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Le montage (découpage) et le gros plan

Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

5. Le montage (découpage) et le gros plan

Dans l’objectif d’enrichir ce mémoire, nous souhaitons maintenant soumettre à de plus amples observations l’utilisation parfois abusive du gros plan aux abords du meurtre. Nous l’avons mentionné auparavant, l’abondance du gros plan dans le giallo peut s’expliquer par un besoin pour les cinéastes de capter et recapter l’attention du public (Edmonstone). Le gros plan vient aussi perturber le flux normal de l’action, contribuant à nous projeter davantage au sein du poétique (Koven, se réclamant de Pasolini). En alternance avec le plan moyen, le gros plan rend également plus efficace l’effusion du gore (Rouyer). Il est d’autre part ce qui nous permet de lire sur le visage du protagoniste la peur, le plaisir, le dégoût... sans nécessairement que cette émotion soit authentiquement vécue (Falardeau). Mais comme le rappelle Karla Oeler dans son ouvrage A Grammar of Murder, dans l’histoire du cinéma, le gros plan et le principe même du montage ont, de surcroît, toujours été intimement liés au concept de la mort99.

Ce constat n’a rien de trop étonnant, sachant que pour une large proportion de théoriciens et de critiques, la spécificité du 7e art réside dans le gros plan – il apparaît tout à fait logique que les cinéastes s’en servent pour dépeindre un événement de si haute importance. Le gros plan est source d’émerveillement en lui-même et possède un pouvoir d’attraction indéniable (lire entre autres Jean Epstein100). Une fois montrée à l’écran en gros

plan ou en très gros plan, la chose captée est magnifiée et révèle d’elle des aspects parfois insoupçonnés. Le gros plan a notamment pour fonction première de désigner la particularité, autant celle d’un objet que celle d’un individu. Voilà pourquoi, lorsqu’un protagoniste se retrouve au seuil de la mort, le gros plan se présente comme le choix de cadrage le plus indiqué. Les cinéastes, en pointant leur objectif sur son visage, exposent l’idée de l’équilibre !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

99 Pour mieux comprendre la raison d’être de ceci, il faut peut-être rappeler que le filmage implique

nécessairement pour le réalisateur de choisir, volontairement ou non, ce qui se retrouvera photographié sur la pellicule. Pour certains théoriciens adeptes du réalisme comme Bazin, il y a donc déjà, dans le fait d’intervenir de manière aussi franche sur la réalité filmée par la mise en scène et le montage, l’idée d’une atteinte fondamentale à la vérité et par extension, l’équivalent proche d’une mort. Cela posé, on s’étonnera encore moins que le montage soit aussi exploité au cinéma lorsqu’il est question de vie ou de mort.

! ()! précaire de l’existence. C’est-à-dire que d’une part, cette focalisation sur le visage en accentue souvent la richesse et la fragilité. L’image met alors en lumière ce qui fait la singularité de l’individu – en particulier ses yeux, qui sont censés être le reflet suprême de sa conscience (ou de son âme). De cette manière, les cinéastes nous offrent la chance de saisir ses attributs fondamentaux, de les « photographier » une dernière fois avant qu’ils ne perdent leur valeur à jamais. En revanche, dans d’autres circonstances, le gros plan peut changer le visage au point de le dénaturer. Le très gros plan, par exemple, tend parfois à nous en approcher de façon à lui donner l’aspect d’un banal amas de peau et de chair pouvant appartenir à quiconque. Sans l’harmonie d’ensemble, le portait est rendu flou. Selon Oeler, le gros plan au cinéma nous sensibilise à l’existence de cette dualité inhérente au corps humain. Et le visage est au cœur de cette opposition :

The tension between understanding the face as meat and interpreting it as a manifestation of the spirit corresponds to murder’s demonstration of the finite “thingness” of a human body and the way it can also provoke resistance to, or denial of, that demonstration (Oeler 2009, p. 24).

