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Un goût insatiable pour l’excès (Edmonstone)

Chapitre II La mise en scène, l’excès et le poétique

3.1 Un goût insatiable pour l’excès (Edmonstone)

Dans sa thèse de doctorat, Edmonstone s’est penché sur un lot de filons italiens populaires (principalement : le péplum, le western, le poliziottesco, le film d’horreur et le giallo) pour tenter de comprendre les raisons qui poussent la majorité des critiques à reprocher à ces films leur brutalité. En effet, les qualificatifs que les commentateurs emploient le plus couramment à leur propos versent dans l’hyperbolique : hyper-violence, violence excessive, gratuite, non justifiée, sadique, extrême, etc. (Edmonstone 2008, p. 100). Les observations qu’expose l’auteur apportent toutefois quelques nuances à cela. Selon lui, si les films rattachés aux filons affichent bel et bien une prédilection pour les situations violentes et cruelles, ces œuvres s’avèrent surtout brutales dans leur manière de montrer ces situations. Il faut dire qu’avant d’éclore au sein de l’univers diégétique des filons, cette violence se remarque d’emblée à travers la mise en scène; plus exactement, dans la façon dont les films nous immergent dans l’histoire par l’entremise du médium cinématographique (à l’aide de la

! &&! caméra, de l’éclairage, du montage, etc.). Il se dégage ainsi de la mise en scène un aspect quelque peu impulsif, voire parfois assez brouillon, et ce, que de la violence éclate entre les personnages ou non : zooms très abrupts, ajustements répétés et indiscrets de la mise au point (rack focus), gros plans soudains et « immotivés », surgissement « hors contexte » d’une musique tapageuse, etc55. Par exemple, Edmonstone démontre qu’une scène56 qui s’annonce initialement banale et qui exigerait normalement un traitement de réalisation sobre (dans le cadre d’un film hollywoodien mainstream) peut facilement devenir éprouvante à suivre. Cette complexité provient, d’une part, de la multitude de perspectives et de points de vue subjectifs approximatifs que les cinéastes sont capables de nous faire adopter à l’intérieur d’un court laps de temps. Accaparés par des signaux ambigus et contradictoires, nous sommes à la fois captivés et déroutés. Pire, il est fréquent que cette agitation suggestive à l’image (et au son) dans une scène donnée ne soit que du vent et qu’aucune information narrative pertinente ne se retrouve dans les séquences de ce type. Il faut aussi ajouter que le développement des intrigues principales de ces films est constamment ralenti ou court-circuité, les réalisateurs préférant plutôt donner la part belle aux péripéties secondaires. Pareillement, ils aiment promener leur caméra sur des éléments accessoires, dévoiler progressivement chaque lieu et rendre distrayante la moindre action57. C’est d’ailleurs en grande partie ce qui motive Edmonstone à dresser des comparaisons entre les filons italiens et le cinéma des attractions tel que l’a défini le théoricien Tom Gunning58. Voulant à tout prix tenir la foule sur le qui-vive et

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55 Edmonstone précise : « The filone’s episodic nature is typically marked by its frequent infliction of “violence”

on the cuts between its scenes : sequences begin in close-up or with contextualising crash zooms, pans or tilts, often in medias res during acts of violence, and typical establishing, re-establishing and shot-reverse-shot patterns are largely eschewed in favour of presenting such “dramatic” shots at the beginnings and endings of scenes. The loud music, screaming and sound effects that accompany many of the filone’s spectacles frequently cut out instantly without fade or transition as if they have been physically spliced along with the images, forming instant sound cliffs that make the divisions between scenes even more obvious » (2008, p. 93).

56 Il s’appuie sur une scène du giallo The Bloodstained Shadow (Antonio Bido, 1978), dans laquelle le héros

marche simplement dans la rue pour se rendre d’un point A à un point B.

