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Chapitre IV. Les origines de la musique

1. THÉORIES MYTHISTORIQUES

1 Lorsque, dans la dédicace de son Institution harmonique (1615), Salomon de Caus prévient

qu’il va rassembler « plusieurs opinions, & choses alléguées, tant par les Antiques, comme aussi par aucun Modernes1 », le lecteur se prépare à lire un résumé des idées transmises jusqu’au début du XVIIe siècle par les théoriciens de la musique et les historiens. Que signifie, dans la seconde décennie du XVIIe siècle, rassembler plusieurs avis sur les origines de la musique ? Perpétuer une tradition ancestrale qui confronte Jubal et Pythagore, religion chrétienne et légende grecque, action divine et acte de réflexion humaine. Caus passe rapidement sur le problème, se contentant de noter que la « Musique a esté inventée un peu après la création du monde2 » tandis qu’elle devient science, c’est-à-dire digne d’attention, seulement lorsque Pythagore invente le monocorde. Il rassemble brièvement les deux opinions afin de se concentrer sur l’objet propre de son traité. En fait, il combine considérations arithmétiques et géométriques sur le musical dans le sens où il présente la musique comme une harmonie de toute abstraction logique, sensation morale et esprit divin qui est présent dans le théâtre de la vie naturelle et de la vie éternelle. L’ingénieur maintient que, même si la musique existe sous forme d’une science dont les mouvements peuvent être étudiés suivant les lois de la logique, ses fondements dépassent tout contrôle quantifiable puisqu’ils sont réglés par une harmonie spirituelle qui transcende les activités du monde. Parce qu’elle résulte de cette situation, la musique diffère des autres disciplines sœurs.

2 Quelques années plus tard, Marin Mersenne aborde à son tour le problème des origines

de la musique. Son premier contact avec la musique, du moins dans une perspective historique, procède d’un dessein apologétique. Les Quaestiones in Genesim (1624) prétendaient réduire à néant une foule d’ouvrages, produits de l’athéisme, qui inondaient Paris. Cette œuvre gigantesque ne se sert en fait du texte de la Bible que comme canevas à cette lutte acharnée et s’offre plutôt comme le lieu privilégié d’exposition des idées que Mersenne avait en matière non seulement d’exégèse mais aussi de mathématique, de physique, d’astronomie, d’agriculture, de linguistique et de

musique. Le savant y révèle son tempérament juvénile, plein d’incertitudes et d’impatiences. Il y 5ERrévèle également son attachement sincère à l’Écriture sainte : Jubal, ainsi qu’il est écrit dans l’Ancien Testament, a inventé la musique. Fruit de la volonté divine, elle atteint chez les Hébreux, dès ses débuts, un degré de qualité inégalé si ce n’est par les Grecs. Mersenne ne cherche pas plus loin, ni même à situer cette création avec précision dans le temps. D’ailleurs la chronologie de la Bible ne l’embarrassait guère puisque, sans connaître la date de la création ni la succession des principaux événements, la création reste une donnée de foi qui ne rend en rien irrationnelle l’hypothèse de l’éternité du monde3.

3 À partir des Questions harmoniques4 et des Préludes à l’harmonie universelle5, Marin

Mersenne commence à contester ses théories des années 1620. Avec l’Harmonie

Universelle (Paris, 1636), une autre voix que celle des Quaestionnes in Genesim se fait

entendre. Ce revirement sérieux n’eût été possible, pour un esprit semblable à celui du minime, sans une critique sérieuse des témoignages rendue possible par la physique des lois, principe fondamental du mécanisme6. Tout en respectant toujours le miracle, Mersenne veut éliminer a priori les récits mythiques, les exagérations, et seul le principe physique le lui permet. L’argument d’autorité ne lui suffit plus.

4 Mersenne repose la question des origines dans un nouveau contexte et avoue d’emblée

son attachement à la théorie pythagoricienne, c’est-à-dire à l’idée d’invention de la musique grâce à un développement du système perceptif. Il parvient à l’énoncé de sa théorie en montrant la contradiction qui règne entre la tradition qui veut que l’homme « a esté créé droit, iuste, & sçavant7 » et la réalité du développement progressif des facultés et des connaissances. À cela s’ajoute la constatation des différences qui rend caduque toute interprétation monolithique du phénomène originel. L’homme crée un langage, car il sent le besoin de s’exprimer et établit ce langage pour et en fonction de son environnement social. De là provient la disparité des cultures musicales. Mais surtout, cette logique l’autorise à ne plus suivre aveuglément l’Écriture sainte. L’audace d’une telle interprétation, Mersenne la modère en rattrapant tout par sa conception de la nature. Sa proposition XIV du premier livre « De la voix », cherche à savoir « si la nature n’avoit point donné la voix dont on exprime les passions, à sçavoir si l’on inventeroit les mesmes voix dont elle use, ou si l’on en pourroit inventer de meilleures & de plus convenables8 », ce qui illustre une pensée qui a déjà poussé aux extrêmes le mécanisme. Le minime reste convaincu de la volonté divine et de son rôle sur la formation de l’homme ; aussi en conclut-il sur un constat d’échec dissimulé :

