Chapitre III L’érotisme

11. Sur les mannequins et les poupées dans le giallo

Voici un dialogue tiré de Death Laid an Egg211 (Giulio Questi, 1968). Les deux personnages principaux, un couple marié, discutent de l’une de leurs fréquentations, une séduisante jeune femme nommée Gabrielle. C’est la femme du couple qui amorce la conversation et manifeste son admiration; le mari, lui, commente.

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208 Légende célèbre au cours du XIXe siècle mettant en vedette le personnage emblématique de Peeping Tom

(d’où provient l’expression « peeping tom » comme synonyme de voyeur).

209 Milner, Max. 1991. On est prié de fermer les yeux : le regard interdit. Paris : Gallimard.

210 Nous l’avons mentionné plus tôt, la personne fétichiste est typiquement à la recherche d’une lueur, d’un éclat,

ou d’une odeur spécifique provenant d’un objet/vêtement/partie du corps/matériau. C’est cet éclat, sorte de « collision de l’optique et du tactile » (Masson 2000, p. 424) qu’il est le seul à percevoir aussi vivement, qui permet de donner libre cours à son excitation.

211 Ce film italien est fréquemment cité en tant que giallo et en possède bel et bien l’essence (mystère,

voyeurisme, fétichisme, milieu social, etc.). Cependant, il propose aussi une déviation (rusée) de ses règles classiques. Par ailleurs, sa structure narrative et son montage prennent parfois une allure expérimentale (non loin de la tradition de la Nouvelle Vague française) beaucoup plus poussée que la norme du filon. Voilà donc quelques raisons qui nous démotivent à nous y attarder dans ce mémoire, et ce, bien qu’il touche de très près notre sujet et qu’il pourrait s’avérer un stimulant cas d’étude.

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- Her body seems to be made of separate parts, beautifully united but still each one perfected to be seperated and put together again.

- You make it sound like a toy, you can pull the pieces and reassemble [them] just for the fun of it. You might kill her in the process!

- It wouldn’t be to destroy her but to remake her, a different way every time.

- That’s pretty abstract.

- There’s nothing abstract about Gabrielle when you see her nude. She’s put together so nicely, her body and her pretty little face. Her body is so neatly formed that every movement she makes is graceful and cool.

- It’s her youth.

- I’d love to take her apart at certain moments when she’s laughing… or when she’s been drinking, or when she pretends she’s serious and doesn’t smile. I wish she would always stay like that, never change.

- She’s so young, she’s not aware of herself yet.

- Other people will soon make her aware of what she is. I had a strange dream the other night. Gabrielle was stretched out on her bed, motionless, as if she were dead.

- How absurd!

- No it isn’t. She was beautiful. So helpless and innocent. It was a dream, just a dream...

- I’d like to know what causes dream like that, what they are… what’s behind them.

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11.1 Les vrais mannequins

Le milieu culturel et social que la grande majorité des gialli ont comme toile de fond joue aussi un rôle déterminant quant à la couleur que revêt l’érotisme dans les scènes d’homicide. À cet égard, Blood and Black Lace engage le filon dans une voie déjà fortement connotée. Rappelons l’affabulation : les mannequins d’une réputée maison de haute couture sont les victimes212; les meurtriers, leurs employeurs (un couple)213. Les personnages du film évoluent dans de hauts lieux où règnent le luxe et les œuvres d’art. Avec un tel décor, prêt à accueillir tout ce qui répond aux standards esthétiques les plus élevés de l’heure, la violence voit d’avance sa dimension rebutante substantiellement amortie. Mais il ne faudrait pas non plus négliger que le métier de mannequin, en dessous de ses airs glamour, recèle des aspects un peu moins reluisants, et parfois même violents. Pour rendre justice aux vêtements qu’on leur fait porter et être disposées à séduire sur commande, ces femmes doivent continuellement veiller à soigner leur apparence, parfaire leur silhouette, surveiller leur alimentation, etc. Le culte que la société leur voue tient certainement en partie à leur capacité à se conformer docilement aux dures exigences du milieu214, à s’oublier elles-mêmes au nom des dictats de la mode. Ainsi, une forme de domination à leur endroit est déjà en place. De même, étant donné que ses fondements esthétiques reposent essentiellement sur des motifs de division et de sectionnement215, l’industrie de la mode vestimentaire féminine peut sans doute être

considérée comme un véritable royaume fétichiste (mais restant dans les limites de la

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212 « Il est possible que ce soit la beauté féminine qui [...] fasse perdre la tête [à l’assassin] », dit bien un

inspecteur dans le film.

213 Déjà, on peut y percevoir une forme de commentaire vicieux et cynique envers l’industrie, voire une forme

d’appropriation et d’exagération de cet univers élitiste à des fins critiques. En effet, faut-il rappeler que la mode est un domaine où la ligne est souvent très mince entre la tendance du moment et la désuétude, entre un corps considéré comme « frais et conforme » et un corps « périmé ». En éliminant ces femmes prématurément, l’employeur dans Blood and Black Lace accélèrerait-il lui-même la rotation au sein de sa sélection de mannequins? Pour de plus amples observations à ce propos, lire Humphries, Reynold. 2001. « Just another fashion victim » (http://www.kinoeye.org/01/07/humphries07.php).

