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Fétichisme et voyeurisme imposés

Chapitre III L’érotisme

10. La psychanalyse

10.2 Fétichisme et voyeurisme imposés

Il n’est pas rare de trouver parmi les meurtriers/meurtrières du giallo des individus lourdement déséquilibrés par un fétichisme. Celui de Blue Eyes of the Broken Doll jette son dévolu sur les femmes aux yeux bleus; celui de Torso s’en prend à celles qui lui rappellent un événement traumatique de sa jeunesse où une poupée a joué un rôle central; celui de Delirium188 ne peut supporter la vue de jambes dénudées sans que des pulsions meurtrières l’envahissent; celui de The Black Belly of the Tarantula, impuissant sexuellement, utilise une aiguille pour paralyser celles qui lui remémorent l’ex-femme qui l’a quitté; celui de The Bird With the Crystal Plumage rumine son projet sadique en regardant une peinture, touche sensuellement les photos de ses futures proies et choisit ses armes avec une sophistication qui relève du culte189, etc. Cela dit, ce qui nous intéresse dans ce chapitre n’est pas d’essayer de

diagnostiquer avec précision le trouble psychologique des assassins et de voir comment leur propre fétichisme se déploie190. Notre travail consiste plutôt à démontrer comment les cinéastes du giallo, que leur meurtrier/meurtrière commette ou non ses crimes dans une

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188 (Renato Polselli, 1972).

189 À propos de The Bird With the Crystal Plumage, Gary Needham souligne : « the giallo trademark costume of

shiny black mac and hat makes a shift from mere disguise to sheer fetish. Knives are not just matter-of-fact murder weapons but carefully kept objects in soft red casing to be admired and selected for their aesthetic as well as their murderous potential » (2001, p. 92).

190 Il serait selon nous risqué de se lancer sérieusement dans cet exercice, puisque règle générale, le réalisme

psychologique et la cohérence narrative sont loin d’être prioritaires pour les scénaristes et réalisateurs. Sur ce point, le fétichisme que la très grande majorité des tueurs affichent dès qu’ils enfilent le fameux habit, tandis qu’au final leurs motifs n’éclaircissent en rien les déviances observées lors des meurtres, est déjà assez révélateur du problème qu’une analyse rigoureuse poserait.

! $-&! optique sexuelle, cultivent invariablement un fétichisme et un voyeurisme à l’écran (qui atteint son apogée autour des scènes de meurtre)191.

Nous l’avons mentionné au chapitre précédent, une mise en scène trompeuse et racoleuse est souvent en vigueur dans le giallo. Les cinéastes, en usant de procédés distrayants – plan tourné à travers un accessoire placé en amorce, série de zooms confondants et tentateurs, (ré)ajustements indiscrets de la mise au point, lents déplacements depuis la vision subjective d’un personnage inconnu, points de vues voyeurs, etc. –, visent à maintenir (un peu artificiellement) l’intérêt du public. Ainsi porté par cette caméra experte dans l’art de tourner autour du pot, le spectateur a donc dès le départ un pied (malgré lui ou à sa plus grande satisfaction) confortablement installé dans le voyeurisme et le fétichisme. Souvenons-nous que Laura Mulvey, dans son influent texte « Visual pleasure and narrative cinema », a déjà énoncé que le cinéma classique hollywoodien était192 caractérisé par un parti pris masculin hétérosexuel. Selon l’auteur, ces films font typiquement de la femme un personnage passif et, ultimement, encombrant pour la progression de l’intrigue193. Suivant cette logique, les réalisateurs tendent également à ne pas la montrer intégralement à l’écran ou à orchestrer un spectacle autour de son corps (alors rendu inoffensif, car fétichisé). Le but est toujours de nourrir la pulsion scopique du spectateur masculin194.

Going far beyond highlighting a woman’s to-be-looked-at-ness, cinema builds the way she is to be looked at into the spectacle itself. Playing on the tension between film as controlling the dimension of time (editing, narrative) and film as controlling the dimension of space (changes in distance, editing), cinematic codes create a gaze, a world and an object, thereby producing an illusion cut to the measure of desire (Mulvey 1975, p. 25).

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191 À noter qu’il ne s’agit pas non plus pour nous de chercher à psychanalyser les cinéastes du giallo à travers

leurs films.

192 Et il semble indéniable qu’il l’est encore aujourd’hui très majoritairement.

193 Dans les plus rares cas où elle se présente comme active, la femme constitue alors une menace pour le héros

qui devra en prendre le contrôle : la neutraliser.

194 Ce qu’elle nomme le male gaze (regard masculin). En somme, pour cette théoricienne féministe, l’écran est

souvent moins une fenêtre ouverte sur l’univers diégétique qu’une sorte de vision ajustée pour maintenir le spectateur masculin dans une attitude voyeuriste et conforter l’idéologie machiste.