« Il ne suffit pas de dire qu’une chose est naturelle à l’animal, ou à quelque corps, si l’on ne monstre pourquoy elle luy est naturelle : mais parce que ceste démonstration suppose la parfaite connoissance de l’animal, ou du corps, laquelle l’homme ne peut avoir eu en ce monde, il faut élever nostre esprit à Dieu au lieu de l’occuper plus long-temps dans ces considérations, & admirer sa providence & sa sagesse, qui est si éminente en chaque créature, qu’il nous est impossible de la comprendre, iusques à ce qu’il ait osté le cachet qui nous ferme ce mystère, & qu’il nous ait éclairez de la lumière de gloire.9 »

5 Marin Mersenne, s’il offrait aux alentours de 1635 une nouvelle formulation de la

question des origines, et pas seulement de la musique, offrait également une disparité de modes d’approche qui n’allait pas favoriser une orientation précise et délimitée de la recherche sur les fondements et les origines de la musique, car le débat sur les limites de la connaissance humaine restait intense10.

6 La mythistoire religieuse gouverne, dans le Traité de musique (Paris, 1640) d’Antoine

Parran, la conception des origines de la musique. Non seulement elle la gouverne mais elle l’impose car s’il écrit « avec asseurence & vérité, que le premier inventeur de cet Art libéral après Adam... a esté Iubal », il juge bon de ne pas « recourir à un Mercure, & à sa lyre de quatre ou sept cordes » qui est « une fable qui ne doit estre mise en ligne de compte11. » Ajouter à cela la confusion qui règne dans son explication étymologique de la musique où il n’adopte pas une position nette :

« quelques-uns disent venir de Moys qui signifie l’eau en langue Egyptienne, pource qu’elle a esté inventée près des eaux, comme disoit Moysicus... Secondement de Musa, que l’on dit estre un instrument très excellent en Musique. Bref, à l’opinion de Sainct-Isodore, elle prend son étymologie des Muses, dont le nombre est égal aux instrumens qui forment la voix.12 »

7 Par ces quelques remarques, Parran illustre la tendance commune à la première moitié

du XVIIe siècle. À l’emprise de l’explication théologique mythistorique qui s’affirme être la seule complètement crédible, s’ajoute la tradition mythologique païenne13. Le jésuite, comme précédemment le minime, n’ose prendre une position arrêtée14.

8 La musique rétablie c.1690) (de René Ouvrard marque un tournant dans l’historiographie

musicale française du XVIIe siècle. Le chanoine décide effectivement d’éliminer de son tableau historique tous les récits mythologiques qui faisaient jusque-là la matière principale des développements sur les origines de la musique et de reposer le problème de la musique dans ses rapports avec Dieu et la Bible. Il parvient à l’exposé de sa théorie en affirmant que la « Musique est aussi ancienne que le Monde puisque la Nature a toujours inspiré à tous les hommes de chanter dès le berceau15 ». Ce don, ancré dans le

fors intérieur de l’être humain, rend « inutile de chercher qui en a été l’auteur ». Idée audacieuse, car à aucun moment, Ouvrard n’identifie le premier homme à Adam, ni même ne pose clairement que son récit fera abstraction des événements historiques les plus reculés.

9 Le premier âge de la musique correspond à celui de la musique naturelle :

« c’est-à-dire l’inclination que la Nature a donné à tous les hommes de chanter, d’aymer la musique, d’entonner par toute la terre ses Intervalles de la même manière, sans communication & sans étude.16 »

10 Ici, comme ailleurs dans ses théories sur le beau architectural, René Ouvrard réduit à

une simple inclination « naturelle » la découverte de la musique pour replacer sa théorie prémonitrice de la génération harmonique. En effet, la nature contient les éléments qui constitueront les premiers chants. Ces éléments sont d’ordre harmonique : l’unisson, l’octave, la quinte et la quarte. Le fondement de la musique est universel et contenu dans l’organisation physique de la nature.

11 Que deviennent alors la tradition biblique et la tradition mythologique dans un univers

où tout apparaît appréhendable par la raison mathématique ? Ouvrard s’ingénie à ordonner les phénomènes les plus anciens selon une dichotomie naturel/artificiel. Jubal pour les Hébreux, Amphion et Orphée pour la Grèce ou l’Égypte, relèvent de la seconde catégorie, « cela veut dire qu’ils ont été plus illustres entre ceux qui ont travaillé à perfectionner ce bel Art, & s’en sont fait remarquer comme les Pères & les premiers Auteurs ». S’ils furent les premiers que l’histoire a retenus, ils n’en sont pas pour autant les inventeurs puisque les effets de la nature se sont fait sentir dès les origines.

