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Chapitre VII. La musique médievale : gallicanisme et romanisme

2. Les recherches particulières

17 Dès le milieu du XVIIe siècle, le 13 novembre 1647, Dom Grégoire Tarisse envoyait une

Lettre circulaire au sujet des mémoires qu’on demande pour composer l’Histoire de l’Ordre17 dans laquelle il dressait un plan des recherches à entreprendre et les thèmes à aborder lorsqu’un membre de la Congrégation de Saint-Maur se chargeait d’étudier l’histoire ou un aspect de l’histoire d’un monastère. Vingt-cinq points se succèdent dans « ce qu’il fault remarquer en chaque monastère ». Quelques années plus tard, alors que ce genre de travaux avait été exécuté en grand nombre pour des histoires générales de monastères, Dom Guillaume Fillastre se propose d’appliquer le programme de Dom Tarisse à la vie musicale d’une abbaye, en l’occurence celle de Fécamp, d’où son Mémoire

historique touchant l’establissement, augmentation, conservation et entretien de la musique depuis la fondation de l’abbaye de Fécamp jusques à présent (c.1665).

18 Les similitudes qui ressortent de la confrontation de la lettre de Tarisse et de l’étude de

Fécamp18. Deux aspects retiennent, aux dépens des autres, l’attention du chercheur : les interactions entre la direction de l’abbaye et sa maîtrise, et l’organisation de cette dernière. Du premier aspect découle la subdivision de l’étude :

« Remarques sur le premier État depuis la fondation jusques à l’abbé d’Etoutteville » « Remarques sur le second État de la musique depuis l’abbé d’Etoutteville jusques à l’établissement de la Congrégation dans le monastère »

« Remarques sur le troisième État de la musique depuis l’établissement de la Réforme jusques à présent »

19 Fillastre insiste ainsi sur le rôle des abbés dans les transformations de la maîtrise. Les

remarques à ce propos reposent sur des coïncidences, des intentions personnelles, des obligations vis-à-vis des autres abbayes ou de l’autorité ecclésiastique de France ou de Rome. L’abbé Estode d’Etoutteville occupe une position remarquable. Intéressé par la musique, il se rend compte des changements intervenus depuis l’introduction du système d’Arezzo. Puis, désireux de ne pas paraître en retard, de donner à son abbaye une image d’aisance par rapport à Rouen, il insiste sur la modernisation de la pratique musicale :

« Estode d’Etouteville, 33e abbé qui commença de l’estre en l’année 1390 voiant que la musique s’estoit beaucoup perfectionnée depuis Guy d’Areze & qu’elle commençoit à s’establir dans quelques églises, fut des premiers à l’establir dans la sienne, environ en mesme temps qu’elle le fut dans celle de Rouen où elle n’estoit point encor en l’an 1400.19 »

20 Le rattachement de l’abbaye de Fécamp à la Congrégation de Saint-Maur ne contribue

pas, bien au contraire, à l’accroissement de l’effectif musical. Cette réduction provient d’une situation financière difficile. Il fallut une réaction progressive de certains pour que les autorités s’intéressent à nouveau à la maîtrise.

21 Avancer que Fillastre fait œuvre nouvelle lorsqu’il étudie les rapports entre autorité et

condition de la musique mérite quelques nuances. Plusieurs historiens considéraient le rôle d’un monarque ou la situation prospère d’une société comme déterminants pour l’état de la musique. Ainsi en fut-il plus particulièrement des considérations sur la musique dans l’antiquité grecque. Ce qui distingue Fillastre de ses prédécesseurs et contemporains, c’est la précision qu’il apporte – avantage d’un sujet restreint dans l’espace –, à la définition de cette relation. Il devait certes disposer d’une documentation riche, plus facilement exploitable que les quelques informations qui subsistaient sur le rôle, par exemple, de Périclès pour la constitution d’écoles. Le mauriste n’en déduit pas moins des principes généraux et son insistance sur ce point reflète sa conviction que l’autorité reste déterminante sur le cours de l’histoire.

22 Étroitement lié à ce thème, son étude de la situation sociale du musicien, des chantres

et maîtres de musique au sein de l’abbaye repose sur une analyse tout aussi détaillée. Aux ajouts et retraits que subit la maîtrise correspondent des périodes de perfectionnement ou de dégénérescence de la qualité musicale. Fillastre met en évidence le rôle joué par les gages, la structuration interne de la maîtrise, bref, les conditions de la pratique. Il y a là à nouveau un souci de spécificité dont aucun historien de la musique n’avait fait preuve.

