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Chapitre IV. Les origines de la musique

2. THÉORIES PRIMITIVISTES ET ESTHÉTIQUES

24 Bien avant de rédiger ses ouvrages philosophiques, Fontenelle avait associé musique et

poésie dans ses vers30. Les références au monde musical y sont multiples. Les quatre tragédies en musique auxquelles il collabora31 l’obligent à envisager les relations existantes entre les deux arts. Son travail de librettiste le conduit à des réflexions sur la musique. C’est surtout par son rôle dans la querelle des Anciens et des Modernes et plus encore par son contact avec les protagonistes de la querelle homérique des années 1710, que Fontenelle va se préoccuper de retrouver l’origine absolue de la poésie, art dans lequel il excelle et qui entretient, dans la pratique qu’il en donne, des rapports étroits avec la musique.

25 Le Discours sur la nature de l’églogue, couronné par l’Académie en 1687, donne la poésie

la plus ancienne de toutes les conditions32 ». L’homme chante par oisiveté. Fontenelle ne

tente pas de découvrir la nature des éléments de ce chant primitif ni de quelle manière ils sont apparus à l’esprit humain33. En décrivant cette étape comme primitive, l’auteur rend possible l’histoire des progrès de la poésie puisque la formation des groupes sociaux dans lesquels l’homme gagne en politesse, succède à l’état de berger, ce qui suppose un perfectionnement nécessaire et souhaitable de la poésie pastorale34.

26 Plus tard, Fontenelle, ayant réalisé l’insuffisance de sa théorie, aborde à nouveau le

problème en l’enrichissant cette fois d’une explication plus raisonnée. Sur la poésie en

général (1751) introduit la donnée quasi irrécusable de la nature humaine et de son

fonctionnement. Si l’homme produit quelque chose, c’est parce qu’il en ressent le besoin, même si cette perception est le fruit du hasard. L’occasionnalisme de la thèse du Discours sur la nature de l’églogue se trouve ainsi intégré dans un schéma rationnel. De même, le plaisir qui avait été considéré comme cause de l’invention prend valeur d’effet : une invention procure du plaisir mais le plaisir ne provoque pas l’invention. En termes clairement définis, Fontenelle envisage deux origines possibles à la poésie ; le chant ou les lois :

« Je n’imagine guère pour origine de la poésie, que les lois ou le chant, deux choses cependant d’une nature extrêmement différente.35 »

27 La genèse de la poésie issue du chant implique la notion d’imitation : l’homme chante à

l’imitation des oiseaux. Il effectue un choix parmi ces derniers, préférant ceux, parce qu’ils procurent du plaisir, qui organisent leurs chants de manière plus suivie, c’est-à- dire ceux qui donnent « une légère apparence de suite36 ». L’homme va perfectionner cette « composition » et finalement lui adjoindre des paroles qui, en se calquant sur la régularité du chant, produisent des vers. Si les lois peuvent être considérées comme une origine, il faut y voir la recherche par l’homme, avant l’écriture, d’une organisation rythmique du discours qui facilite la mémorisation des textes des lois fondamentales. Fontenelle précise qu’il est fort probable que ces deux origines furent étroitement liées :

« Amphion et Orphée sont peut-être devenus législateurs parce qu’ils étaient chantres.37 »

28 Dans sa volonté d’émanciper l’esprit humain de toute contrainte extérieure, Fontenelle

envisage la relation de cette poésie-musique originelle avec Dieu et considère cette association comme la preuve d’un manque de raisonnement inconcevable au XVIIIe siècle :

« Les premiers Poètes n’eurent qu’à se porter pour inspirés par les Dieux, pour envoyés des Dieux, pour enfants des Dieux, on les en crut.38 »

29 Quoique Fontenelle n’ait jamais explicitement décrit le fonctionnement originel de la

musique, il n’en demeure pas moins qu’il imagine une approche qui aura une grande importance pour le XVIIIe siècle. Certes, une évolution se dessine du primitivisme du