214 C’est un fait connu, ces exigences sont difficiles à satisfaire. On peut aussi penser qu’elles sont contraignantes

pour la plupart de ces femmes (et même pour celles qui semblent prédestinées au métier). Blood and Black Lace montre d’ailleurs comment pour certaines d’elles la vie quotidienne n’a rien de particulièrement enviable (dépendance aux drogues, abus...).

215 Par exemple, un tel degré de transparence dans le tissu ou une telle façon de dévoiler le corps peuvent à eux

! $$$! « décence »). « La mode à vrai dire commence avec cette partition du corps refoulé et signifié de façon allusive » (Baudrillard 1976, p. 147).

[…] Partout le scénario est le même : une marque qui prend force de signe et par là même fonction érotique perverse, une ligne de démarcation qui figure la castration, qui parodie la castration comme articulation symbolique du manque, sous la forme structurale d’une barre articulant deux termes pleins [...] (Ibid., p. 155)216.

Peau lisse soigneusement épilée, posture rigide, regard fixe et impénétrable217... Le mannequin offre le modèle de toute cette instrumentation phallique du corps. Le mot le dit : manne-ken, « petit-homme » – enfant ou pénis – ici, c’est son propre corps que la femme entoure d’une manipulation sophistiquée, d’une discipline narcissique intense, sans défaillance, qui est en fait le paradigme de la séduction (Ibid., p. 168).

Il faut donc garder à l’esprit que les victimes de Blood and Black Lace, bien avant d’être pourchassées et assassinées, portent sur elle les différentes traces de ce fétichisme auquel l’imaginaire érotique du spectateur masculin hétérosexuel est normalement sensible. Quoique d’un côté on puisse avancer que le film utilise justement ces codes afin de véhiculer un discours critique envers le milieu sans pitié de la mode, il demeure qu’il offre au spectateur une opportunité rêvée de s’émerveiller devant cet univers. Pour ce dernier, il peut alors s’avérer ardu de résister à considérer ces mannequins avec un regard objectivant et à ne pas s’amuser du jeu de montré/caché que Bava lui organise en prime218. Ce renoncement (volontaire ou non) des mannequins envers leur existence propre est d’ailleurs souligné de manière particulièrement réflexive et humoristique dès le générique d’ouverture. Dans cette vignette, nous faisons connaissance avec les protagonistes du film. Nous y voyons ainsi séparément chacune des jeunes femmes figées et placées près d’un mannequin (à l’allure différente chaque fois). Quelques-unes d’entre elles imitent la pose du mannequin !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

216 « Le corps dévoilé de la femme dans les mille variantes de l’érotisme, c’est à l’évidence l’émergence du

phallus, de l’objet-fétiche, c’est un gigantesque travail de simulation phallique en même temps que le spectacle sans cesse renouvelé de la castration » (Baudrillard 1976, p. 159).

217 Ou, parfois, brillant et complice.

218 Rapport déjà facilité par les conditions « rêvées » offertes par la projection en salle – conditions qu’énumère

! $$%! (sérieusement ou moqueusement), une autre en subit les assauts (elle feint d’être étranglée par le modèle)219.

11.2 Les faux mannequins

Ces mannequins (d’osier, de plastique ou, encore, recouverts de velours) qui occupent le générique d’ouverture, nous en retrouverons fréquemment dans Blood and Black Lace. L’intrigue se déroulant principalement autour d’une maison de couture, on pourrait initialement trouver commun qu’ils y soient répandus. Or, il faut savoir que les mannequins, ici, ne semblent jamais vouloir se fondre dans le décor! En effet, la manière particulière avec laquelle ils sont disposés et exposés au sein des lieux, les éclairages somptueux qui leur sont souvent réservés et le respect avec lequel la caméra paraît les contempler les rendent particulièrement intrigants et leur confèrent un prestige singulier. De plus, leur juxtaposition (à plusieurs reprises au cours du film) avec les futures victimes participe non seulement à injecter à l’œuvre un climat d’angoisse qui se resserre aussitôt qu’un personnage féminin se retrouve seul à l’écran pendant une période prolongée, mais, aussi, à raffermir cette ironie frondeuse que Fontaine Rousseau exprime en ces mots :

C’est un instant très précis que guette sadiquement l’objectif de Bava, celui où le corps animé devient poupée inerte. Mais, dès le générique d’ouverture du film, ces corps sont déjà figés, les acteurs présentés les uns après les autres posant comme s’ils étaient des mannequins : immobiles, inexpressifs, ils sont déjà « morceaux » ou « objets ». Leur mort est donc d’autant plus cruelle que la caméra y semble insensible, ayant déjà prédit cette finalité par ce prologue cynique (2011, p. 315).

Dans la tradition du film de Bava, une grande proportion de gialli du début 1970 vont à leur tour, à un instant ou un autre, faire ressortir du décor cet objet soi-disant inoffensif220. Et

encore, les réalisateurs s’évertueront à les mettre à l’honneur dans des scènes potentiellement !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

219 Cette vignette pointe aussi d’une manière ludique la fonction qu’occupent les personnages au sein du film (ils

formeront l’ensemble des suspects potentiels et des victimes) (Koven, p. 151).

220 Cette référence aux poupées se poursuit dans les différents titres donnés aux gialli : Blue Eyes of the Broken

Doll, Short Night of Glass Dolls, Five Dolls For an August Moon et, cela ne s’invente pas, l’un des titres français

! $$&! angoissantes – à l’instar d’un objet-fétiche maléfique. La présence de ces mannequins aurait- elle une raison d’être plus profonde? Prenons le temps de nous y arrêter.