23 Fillastre créait dans le dernier tiers du XVIIe siècle, avec cet ouvrage malheureusement resté manuscrit, l’histoire sociale de la musique. Aidé par la disponibilité des sources, par le choix d’un sujet limité géographiquement, il pouvait chercher des facteurs nouveaux pour justifier les différentes situations de l’état de la musique dans l’abbaye

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de Fécamp. Fécamp ne fut pas le lieu de créations musicales retentissantes. Cet aspect favorise également l’orientation de son étude. Fécamp entretenait des relations étroites avec l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, disposait d’exemples méthodologiques et recevait des conseils des historiens qui avaient déjà produit de nombreux travaux sur un monastère et son histoire. Ce réseau d’influences ne diminue en rien les qualités du modeste maître de musique. Bien sûr, son œuvre ne reflète pas seulement les progrès de l’historiographie mauriste et l’élargissement de leur champ d’application. Elle devient outil : outil pour une revendication au nom d’un passé qu’il vient de montrer riche de moments parfois troublés mais souvent favorables à une qualité supérieure. L’appel sérieux lancé aux autorités conclut le travail de Fillastre :

« Il reste maintenant à sçavoir sur quoi l’on peut estimer le fond nécessaire pour satisfaire à cette dépense, & il n’y en a un véritablement pour cela. Pour s’en assurer il ne faut que se souvenir de ce que nous avons dit cy dessus de l’establissement de la musique, & des conditions des concordat auxquelles on s’est obligé de l’entretenir en introduisant la Congrégation dans ce monastère20 ».

24 L’Histoire littéraire de la France (1733-1763) marque pour l’histoire de l’historiographie

des lettres et des arts une date aussi importante que celle de la publication des

Scriptores de Martin Gerbert, sans doute peut-elle même être considérée comme la

première entreprise de musicologie médiévale à laquelle est redevable en bien des points le « Mabillon d’Allemagne21 ». Ce projet ambitieux, aujourd’hui poursuivi par

l’Institut de France, a mérité l’attention des historiens de l’historiographie littéraire mais jamais des historiens de l’historiographie musicale22. Pourtant, sans cet ouvrage, reflet des patientes et efficaces recherches effectuées au sein de la Congrégation de Saint-Maur, la somme de Gerbert et de bien d’autres « musicologues » des XVIIIe et XIXe siècles, n’aurait pu atteindre la qualité qu’on lui connaît.

25 L’intention de Dom Rivet se rattache aux immenses entreprises, parfois chimériques et

souvent avortées, que quelques hommes de lettres s’étaient proposés d’effectuer depuis la renaissance : un recensement de toute la production écrite de la France depuis ses origines. Il poursuit ces « bibliothèques », prises au sens d’inventaire critique, que des savants avaient inaugurées au XVIIe siècle pour les lettres et qui connaissent, pour le théâtre, un essor considérable durant tout le XVIIIe siècle. La préface du premier volume est révélatrice. Dom Rivet y précise ses intentions :

« ...recueillir en un corps de bibliothèque tous les auteurs (qu’une nation) a donnés à la République des lettres.23 »

26 Loin de réduire son projet à une compilation, il se propose de faire une histoire, de

sorte qu’il faut, précise-t-il, « lier tellement ensemble tous ces faits détachés et établir entre eux une telle harmonie qu’ils ne fassent qu’un tout uniforme et comme naturel ». Il va donc relever « tous ceux de la nation dont on a connaissance et qui ont laissé quelque monument de littérature (...) tant ceux dont les écrits sont perdus que ceux dont les ouvrages nous restent, en quelque langue et quelque sujet qu’ils aient écrit24. » Quant à la classification, le mauriste n’hésite pas :

« Le chronologique est incontestablement préférable à tout autre. Notre histoire sera donc divisée par siècles.25 »

27 Pourtant, Dom Rivet se rend bien compte de l’arbitraire d’une semblable présentation.

Ainsi s’empresse-t-il d’ajouter que « ceux qui aiment les histoires suivies par l’enchaînement des faits chronologiques trouveront de quoi se satisfaire dans les

discours que nous avons placés à la tête de chaque siècle et dans les tables chronologiques que nous mettrons à la fin de chaque volume ».

28 La grande originalité de l’Histoire littéraire de la France ne réside pas dans ces

introductions mais plutôt dans ses inventaires. Des bénédictins étaient envoyés partout, les bibliothèques de France et de l’étranger sollicitées de sorte que la documentation abondait pour le champ couvert par les douze volumes. Les écrits sur la musique occupent une place relativement importante. Les rédacteurs en sont conscients et en expliquent les raisons dans quelques-unes de leurs introductions générales à chaque siècle.