12 Ouvrard, théologien avisé, ne rejette pas le miracle originel. Il cherche plutôt à

prouver, comme le faisait Malebranche à la même époque, que Dieu ne doit pas être vu comme intervenant dans le cours de l’histoire, mais comme le gestionnaire omniscient du monde. Dieu avait prévu, dans sa préscience infinie, par une sage combinaison du physique et du moral, du naturel et du surnaturel, que les lois de la communication des mouvements entraîneraient des bouleversements et des créations. Cette théorie est explicite dans son Architecture harmonique (Paris, 1679) : Dieu a insufflé au corps humain des proportions harmonieuses, parfaites, dont on doit rechercher la correspondance dans les créations architecturales17. La musique fonctionne de la même manière : le monocorde met en évidence des rapports simples qui entretiennent une relation avec les proportions physiologiques, de sorte qu’en les utilisant dans la musique, l’homme se rapproche de la volonté divine.

13 La pensée de René Ouvrard n’est pas isolée. Elle ne fut pas non plus un lieu commun.

Phérotée de Lacroix, dans L’art de la poésie françoise et latine, avec une idée de la musique

sous une nouvelle méthode (Lyon, 1694) a tenté de clarifier un raisonnement proche de

celui du chanoine de Tours. Le point de départ de ses réflexions se situe également dans la division de la musique en deux grandes catégories contenant chacune une série de respectivement six et trois espèces :

NATURELLE 1. Divine 2. Originale ou Première 3. Universelle 4. Céleste 5. Elémentaire 6. Mixte ou Composée ARTIFICIELLE 1. Métrique 2. Rhitmique[sic] 3. Harmonique ou Canonique

14 Le point de départ de toute chose est la musique divine puisqu’elle recouvre l’ensemble

des proportions que Dieu a mises en toute chose. D’elles découlent naturellement les proportions présentes dans les autres parties de l’univers, des astres et cieux (musique céleste), aux éléments (musique élémentaire), en passant par l’ordre et les mouvements (musique universelle). La musique originale « est celle d’où l’on tire les autres espèces de Musique qu’on peut appeler dérivées18 ». La musique artificielle provient donc de la

musique naturelle, condition « sine qua non » :

« Il est certain que la Musique Artificielle n’est qu’une imitation de la Naturelle, autrement elle ne seroit point Musique.19 »

15 Le passage d’une à l’autre s’effectua de deux manières suivant la condition sociale de

son réalisateur. Si Lacroix mentionne, « on croit que Jubal... est le premier qui l’a fait éclater dans le Monde20 », il préfère recourir à deux capacités de l’esprit : le

raisonnement et l’imitation. Comme l’homme réfléchit « naturellement » sur les proportions et les accords de tout ce qui l’entoure, il est logique qu’il ait produit la musique artificielle. Par contre, celui qui, comme un berger, ne dispose pas des mêmes facultés de réflexion, procède par imitation de la nature. L’originalité de Lacroix transparaît également par son pressentiment de la théorie qui unira la naissance du

langage et celle de la musique, car l’oreille, constate-t-il, écoute attentivement les inflexions vocales liées à la prononciation des lettres.

***

16 L’Histoire de la musique et de ses effets (1715) de Bonnet-Bourdelot mérite sa qualification

par Pierre-Jean Burette de « compilation très informe21 ». Il s’agit effectivement bien

d’une compilation que Jacques Bonnet-Bourdelot a publiée, du moins pour les origines de la musique. Il devait être bien embarrassé devant la quasi-absence de renseignements sur ce problème :

« Quantité d’Historiens, & de Relations de Voyageurs, nous apprenent que la Musique est en usage par tout l’Univers, mais fort peu nous instruisent de son Origine.22 »

17 Bonnet-Bourdelot choisit d’exposer toutes les théories possibles, ou apparemment

possibles pour lui, des origines sans toutefois les regrouper dans un chapitre ou même établir des relations entre elles.