À l’approche du meurtre, cette contradiction est souvent rendue encore plus manifeste à l’écran par les cinéastes. Par l’entremise du gros plan, le spectateur est forcé de contempler l’énigme que compose le corps humain en proie à la mort. Il peut voir ces deux aspects du visage alterner et se confondre.

Par ailleurs, à supposer que le but des cinéastes soit toujours de nous immerger au sein de cette intense réalité qu’est l’assassinat, quel moyen plus simple et efficace s’offre à eux? Le gros plan s’impose à nous sans réserve, borne notre champ de vision aux éléments prioritaires, ne permet aucune autre distraction, aucune distanciation. Par conséquent, il est un atout clé pour assurer le suspense, rendre à la mort son caractère dramatique et souligner le fait qu’elle constitue un point de non-retour. Surtout, il peut frapper nos sens et notre esprit avec une force redoutable. C’est probablement ce qui fait écrire à André Bazin que : « [contrairement au théâtre], le cinéma n’a pas de coulisses, il ne saurait en avoir sans détruire son illusion spécifique, qui est de faire d’un revolver ou d’un visage le centre même de l’univers » ([1957] 2002, p. 160). Ou encore, à faire affirmer à Christian Metz : « un gros plan de revolver ne

! (*! signifie pas “revolver” (unité lexicale purement virtuelle) mais signifie au moins, et sans parler des connotations, “Voici un revolver!” » (1968, p. 72). D’un côté, la preuve de la vie individuelle dans toute sa fragilité (visage); de l’autre (arme), la possibilité de sa destruction radicale (Oeler 2009, p. 25). Dans une perspective plus phénoménologique, nous pouvons d’autre part estimer que le montage et le gros plan modifient d’entrée de jeu notre perception « ordinaire » du corps humain, qu’ils le relativisent temporairement. Puisque, comme le philosophe Maurice Merleau-Ponty l’évoque :

[Dans la vie courante], si mon bras est posé sur la table, je ne songerai jamais à dire qu’il est à côté du cendrier comme le cendrier est à côté du téléphone. Le contour de mon corps est une frontière que les relations d’espace ordinaires ne franchissent pas. C’est que ses parties se rapportent les unes aux autres d’une manière originale : elles ne sont pas déployées les unes à côté des autres, mais enveloppées les unes dans les autres (Merleau-Ponty101 cité dans Oeler 2009, p. 52).

Ainsi peut-on postuler que le cinéma fait régulièrement fi des frontières naturelles du corps et qu’il en crée de toutes nouvelles par le cadrage. Parallèlement à cela, rappelons que même si dans la réalité nous ne tombons pratiquement jamais devant la vision « exclusive » d’une tête, d’une main, d’une portion de dos, d’un pied, d’une tempe, etc., au cinéma, pourtant, nous ne nous inquiétons pas de voir apparaître séparément une telle masse. En fait, dès que nous apercevons un tel morceau, nous inférons aussitôt qu’il appartient à un individu entier et normal. Et, pareillement, lorsqu’un personnage bouge et que des changements de plan surviennent, nous pouvons facilement accepter que de petits écarts de continuité se glissent dans les raccords entre les plans. Cet état de réceptivité particulier est même élémentaire au bon fonctionnement de notre expérience cinématographique. Mais cette « ouverture » d’esprit ne nous empêche pas pour autant de rester attentifs à ce que le cadre contient bien et d’y être sensibles. Les réalisateurs savent pertinemment cela et il arrive que ceux-ci en profitent pour nous défaire de notre conception idéalisée ou romantique du corps. Afin de défamiliariser celui-ci subtilement, ces derniers peuvent notamment nous le montrer sous un angle rare, le diviser à outrance, le faire mouvoir et plier d’une manière limite ou absurde – et parfois, prolonger la durée de ces plans fragmentaires par exprès. En ces occasions, les cinéastes vont !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

! (+! par exemple vouloir nous transmettre une vision de l’homme en tant qu’objet ordinaire parmi tant d’autres, comme simple outil de travail, comme viande prête à être charcutée/consommée, comme enveloppe sujette à être étirée et tordue, etc102. Avec la scène de meurtre, c’est ce traitement froid et sans pitié que le cinéma est toujours capable de réserver au corps que les réalisateurs visent habituellement à amplifier. Le recours au gros plan préparerait donc le public à éprouver la réalité crue qui attend le personnage : un certain désenchantement précède normalement sa disparition.