Discours sur la nature de l’églogue à celui de Sur la poésie. Dans le premier cas, Fontenelle

définissait l’état de nature comme un moment mythique assez charmant, comme un refuge en quelque sorte de la vie mondaine. Ceux qui s’associeront à ces idées, ne considéreront jamais ce point de vue comme l’image d’une réalité passée ou comme une anthropologie politique39. Au contraire, le « second » primitivisme pose de manière neuve les relations originelles entre poésie, donc parole et musique. La controverse va devenir possible, et tous les historiens de la littérature et des beaux-arts s’y adonneront : la musique donne-t-elle naissance à la parole ou la parole donne-t-elle

naissance à la musique ? Dans la première question sont sous-entendues des recherches sur les origines du phénomène musical hors les accents prosodiques : Fontenelle reste fidèle au principe d’imitation des chants de la nature, mais il n’exclut pas d’autres théories qui seront développées par la suite. En s’intéressant à l’esprit humain et surtout en tentant de l’émanciper, Fontenelle reste fidèle au principe d’imitation des chants de la nature. En s’intéressant à l’esprit humain et surtout en tentant de l’émanciper, Fontenelle tourne le dos à la tradition et ouvre la porte aux recherches psychologiques et physiologiques. Si la musique ne naît que parce qu’il y a l’homme, comment procède-t-il pour en découvrir les éléments latents dans la nature ou en lui- même ? quels sont les facteurs qui entrent en jeu ? et à quel moment de son histoire, l’homme est-il apte à percevoir ? Toutes les questions qui naissent des écrits de Fontenelle font de lui l’historien clé du début du XVIIIe siècle, justifiant les théories mythistoriques qui avaient prévalu jusqu’alors, unissant schéma rationnel d’analyse et étude de la perception.

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30 La nouveauté des théories de Fontenelle va susciter des réactions immédiates. Toute un

partie des Essais sur l’histoire des belles-lettres, des sciences et des arts (Lyon, 1749) de Juvenel de Carlencas constitue une tentative de réponse à ce qu’il qualifiait de « conjecture d’un bel esprit de siècle40 ». Cette critique vise avant tout le Discours sur la

nature de l’églogue, non seulement pour des raisons particulières, tel que le refus de

considérer Théocrite dont l’œuvre est tardive, mais surtout pour des raisons philosophiques et religieuses : l’homme, formé par Dieu, cherche à l’admirer, à le célébrer et le fait, au départ, avec des sons inarticulés. Ensuite, prenant conscience des images que lui offre la nature, de l’harmonie et des cadences que lui suggère la comparaison des sons et des paroles, il peut donner l’expression qui convient :

« Telle est la nature de l’ancienne Poésie : son unique tâche était de publier les louanges de Dieu. Telle est son origine, tel enfin l’usage qu’en firent les Hébreux.41 »

31 Attribuant à la musique liée à la parole, une fonction et une nature surnaturelles,

Juvenel de Carlencas la suppose évidemment parfaite dès son origine. Opposition évidente à Fontenelle qui, en insistant sur l’état primitif de cet art originel, ouvrait la porte à une théorie du progrès :

« C’est parmi le Peuple de Dieu que la Poésie lyrique a pris naissance. Conduite par l’Esprit Saint, elle a été parfaite dès son origine ; & elle étoit inséparable de la Musique, parce qu’elle devoit servir à l’instruction de la postérité, & que l’on retient mieux les paroles mises en chant.42 »

32 Lorsque Juvenel de Carlencas traite de la musique, il semble oublier ce qu’il avait écrit à

propos de la poésie. Par exemple, les pages consacrées au poème lyrique, dont est extraite la citation ci-dessus, envisageaient la création de la poésie-musique originelle comme un phénomène extraordinaire, miraculeux, tandis que dans l’article consacré à la musique, l’imitation de phénomènes naturels est au fondement de la musique pratique. De plus, cette imitation concerne une partie du paysage sonore naturel, partie qui ne sera jamais définie. L’auteur se contente de parler de « l’imitation des sons dont la Nature se sert pour exprimer ses passions & ses sentimens43 ».