18 Lorsqu’il traite de la musique des Hébreux, Bonnet-Bourdelot trouve dans la Genèse

une explication des origines crédibles vu que « les opinions des Auteurs prophanes doivent céder aujourd’hui à celles de l’Écriture Sainte23 ». Aussi, affirme-t-il que Jubal

fut l’inventeur de la musique même si le récit de Moïse ne précise pas de quelle manière l’idée lui vint, ni ce qu’il en fit. En fait, si Bonnet-Bourdelot se tourne vers le récit biblique, c’est un peu par dépit :

« Je crois ce sentiment le plus ortodoxe, car sans ces preuves, l’origine de la Musique nous seroit aussi inconnue que la situation du Paradis terrestre, ou que la source du Nil, ce qui doit terminer toutes contestations sur celle de la Musique.24 »

19 Jubal vivait en l’an 230 après la création du monde ; or peu après, le déluge a ravagé le

globe. Bonnet-Bourdelot n’envisage pas une continuité. Il aborde les origines de la musique dans quelques nations sans établir de lien avec celle des premiers Hébreux. Le système grec, d’abord. Mercure produisit le premier système en construisant un instrument diatonique sur lequel il pouvait jouer ses compositions basées sur l’ordre du tétracorde. Hérodote situe cet événement « environ l’an 2115 du monde ». Bonnet- Bourdelot range ces dires de l’historien antique dans la catégorie des récits vraisemblables. Plusieurs historiens modernes considèrent encore cet épisode véridique, ce qui n’est pas sans le rassurer. De plus, l’auteur de l’Histoire de la musique et

de ses effets se rallie aux thèses avancées par le père Paul-Yves Pezron, qui, dans son Antiquité de la nation et de la langue des Celtes, autrement appelez Gaulois (Paris, 1703),

prouve l’existence historique des divinités grecques. Au moment où Mercure établissait les fondements de la théorie musicale grecque, la Gaule commençait à la pratiquer :

« On doit demeurer d’accord que les Gaulois l’ont possédé dès l’an 2140 du Monde. 25 »

20 Comment l’idée vint aux Gaulois de faire de la musique, n’est pas le propos de Bonnet-

Bourdelot. Il ne veut que rapporter ce qu’écrivirent sur le sujet Diodore de Sicile ou Grégoire de Tours. Il établit cependant une distinction qui pourrait laisser supposer qu’il avait perçu la relativité des théories originelles sur la musique. Ainsi classe-t-il les Gaulois parmi les nations qui admettent le déluge universel. La situation devient plus complexe encore lorsqu’il s’agit d’introduire les Chinois qui pratiquèrent la musique « avant les Européens26. » L’auteur préfère ne pas recourir à la chronologie chinoise qui

lui semble fabuleuse. Néanmoins, il reconnaît Fossius comme l’inventeur de la musique, « près de trois mille ans avant la naissance de Jesus-Christ27 ».

21 La relation des origines de la musique est assez confuse dans l’Histoire de la musique et de

ses effets. Cependant, elle vaut la peine d’être mentionnée pour plusieurs raisons, dont

la moindre n’est pas que cet ouvrage marque les débuts d’un genre en France. La qualité majeure de l’œuvre réside là où elle semble pêcher pour beaucoup de critiques : la compilation. Aucun auteur n’avait jusqu’alors cédé aux tentations mythiques et miraculeuses de manière si totale. Que ce soient les Gaulois, les Grecs, les Chinois, ou les Hébreux, tous participent aux origines de la musique. L’intérêt d’un relevé de tous ces récits est de susciter une remarque primordiale pour le devenir du champ heuristique :

« il s’ensuit de là que les Caldéens, les Egyptiens, les Hébreux, ni les Grecs, ne sont pas sans contredit les seuls Inventeurs de la Musique.28 »

22 Dès la préface, Bonnet-Bourdelot avait déjà soulevé le problème de la relativité des

théories originelles et avait mentionné les querelles qui séparaient les anciens peuples sur l’invention des arts. L’Histoire de la musique et de ses effets se rattache par l’articulation et non la liaison des phénomènes, historiques ou non, à la pratique historiographique du XVIIe siècle qu’avait illustrée Parran dans ses remarques, certes plus succintes, mais pareillement organisées. Un élément pertubateur intervient dans cet ouvrage : la multiplicité des systèmes chronologiques. Une chronologie du monde d’inspiration biblique est employée dans les chapitres concernant les Hébreux, les Grecs et les autres peuples liés à la Bible ; une chronologie axée sur la naissance du Christ qui servira pour l’histoire des progrès de la musique mais également pour situer plus aisément des civilisations éloignées comme, par exemple, la Chine.

23 Cette diversité des systèmes référentiels rattache également l’œuvre de Bonnet-

Bourdelot à l’historiographie baroque. Cet usage rend, au lecteur familiarisé avec chacun des systèmes, le discours plus précis : la liaison avec des événements extérieurs mais considérés dans un de ces systèmes en est plus aisée. Ce lieu commun à nouveau exposé ici illustre aussi les incertitudes de l’auteur : l’emprise de la mythistoire y côtoie la prise de conscience de civilisations extérieures à la chrétienté. Devant ce nouvel horizon, Bonnet-Bourdelot hésite et préfère la multiplicité des solutions à l’élaboration d’un système unique et universel. Se retrouve ainsi l’orientation qu’il désirait conférer à son travail : réunir différents avis sur des questions d’histoire de la musique29.