D’autre part, puisqu’elle cherche à simuler l’anéantissement d’un individu qui à la base est semi-fictif (à la fois présent à l’écran et à la fois absent dans la salle), la scène de meurtre place les cinéastes devant un grand défi : celui de nous sensibiliser à la mort d’une personne qui possède une existence toute relative. Pour Oeler, la scène de mort est en ce sens l’une des rares occasions où les cinéastes peuvent trouver un réel intérêt à exposer sans pudeur les limites intrinsèques au médium. « By drawing attention to what is missing or absent from the frame, these positive representations also draw attention to their own inadequacy; they exhibit a reflexive awareness of their own mimetic limits » (2009, p. 68). Autrement dit, le retrait graphique partiel (souvent via le gros plan) ou total du corps d’un personnage, à la veille et/ou à la suite de sa mise à mort, peut aider significativement à le rendre plus « humain » à nos yeux. Oeler explique :

The film frame can exclude objects and, at the same time, imply them in their absence. The murder scene dramatizes this same dual effect of exclusion and presence-in-absence : it typically cuts the victim from the discourse (and film frame) as well as the story world; but in his absence, the victim can come to seem less like a formal construction and more like an absented human being. [...] The power of the murder scene comes from the way the victim and his world, eradicated from the story and discourse, paradoxically develop a more insistent presence precisely as they vanish (Ibid., p. 36).

Pour Oeler, l’histoire de la scène de meurtre est ainsi marquée par l’emploi récurrent d’un montage en gros plans favorisant de franches ruptures spatiales (Ibid., p. 66). Par la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

! (,! multiplication de cadrages serrés et de raccords laborieux autour du moment fatidique – sans lien de continuité visuel évident –, et, concomitamment, par la diminution des plans moyens, les cinéastes nous poussent à nous imaginer les parties manquantes à l’écran. Le spectateur étant forcé à combler les vides par lui-même dans son esprit, les réalisateurs lui font constater (figurativement) la disparition éventuelle de ce personnage dans l’univers diégétique. Avec cette stratégie, on l’amène à délaisser l’idée que ce qui se trouve devant lui est après tout un simple amalgame de faisceaux lumineux projetés sur une surface plate. Il est alors sensibilisé à la valeur concrète dudit individu au sein de la fiction et il est rendu plus soucieux de son sort. Selon nous, cette réflexivité présente à travers l’histoire de la scène de meurtre103 a pleinement cours dans le giallo. Nous pourrions même estimer qu’elle est d’autant plus indispensable aux réalisateurs du filon, dans la mesure où les personnages éliminés à l’écran revêtent généralement une importance mineure dans le récit, voire qu’ils ont parfois pour seule fonction de servir d’offrande à l’assassin104. Les réalisateurs de gialli, pour le formuler autrement, ne partent pratiquement de rien – le spectateur ne dispose pas d’une grande empathie préalable envers le personnage agressé –, mais cherchent malgré tout à ce que la mort nous atteigne d’une manière ou d’une autre. Pour ces cinéastes, formalistes sur bien des aspects, il s’agit de rendre cette faille dans le réalisme105 intrinsèque au meurtre fictionnel d’autant plus tangible, pour ultimement, tenter de sidérer le spectateur. Ils accentuent donc cette désarticulation autorisée par le montage et le gros plan, et ce, à un degré où la déchirure (symbolique et/ou réelle) chez le protagoniste supplicié devient manifeste aux yeux du public.