57 Certes – l’auteur le note dans sa thèse –, une franche proportion des films hollywoodiens populaires sont eux

aussi traversés par ce type de séquences prolongées dans lesquelles le développement narratif est volontairement mis en veille pour laisser place à un spectacle dont l’attrait est surtout visuel et sonore (pensons seulement à la poursuite dans le film d’action). Néanmoins, la mise en scène de ces épisodes, bien que cherchant à créer des effets de style, respecte tout de même généralement une cohésion en fonction des enjeux dramatiques alors sous- tendus. Les filoni, eux, n’ont pas trop de crainte à s’écarter de l’essentiel.

58 Edmonstone suggère quelques pistes éclairantes à ce propos : « the filone is often remarkably analogous to the

“pre-narrative” films made before 1908 : “actuality” films; factory shots; panoramas; train films – that which Gunning labels the “cinema of attractions” (1986, p. 64). Both, for example, work to rectify the absence (or

! &'! l’approvisionner en hors-d’œuvre entre chaque morceau spectaculaire, les cinéastes de filons optent pour une formule où les composantes optiques et sonores tendent à s’autonomiser par rapport au récit et paraissent continuellement menacer de faire chavirer le film en mode excessif59. Il s’ensuit que le spectateur accoutumé à ce cinéma sait qu’il vaut mieux ne pas trop se concentrer scrupuleusement sur ses intrigues, pour se permettre, en retour, de se laisser enivrer par tout le reste : le style et la technique employés par les metteurs en scène, le montage, la direction photo, le paysage visuel offert (architecture, décors, costumes), la musique, etc. De ce fait, si nous pouvons affirmer que, dans le film hollywoodien moyen, le contenu narratif a généralement préséance sur l’esthétique – celle-ci étant surtout considérée comme un complément au premier –, dans les filons italiens, il semble que cette hiérarchie tende à être contournée, et ce, avec une certaine rudesse.

Partant de ce principe, lorsque des événements violents surviennent au sein de la diégèse, nous ne nous étonnerons guère que les cinéastes de filons y voient une opportunité de produire de l’outrance et du spectaculaire. Lors des numéros (set-pieces) violents et parfois gore, les réalisateurs se donnent le droit de faire languir le spectateur durant la mise en place de l’action, de créer un resserrement progressif de la tension autour du moment où la violence va surgir, de (sur)découper le moindre geste de chacun des personnages en un maximum de plans, etc60. Ces moments de digressions, qui reviennent à maintes reprises au cours du film,

causent chaque fois préjudice à la trame principale (dramatique) de l’intrigue – elle cesse alors d’être alimentée –, et fragilisent « l’invisibilité61 » du dispositif cinématographique. Les cinéastes du giallo, en cela, dérogent partiellement aux conventions fondatrices du film narratif classique (Edmonstone 2008, p. 183). À bien des égards, la violence s’en retrouve !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

weakness, in the case of the multi-lingual and uniformly dubbed Italian films) of an authoritative, “authentic” dialogue track. Both consequently foreground an emphasis on stylised mise-en-scène, editing and visual display often surpassing the boundaries of plot, story and cohesion. Finally, and most significantly, both early silent cinema and the filone are – to use Gunning’s terminology – “willing to rupture a self-enclosed fictional world for a chance to solicit the attention of the spectator” (1986, p. 64), through the presentation of spectacle » (2006, p. 104).

59 Pour Edmonstone, mais aussi pour Koven, cette instabilité est notamment imputable à la propension des filons

à vouloir transmettre visuellement et non verbalement (par les dialogues) le contenu narratif pertinent à retenir (Edmonstone 2008, p. 66; Koven 2006, p. 39).

