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L’érotisme dans la scène de meurtre du giallo

Chapitre III L’érotisme

8.1 L’érotisme dans la scène de meurtre du giallo

En partant de la vision bataillienne de l’érotisme dont nous venons d’esquisser quelques grandes lignes, que pouvons-nous dégager qui s’applique au giallo et à ses scènes de meurtre? La première chose, c’est que la dimension érotique observable dans la plupart des scènes violentes du filon (et parfois, à l’opposé, la dimension violente de certaines de ses scènes érotiques ou érotico-oniriques), si elle vise probablement avant tout à racoler les spectateurs vers les salles154, n’est pas pour autant plaquée à l’écran sans la moindre considération. Selon nous, malgré qu’il cherche d’abord à plaire à un public populaire et qu’il ait des apparences irréfléchies (trash), le giallo puise à maints égards dans la philosophie érotique bataillienne. D’une manière générale, la question de la tentation, du fléchissement devant les envies et de la transgression imprègne ses intrigues. À propos de l’ère sociale qui préfigure l’implantation du giallo, Mathieu Li-Goyette explique :

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! +*! L’émancipation des moeurs des années soixante mène à une apologie

du retour de l’humain à l’état de nature. D’un même élan, ce retour aux émotions les plus primaires s’accompagne d’une fascination pour les actions sans restrictions. Le sexe libre, la violence extrême, la liberté des corps conjuguent éros et thanatos dans un même balancier dangereux où l’un finit par rejoindre l’autre : ce qu’on peut faire sentir au corps d’autrui devient le centre des interactions humaines (2011, p. 81).

Le premier à incarner la transgression est sans surprise le fameux assassin ganté lui-même. Ce dernier n’agit pas sous l’emprise de folies passagères ou par caprice; il est en principe très calculé et décide sciemment de commettre un sacrilège pour assouvir ses désirs155. Les réalisateurs nous amènent d’ailleurs à mesurer par divers moyens le poids du tabou qu’il s’apprête à briser. Le prologue de The Fifth Cord (Luigi Bazzoni, 1971) nous fournit une bonne idée de ce à quoi semblent aspirer la plupart des meurtriers dans ces thrillers. En effet, le film s’amorce en nous plaçant directement dans la peau du futur malfaiteur. De son point de vue subjectif (la perspective est en outre déformée par une lentille fish eye), nous déambulons dans une salle de bar et croisons plusieurs groupes de fêtards suspects. Pendant ce temps, nous l’entendons d’un ton grave et obsédé se prononcer en voix off : « I am going to commit murder. I am going to kill another human being. How easy it is to say. Already I feel like a criminal. I've been thinking it over for weeks. But now that I have given voice to my evil intention, I feel comfortably relaxed. Perhaps the deed itself will be an anticlimax. But I think not. Already I can imagine the excitement and the thrill, the pleasure I will experience as I stalk my victim. How much effort is required to strangle? Perhaps a knife would be better. No – I want to feel the trembling flesh in my hands as I squeeze the life out of the body. What if there's a struggle and the victim escapes? I must think of a way to avoid that. There must be no mistakes ». L’assassin du giallo, dès qu’il porte l’habit, semble agir au nom d’un rituel malsain. Le style froid de sa démarche et son langage corporel précieux ne laissent aucun doute : il endosse pleinement son rôle et, pour comble d’insulte, y prend plaisir. Cela en fait un personnage encore plus odieux à nos yeux – et simultanément absolument fascinant. Bien que camouflé derrière de longs et lourds vêtements (de cuir de préférence), le spectateur parvient à !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

! ++! reconnaître le sentiment de puissance que retire l’homme ganté de son déguisement. Sa tenue impose une distinction nette entre lui et sa victime et les cinéastes s’emploient justement à rendre ce contraste manifeste. La victime est à coup sûr vulnérable, puisqu’habituellement assez légèrement vêtue – ou sinon, déshabillée contre son gré. De même, l’éclairage en sa direction au moment de sa mise à mort est implacable156, ou, sinon, il est savamment tamisé et façonné de sorte à bien cerner ses courbes et les mettre en valeur. L’assassin, lui, au contraire, semble inatteignable. Il est en quelque sorte protégé d’une armure – nous ne voyons presque jamais sa peau – et il est la majorité du temps une silhouette méconnaissable, un contour noir sur fond sombre. L’injustice est telle que lorsque la caméra choisit de s’en approcher, il est ordinairement éclairé par les directeurs photo dans le but d’aveugler le spectateur en retour :

L’éblouissement hypnotique et la fascination provoquée par le miroitement des objets virent à la menace. Car ces objets, noirs ou blancs, brillent. Et c’est ce qu’ils ont d’effrayant et de fascinant, qui fait que le regard, renvoyé à lui-même par leur miroitement, ne peut s’en détacher : ils dissimulent la mort dans leur luisance (Peyras 1995, p. 55).