33 Le but des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (Paris, 1719)44 de l’abbé Jean-

Baptiste Dubos n’était pas de définir les origines des arts mais plutôt d’expliquer en quoi consiste la beauté et de définir les qualités « soit naturelles, soit acquises » des hommes qui se sont illustrés dans les arts. Néanmoins, quelques allusions disséminées au long des trois volumes permettent de cerner l’idée que Dubos se faisait des origines de la musique45. Un point fondamental pour lui réside dans le fait que les arts ne naissent pas pour des causes morales, mais bien pour satisfaire des plaisirs dans un période troublée socialement. La meilleure preuve en est que les arts sont plus florissants durant les guerres qu’en temps de paix. La musique, née à un moment de crise indéterminé dans le temps, est le « troisième des moyens que les hommes ont inventés pour donner une nouvelle force à la Poésie, & pour la mettre en état de faire sur nous une plus grande impression46 ».

34 En définissant le génie, Dubos introduit l’étude des causes qui déterminent le progrès

des arts et par extension leur origine :

« On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne savaient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine.47 »

35 Ce phénomène est d’autant plus aisé pour la musique que les sons, dont le pouvoir

émotif touche l’homme, puisqu’ils sont les signes des passions, furent « institués par la nature dont ils ont reçu leur énergie48 ». Dubos s’inscrit donc dans la lignée sensualiste : notre sensibilité fait partie intégrante de nos organes dont la constitution dépend d’agents physiques, que Dubos ne cherche pas à définir de manière génétique. Les qualités acquises interviennent dans le cœur de l’histoire ; quant aux origines, il est possible de les définir en considérant les réponses sur un être sensible des qualités de la nature. L’originalité de l’abbé Dubos, au début du XVIIIe siècle, réside dans la recherche d’une théorie en s’éloignant du dogmatisme et du rationalisme des « géomètres ».

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36 En 1737, Jean-Baptiste Gresset tentait de réunir en un essai, Discours sur l’harmonie

(Paris, 1737), les différentes tendances qui avaient été développées dans la définition des origines de la musique. Il lui fallait donc concilier le concept de nature avec le message biblique, la constitution physiologique de l’homme avec le principe d’imitation. Son point de vue est fondamentalement génétique, considérant « heureux un Art, dont l’Histoire est l’éloge49». La musique répond à trois prérogatives : l’antiquité

de son origine, son pouvoir et ses effets, sa vénération par tous les peuples. Gresset articule sa réflexion autour de ces points et les imbrique les uns dans les autres de manière à appuyer plus fermement sa théorie.

37 Avant d’entrer en matière, il réclame, chez l’historien, un abandon des récits

merveilleux, fabuleux, le recours aux divinités qui enténèbrent et voilent les origines. La démarche historique se doit de respecter des principes évidents à la raison et ne pas oublier que « les fleuves les plus majestueux dans leur cours n’ont été d’abord que de foibles ruisseaux partis souvent d’une source ignorée50 ». Tout comme une prospection méticuleuse permet de déterminer cette source, il reste possible de découvrir le processus originel qui donna naissance à la musique. Gresset prend ses distances vis-à- vis de la Bible : si Jubal fut l’inventeur de la musique instrumentale, cela signifie que le chant était déjà à son époque un art, puisque l’instrument n’y servait qu’à

l’accompagnement de la voix. L’idée de construire un instrument vint à Jubal soit par imitation, soit par génie. L’imitation est effectivement le moyen par lequel fut inventée la musique. Ce phénomène se produisit au commencement de la vie humaine, lorsque la compagne du premier homme trouva, par hasard, que sa voix l’autorisait à rivaliser avec « les gracieux accens des oiseaux ». Le premier être humain imite par plaisir. Toutes les étapes du processus se trouvent ainsi justifiées sauf l’idée d’imiter, qui devient une possibilité selon le développement physiologique et une continuation par plaisir. Gresset fait appel à la divinité pour expliquer la provenance de l’idée d’imitation de l’harmonie latente dans la nature :

« À chaque instant du jour la Nature vous répétera par toutes ses voix, que l’Harmonie est un présent qu’elle a reçu des Cieux pour charmer ses ennuis & pour faciliter ses travaux.51 »