60 Les duels dans les westerns de Sergio Leone sont légendaires à ce titre.

61 Couche protectrice « abstraite », mais importante pour assurer la consistance et l’étanchéité du monde

! &(! avant tout appréciée pour elle-même – pour la dose de stress et les frissons qu’elle peut amener, pour son aspect ludique, sensationnel, artistique, etc. Revenant sur son travail en tant que co-scénariste sur le giallo Four Flies on Grey Velvet (Dario Argento, 1971), Luigi Cozzi raconte :

Dario voulait [...] que je trouve de nouvelles idées pour des scènes de meurtre choquantes ou des morceaux de bravoure spectaculaires, me disant de ne pas m’inquiéter de la manière dont ils trouveraient leur place dans le film, parce que nous relierions les scènes entre elles après coup. Ce qui importait le plus, c’était de choquer et d’étonner les spectateurs (Cozzi 2011, p. 58).

Avec ce seul commentaire, Cozzi résume la façon peu orthodoxe dont sont structurés les gialli. Normalement, le meilleur des œuvres ne réside pas dans les conflits dramatiques ou dans les émotions que nous ferons vivre les personnages, mais justement en ces set-pieces, et le scénario multiplie les prétextes pour en favoriser l’apparition62. Selon Edmonstone, le mauvais

goût dont on accuse les filons italiens tire notamment son origine de cette exploitation sensationnaliste de la violence. D’ailleurs, l’acte cruel est la plupart du temps orchestré de manière à amplifier et rendre ostensible sa nature spectaculaire. Puis, dans les cas où l’on décide de nous voiler les sévices ou de nous en refuser l’accès, il semble que ce soit beaucoup moins par pudeur ou conscience morale que dans l’optique de titiller notre curiosité et/ou d’agacer nos nerfs davantage. Enfin, il faut spécifier que le caractère spectaculaire de cette violence est souvent obtenu au détriment de la crédibilité de l’ensemble. C’est-à-dire que d’une part, le haut degré de brutalité de la scène n’est pas nécessairement tout à fait justifié dans le monde fictionnel – l’agresseur n’a pas toujours « besoin » d’user d’un tel sadisme –, et que, d’autre part, les réalisateurs, pour parvenir à happer le public, n’ont aucun scrupule à enfreindre les normes en ce qui a trait au point de vue emprunté par la caméra. Edmonstone condense pour nous les excès caractéristiques des filons dans l’un de ses bilans :

i) The filone’s narrative structure is defined by its frequent inability to !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

62 Autrement dit, la catégorie de plaisirs qui proviennent spécialement de l’intrigue – qui requièrent un

investissement cognitif soutenu et de longue haleine de la part du spectateur (dialogues, enjeux dramatiques, identification aux personnages, propos et discours du film, etc.) – se retrouvent souvent quelque peu négligés par les cinéastes de filons.

! &)! contain and regulate scenes of spectacle, and during such scenes

narration becomes incoherent and discontinuous, to the detriment of plot, character-based point-of-view, suspense and other storytelling devices;

ii) The filone is typically marked by its overinvestment in violent acts and almost unfailingly places a far greater emphasis – via specific recurring interactions of mise-en-scène, editing and soundtrack – on the visual and sonic rather than the narrative pleasures presented by these acts;

iii) During scenes of violence and spectacle the filone characteristically instigates “games of spectatorship” where, paradoxically, the spectacle of the acts presented is intensified by looking away from them, obscuring them, inscribing a “violence” on the camera or creating violence from the apparatus itself (2008, p. 97).

Comme nous le savons, le filon du giallo est spécialement réputé pour ses séquences d’agression à l’arme blanche63. Les cinéastes aux commandes de ces œuvres s’organisent donc pour faire de l’assassin le vecteur déterminant par lequel passent les excès du film; au point où sa figure64 est devenue synonyme d’excès aux yeux du public averti. Pour exposer cette idée et vérifier la pertinence des affirmations d’Edmonstone, penchons-nous sur la scène de meurtre chez l’antiquaire dans Blood and Black Lace (Mario Bava, 1964), le tout premier giallo qui présente plusieurs homicides dans leur intégralité.