En conformité avec ce principe, la quasi-totalité des gialli présentent un meurtrier silencieux157 durant son ouvrage, ce qui, ajouté à son épais manteau, ses gants et son morceau d’étoffe au visage, le rend des plus hermétique. De fait, nous ne connaissons pas les pensées qui le traversent et nous pouvons difficilement deviner, par exemple, si son regard est furieux ou pétillant, s’il tremble, sue de nervosité, est rouge de honte, blême de terreur, ou encore, si une véritable réponse sexuelle se dessine chez lui158. Ainsi, l’expérience intime qui l’anime, quoique d’ordinaire jugée comme érotique159, reste tout de même assez nébuleuse pour nous. Le tueur du giallo semble devoir s’imposer ce détachement par rapport à sa victime s’il veut s’assurer de bien accomplir sa tâche. Cette sorte d’immunité, qui en fait un genre de maître du !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

156 Voir le meurtre dans la baignoire de Blood and Black Lace, celui dans l’ascenseur de The Bird With the

Crystal Plumage ou celui sous la douche de The Crimes of the Black Cat (Sergio Pastore, 1972).

157 Certes, les règles inhérentes au whodunit, empêchant le tueur de s’exprimer verbalement lorsqu’il porte l’habit

(sans quoi le spectateur serait en mesure de reconnaître à qui appartient cette voix), justifient en partie ce mutisme.

158 Slaughter Hotel (Fernando Di Leo, 1971) fait pratiquement bande à part en présentant un tueur au souffle

bruyant et infâme.

159 C’est souvent l’impression que nous avons comme spectateur, mais c’est aussi l’hypothèse que soutiennent

! +,! destin d’autrui, vient à notre avis hausser la teneur sadomasochiste des crimes du filon. L’agitation de la victime, de même que ses plaintes et supplications, demeurent vaines. En privilégiant ce type d’assassin, les cinéastes dirigent essentiellement le regard du public vers l’expérience de cette dernière. Sa panique et son angoisse devant la mort sont rendues plus vives étant donné l’abîme qui la sépare de son bourreau. Selon nous, par cette manière d’isoler la victime, les réalisateurs posent une atmosphère qui permet au spectateur de vivre, par procuration, une expérience qui se rapproche sensiblement de celle d’un rite sacrificiel :

Dans le sacrifice, il n’y a pas seulement mise à nu, il y a mise à mort de la victime [...]. La victime meurt, alors les assistants participent d’un élément que révèle sa mort. Cet élément est ce qu’il est possible de nommer, avec les historiens des religions, le sacré. Le sacré est justement la continuité de l’être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu. Il y a, du fait de la mort violente, rupture de la discontinuité d’un être : ce qui subsiste et que, dans le silence qui tombe, éprouvent des esprits anxieux est la continuité de l’être, à laquelle est rendue la victime. Seule une mise à mort spectaculaire, opérée dans des conditions que déterminent la gravité et la collectivité de la religion, est susceptible de révéler ce qui d’habitude échappe à l’attention (Bataille 1957, p. 29).

Au sein d’un tel contexte meurtrier, le spectateur devient plus attentif aux moindres signes (d’ouvertures) marquant l’effroi chez la victime – à ses efforts de résistance à ce sentiment aussi – puis, à la suite du(des) coup(s) fatal(s), à sa perte d’emprise et à ses derniers spasmes et contractions annonçant son retour à la continuité. Soit, il s’agit d’une série de réponses qui, dans la réalité, peuvent se révéler assez discrètement, s’étirer sur une longue durée et apparaître dans un ordre plus ou moins clair. Néanmoins, les cinéastes du giallo, eux, n’hésitent pas à les amplifier, à les condenser dans le temps et à leur donner un sens particulier. Nous verrons même que ceux-ci exploitent souvent l’aspect équivoque que peuvent avoir de tels signaux au cinéma. Il est maintenant temps d’examiner à travers des exemples comment les réalisateurs s’y prennent pour transposer cet érotisme à l’écran.

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