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38 Les beaux-arts réduits à un même principe (Paris, 1746) de l’abbé Batteux constituent sans

conteste un des essais les plus importants de l’esthétique française de la première moitié du XVIIIe siècle. Sa motivation première est de présenter « un principe assez simple pour être saisi sur le champs, et assez étendu pour absorber toutes ces petites règles de détails52 ». Ce principe, dénominateur commun à tous les arts et point de départ de sa réflexion, c’est l’imitation53. Toutefois, l’art n’est pas une imitation directe : il suggère et impose la réalité par le biais de l’illusion. Il s’ensuit que, puisque la musique, comme la poésie, la sculpture, est artifice, imitation, travail, elle n’est pas spontanée mais issue d’un phénomène culturel caractérisé. Il ne récuse pas pour autant l’existence d’une musique originelle, proche de la parole divine et qui serait l’expression des débuts de l’humanité :

« Les éléments des arts furent créés avec la nature. Mais les arts eux-mêmes, tels que nous les connaissons, tels que nous les définissons maintenant sont bien différents de ce qu’ils étaient quand ils commencèrent de naître.54 »

39 L’homme a créé la musique, comme les autres arts, par ennui d’une nature simple et

uniforme, mais aussi parce qu’il se trouvait dans une « situation propre à recevoir le plaisir55 ». La musique naît donc d’un choix parmi les éléments naturels ; éléments que l’homme rassemble pour produire une œuvre plus parfaite que la nature elle-même, ce qui ne l’empêche pourtant pas de rester naturelle. La création de la musique est subordonnée aux fins que l’homme y recherche. Batteux avait effectivement défini trois espèces d’arts suivant ce réseau de rapports :

« Les uns ont pour objet les besoins des hommes que la nature semble abandonner à lui-même dès qu’une fois il est né... C’est de là que sont sortis les Arts mécaniques. Les autres ont pour objet le plaisir. Ceux-ci n’ont pu naître que dans le sein de la joie & des sentiments que produisent l’abondance & la tranquillité ; on les appelle les beaux Arts par excellence, tels sont la Musique, la Poésie,... La troisième espèce contient les Arts qui ont pour objet l’utilité & l’agrément tout à la fois : tels sont l’Eloquence & l’Architecture.56 »

40 Cette trichotomie des arts sous-entend un schéma historique. La musique naquit dans

un temps où l’homme ne se préoccupait plus seulement de « soutenir ou de défendre57 » mais où il sut que la justice et la vertu pouvaient le rendre heureux. Dès qu’il prit conscience de cela, l’homme « se livra aux plaisirs qui vont à la vérité de l’innocence. Le Chant & la Danse furent les premières expressions des sentimens58 ». Que l’homme se tournât vers la musique et la danse se justifie par le fait que « les Gestes & les Tons sont

comme le dictionnaire de la simple Nature ; ils contiennent une langue que nous savons en naissant59 », ce qui n’est pas le cas de la parole qui est un langage d’institution.

41 La musique, expression d’assouvissement des plaisirs au moyen d’éléments puisés dans

la nature, ne se trouve cependant pas, chez Batteux, définie dans sa forme « latente ». Sa théorie n’aurait d’autre intérêt que de figurer dans un ouvrage largement diffusé s’il n’y était fait mention, un grand nombre de fois, à la notion de génie. Il ne suffit pas que les éléments du musical soient contenus dans la nature pour que la musique existe. Il faut le déclic que seul le génie peut fournir, dans la mesure où l’organisation sociale le permette. La phrase fondamentale figure au début des Beaux-arts : « Ce sont les hommes qui ont fait les Arts : & c’est pour eux-mêmes qu’ils les ont faits60 ». Certes, Dubos n’est

pas loin : il avait énoncé une théorie du génie et il fondait les arts sur le procédé d’imitation. Toutefois, la relation du génie avec la nature s’effectuait selon un code sensualiste qui pourrait également justifier sa relation aux périodes troublées de la croissance créatrice. Avec Batteux, le débat s’oriente vers les satisfactions de l’esprit. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’art est meilleur que la nature : il comble l’esprit. L’abbé Batteux revient ainsi, après quelques décennies marquées par les théories sensualistes, à un rationalisme esthétique et introduit, dans les théories musicales, à la simultanéité des deux approches.