! $-'! Mais si d’un côté le film hollywoodien classique tente de cacher ses manœuvres et tente d’entretenir l’illusion d’une instance neutre derrière la réalisation du film, le giallo, à l’opposé, est totalement décomplexé et exhibe assez fièrement – et même parfois avec un excès absurde – un fétichisme et un voyeurisme autour du corps de la femme (celui des victimes comme celui des héroïnes). Le traitant comme un puzzle, les réalisateurs trouvent mille et un moyens et excuses pour le morceler continuellement. Cela se traduit non seulement par des costumes et des déshabillés195 venant chaque fois en proposer un nouvel arrangement, mais aussi, et surtout, par l’incessant jeu de cadrage tranchant et confondant nous y donnant accès par bribes ou de manière indirecte. À ce titre, nous ne comptons plus les plans dans lesquels nous pouvons (ou devons) observer la victime par le reflet d’un miroir, d’un accessoire déformant, ou encore, alors qu’elle est voilée ou cachée derrière un élément situé à l’avant-plan (fenêtre, paravent, cadres quelconques)196. En ce qui nous concerne, l’occurrence grandissante de cadrages objectivants sur le corps d’une femme seule – ou de points de vue nous faisant occuper une position d’épieur197 – fait partie des différents signes qui annoncent un glissement198 potentiel vers le set-piece de meurtre. « [...] Dès qu’une femme apparaît à l’image, [les cinéastes] créent un véritable suspense érotique autour de son corps et nous régalent de retarder au maximum le moment où une quelconque pénétration – ou agression – va intervenir [...] » (Boyer 1990, p. 80). Parallèlement à cela, le soin que les réalisateurs accordent à l’apparence des accessoires/objets du décor199 et l’attention abusive qu’ils donnent

à certains d’entre eux (par le gros plan et le très gros plan, notamment) leur procurent une vie propre.

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195 Chaque giallo est une véritable boutique de découvertes en matière de tenues aguichantes.

196 Voir par exemple la tentative de meurtre dans la chambre à coucher de l’héroïne dans Death Walks on High

Heels (Luciano Ercoli, 1971).

197 D’ailleurs, il est courant que les réalisateurs nous fassent hésiter quant à la nature d’une scène, en commençant

à multiplier ce type de cadrages, pour en cours de route briser cette trajectoire, cela, soit en faisant intervenir un personnage secondaire (qui inspire d’abord la crainte et/ou provoque un sursaut, mais qui s’avère finalement inoffensif), ou bien en allant du côté du set-piece érotique. À noter que le slasher américain fera de ce jeu d’hésitations et de quiproquos son dada.

198 Glissement dont nous avons discuté au chapitre précédent.

199 Décor au style cool très dernier cri. Style qui inversement aujourd’hui peut être perçu comme totalement

kitsch. Cet aspect rétro est d’ailleurs une source d’amusement pour bien des amateurs de giallo qui ont découvert ces films plus récemment.

! $-(! Ce qui fascine chez Bava, c’est cette capacité virtuose à composer, à

l’aide du zoom et du travelling, d’authentiques réseaux continus de gros plans, des phrasés cinématographiques purs qui, en liant les objets partiels les uns aux autres (sans pour autant contredire leur atomisation), créent de véritables moments de « vision pulsionnelle » ininterrompus (Fontaine Rousseau 2011, p. 314).

En plaçant constamment le corps et l’objet sur un pied d’égalité, le giallo tend ainsi à relativiser notre rapport à eux et à nous faire appréhender la réalité diégétique dans une perspective fétichiste.

Les personnages féminins ne sont toutefois pas les seuls à passer dans le filtre fétichiste des réalisateurs; l’assassin n’y échappe pas lui non plus200. D’un côté, il est vrai que le jeu de whodunit le concernant exige qu’il soit montré de manière allusive. Or, pour s’assurer que le mystère l’entourant soit préservé, les cinéastes n’ont qu’à éviter de fournir un aperçu trop net de son visage (qui, par précaution, est généralement couvert par un morceau d’étoffe ou une cagoule) et une idée claire de sa stature (que l’habit fausse déjà passablement)201. À l’intérieur de ces conditions, une variété d’options de mise en scène sont encore possibles. Mais les réalisateurs s’imposent eux-mêmes une contrainte supplémentaire : ils s’efforcent à ce que nous restions le plus souvent dans un rapport très intime et fragmentaire avec le meurtrier, à savoir beaucoup plus près de lui que loin. D’ailleurs, les plans venant révéler des portions du corps (vêtu) de l’assassin sont toujours méticuleusement cadrés et photographiés de sorte à conserver un ton similaire – que ce soit durant les prises de vues subjectives et quasi subjectives (montrant ses bras et ses gants en amorce) ou bien à côté de lui lors des crimes. De cette façon, une même ambiance et sensation se dégage lorsque nous le côtoyons. Notre attention se fixe sur la couleur, la texture, la brillance et la densité de ses vêtements (et accessoires). Chaque geste impérial de sa part, dûment chorégraphié pour demeurer en fusion avec la caméra, devient important à nos yeux. En d’autres mots, dans ces !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

200 Cette affirmation s’applique évidemment aux occasions où l’on retrouve le personnage vêtu en mode meurtrier

et non pas lorsqu’on le rencontre dans sa vie ordinaire (dans le cours normal de l’intrigue).

201 Cela peut par exemple être obtenu en le montrant de loin, de dos, à la noirceur, par l’entremise de son ombre,

! $-)! moments, qui reviennent cycliquement au cours du film, le maniérisme formel des cinéastes paraît vouloir s’harmoniser au maniérisme/fétichisme de leur assassin (ou que leur assassin semble viser). Un rapport sensuel et admiratif envers ce dernier est ainsi favorisé. Cette posture fétichiste à l’égard de l’assassin dans le giallo, au fond, n’est pas sans rappeler comment la « chose » menaçante dans un film d’horreur n’est presque jamais montrée complètement/correctement au commencement (sans quoi son « charme » horrifique se dissiperait probablement bien vite)202. Dans cette optique, nous croyons que l’amateur de giallo prend autant plaisir à se faire délicieusement refuser l’accès au visage du meurtrier qu’il aime qu’on le fasse languir avant qu’il obtienne une vue particulièrement « idéale » sur un personnage féminin.