29 La musique y figure, comme à la même époque dans les dissertations de Lebeuf,

collaborateur par ailleurs à l’entreprise des mauristes, comme un élément du paysage culturel d’un siècle. Cependant, loin de parvenir à la logique d’organisation des travaux de ce savant, l’Histoire littéraire de la France introduit les informations concernant la musique de manière quelque peu hasardeuse, reflet de l’incertitude des rédacteurs face à une masse trop importante de documentation. Jamais la musique n’apparaît à une place déterminée entre deux arts ou techniques. Les quelques lignes qui lui sont destinées renvoient plutôt qu’elles ne synthétisent, aux notices par auteur qui forment le corps principal des volumes. Il ressort des notes introductives un sentiment de frustration. Le regroupement de toutes les mentions à la musique figurant dans les introductions ne couvriraient d’ailleurs que quatre ou cinq pages, c’est-à-dire moins que les contributions de Lebeuf dans ses dissertations.

30 Cette impression de faiblesse de l’information et de désordre structurel s’efface

toutefois à la lecture des notices par auteur. Le tableau ci-dessous dresse la liste de tous les écrivains s’étant intéressés à la musique retenus par la vaste entreprise mauriste26.

Arélien de Réomé : manuscrit de l’Abbaye de St. Amand, V, p. 98-99.

Ruthard, moine d’Hirsauge : « Trithème... atteste qu’il avoit encore composé de petits traités sur la Musique », V, p. 318.

Werembert, Moine de S. Gal : « Des hymnes diverses & des chants », V, p. 605.

Bertrandus Prudentius : « un poème, où il fait l’éloge de la Musique », V, p. 662. Rupert, Moine de S. Alban : « Enfin un traité sur la Musique », V, p. 664.

Gunzon Grammairien : « Il n’oublie pas la Musique, dont il fait un fort bel éloge en peu de mots », VI, 312.

Bernelin : « Le manuscrit 480 entre ceux de Christine Reine de Suède... contient... avec les traités de la Musique », VI, p. 579.

Estienne, Evêque de Liège : « L’annonyme de Molk parle d’un estienne fort habile dans la Musique, sur laquelle il avoit composé un traité », VI, p. 172.

Helperic : Ecolâtre de Grandfel : « Thrithène témoigne, qu’Helperic composa aussi un traité de la Musique... Il n’y a donc pas de preuve certaine. », VI, p. 401-402.

Heribert, Ecolâtre d’Epternac : « Herbert écrivit aussi un traité de la mesure du Monochorde », VI, p. 335.

Hildemanne, Archevêque de Sens : « Thrithène... assure qu’il laisse... traité de la Musique... »,

VI, p. 331.

Hucbald, Moine de Saint Amand : « Hucbald écrivit aussi sur la Musique... il ne paraît point que personne l’ait découvert depuis. », VI, p. 220.

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Marquard, Ecolâtre d’Epternac, « Marequard écrivit aussi sur la Musique en particulier... Ceux qui l’ont connu, en ont fait beaucoup de cas... Hymnes, des Proses, des divers Répons, ou même Offices entiers, mis en Musique », VI, p. 272-273.

Notker, Moine de Saint-Gall : « Notker avoit fait un traité sur les notes emploiées dans la Musique... n’est autre chose que ce petit écrit » (édition de la lettre à Lambert), VI, p. 141.

S. Odon, Abbé de Cluni : « S. Odon fit usage de la grande connoissance qu’il avoit de la Musique pour en écrire un traité en forme de dialogue » (Source : Vatican 1995 et la bibliothèque de Christine de Suède), VI, p. 246.

Reginon, Abbé de Prom : « Gérard van Maastrich,... Bibliothécaire de l’Université de Brème, assurait en 1703, qu’il y avoit... un manuscrit... sous ce titre : De harmonica, VI, p. 153.

Remi, moine de S. Germain d’Auxerre : « C’est un traité sur la Musique qui se voit entre les manuscrits de la bibliothèque du Roi, sous le nombre 6304... », VI, p. 119.

Wigeric, Evêque de Metz : « ... un seul traité sur la Musique » (perdu), VI, p. 199.

Bernon : « ... un traité des Symphonies & des Tons... (et) un autre écrit sur la Musique, où il traite de l’accord des divers tons,.... de instrumentons musicalibus... Du reste on ne voit point paraître ce traité... à Bernon un écrit sur la mesure du Monocorde. Mais il est à craindre que cet écrit n’ait existé que dans l’idée de Thritène », VII, p. 381-382.

31 Cette liste reflète le souci d’exhaustivité des bénédictins. De leurs dépouillements des

ouvrages et des bibliothèques, ils retiennent absolument tout, précisant le degré de vraisemblance de leurs sources. Apparaît également sur ce relevé, une tendance déjà signalée et qui connaîtra sa pleine expansion dans l’historiographie de l’opéra : le besoin d’ouvrages bio-bibliographiques. Les chercheurs de la Congrégation de Saint- Maur ne dépassent que rarement ce niveau d’information, et c’est sans doute aussi de là que résulte la faiblesse des introductions. Avant de tenter une étude, ils réalisent combien primordial est le recensement des sources qui pourront être soumises à une future analyse.