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Chapitre V. les transformations de l’art musical

6. À LA RECHERCHE D’UN MODÈLE

102 Au-delà de tous les schémas dont le nombre est relativement élevé, il s’agit de poser des

questions générales qui aident à percevoir la philosophie de l’histoire de chaque auteur. Ces questions sont au nombre de trois :

Comment interviennent les changements ?

Dans quelle mesure les différents stades des transformations de l’art musical sont-ils en relation l’un avec l’autre ?

103 1. Si la nature humaine peut être conçue de manière constante à travers les âges, la

société humaine, elle, subit des modifications profondes. Il s’agit donc pour les historiens de concilier et d’établir une relation de causalité entre la constante nature humaine et la mouvante société humaine. Le moyen le plus fréquemment utilisé paraît être un déterminisme quasi mécanique, irréfutable et incontournable. Insister sur le déterminisme validait en quelque sorte la théorie de la nature humaine constante, c’est-à-dire répondant à des lois générales. Les historiens dressent ainsi un catalogue des schèmes de causalité. A n’importe quel moment et n’importe où, une cause donnée produira un effet invariable. Evidemment, une table générale de ces relations de cause à effet ne contentera jamais tous les esprits. Certains éléments disparaîtront comme non valides grâce à l’apparition de nouvelles procédures d’approche comme la relativité du goût et, dans une moindre mesure, la théorie des climats. Semblable à une loi physique, l’histoire articule son discours sur des schémas fixes.

104 En fait, tous les tableaux généraux des transformations de l’art musical découlent du

nombre et de l’organisation de ces schémas de causalité. Trois grands mouvements apparaissent. Le premier additionne, rendant ainsi possible la perception d’une perfection ininterrompue, un schéma unique :

Cause1-Effet1 + Cause1-Effet1 + Cause1-Effet1

105 Le deuxième articule, coordonne des groupes de schémas, mettant en évidence la

constitution de cycles et n’occultant pas obligatoirement l’aspect additionnel nécessaire à la permanence du progrès :

Cause1-Effet1 + Cause2-Effet2 + Cause3-Effet3 + Cause1-Effet1 + Cause2-Effet2...

106 La dernière option regroupe les cas particuliers, c’est-à-dire ceux qui, tout en

respectant le déterminisme mécanique, ne dressent pas de système unifié quant à la succession des relations de causalité. La récurrence de schèmes les associe aux deux groupes précédents, mais l’absence de systématisation l’en distingue par l’apparition de relations de causalités nouvelles et uniques qui, répétées, pourraient servir à la seconde attitude. Un exemple consisterait à faire succéder :

Cause1-Effet1 + Cause2-Effet2 + Cause3-Effet3 + Cause2-Effet2 + Cause4-Effet4...

107 Les possibilités apparaissent d’autant plus nombreuses que l’histoire procède par

tranches chronologiques brèves. 1.

108 Le tableau ci-dessous reprend les trois types mentionnés et les associe aux auteurs qui

les ont exemplifiés.

1 2 3

Salomon de Caus Bonnet-Bourdelot Rousseau René Ouvrard Blainville Marmontel

Etienne Loulié Dubos Chabanon

Estève Juvenel

Garcin

109 Ce tableau révèle également les glissements dans le temps qui se font d’un type à

l’autre. Si le type de schéma représentatif du progrès continu connut une vogue impressionnante au XVIIe siècle, la raison en incombe certainement à l’explosion provoquée par la pensée mécaniste et le système cartésien. La conviction d’appartenir à un âge de perfection jamais atteint transparaît nettement chez la plupart des penseurs que ce soit Descartes, Gassendi, Parran, Ouvrard ou Loulié. Il y a là un contraste retentissant avec la pensée historique de la renaissance qui avait insisté sur le côté cyclique, côté cyclique qui réapparaît à la fin du XVIIe siècle sous l’influence de la querelle des Anciens et des Modernes et surtout de la nature du roi, Louis XIV. L’âge classique fonde son expression sur l’étude des modèles. L’imitation est conçue comme la perfection à atteindre par l’artiste. Dans un tel cadre, et pour ne dévaloriser en rien le « siècle de Louis XIV », les théories cycliques occupent une place importante.

110 Le troisième groupe joue un rôle de plus en plus présent dans la seconde moitié du

XVIIIe siècle. Plusieurs raisons expliquent cette pénétration d’idées nouvelles au sein du paysage qui paraissait vivre une accalmie, de l’historiographie musicale française. Les historiens anglais et italiens contribuèrent à renouveler la pensée française92. Conjointement à la recherche d’une forme dramatique idéale, et les querelles que cette quête implique, la pénétration d’ouvrages tels que ceux de Brown ou Algarotti oblige une remise en question de schémas historiques fondés jusque-là principalement sur l’expérience française93. Ce contact avec les voisins incite à une relativisation des théories idéales, confronte l’historien à la multiplicité des expériences humaines. Une autre raison justifiant l’émergence des théories du troisième groupe réside dans le sentiment ambigu qu’éprouvait le philosophe à intégrer l’homme dans un ordre mécanique et à toujours lui accorder une certaine liberté d’action. Cette tendance à s’évader de cadres stricts oblige à envisager sur une structure nouvelle les relations générales de cause à effet.

111 Ce troisième groupe pose des problèmes auxquels aucun auteur ne parvient à répondre

de manière satisfaisante. Ainsi, la notion de décadence, différente de celle émise dans le cadre de théories cycliques qui ne la considèrent que comme période transitoire, soulève la question de la conciliation entre les lois naturelles, originellement bonnes, et les sociétés humaines qu’elles régissent, lorsqu’est entamée une période de dégénérescence de laquelle la société a peu de chance de sortir.

112 L’interprétation des théories causales sous l’aspect mécanique n’empêche pas les

historiens de définir avec une précision croissante les conditions des causes. Là aussi, malgré un aspect plus personnalisé, l’interprétation des historiens relève d’un certain déterminisme. Chaque action porteuse de conséquence trouve son origine dans l’intérêt d’un homme. De là cette concentration sur le rôle des monarques, des ministres et des mécènes dans le déroulement historique ; concentration qui efface souvent le rôle des acteurs du changement, musiciens et compositeurs. L’histoire, aux XVIIe et XVIIIe siècles, affectionnait ce type de récit qui s’articulait sur le portrait d’une personnalité puissante. L’Histoire de la musique et de ses effets de Bonnet-Bourdelot fut sans doute l’exemple le plus probant de cette tendance. Cependant, il convient de nuancer la place occupée par les personnages puissants. Ils interviennent dans le cours de l’histoire de la musique de manière générale, c’est-à-dire que, à de rares exceptions près, ils ne pourront intervenir comme cause pour un événement spécifique. Surtout, les historiens ne deviennent pas obligatoirement des panégyristes ! Si à certains moments, l’action d’un homme de pouvoir coïncide avec un épanouissement de l’art musical, à d’autre, elle peut l’entraîner vers une décadence et contribuer à la détérioration générale de la nation.

113 2. L’importance croissante des théories cycliques conduit les historiens à tenir un

discours dans lequel n’intervient jamais la notion de nouveauté essentielle. Tel un kaléidoscope, l’histoire offre de nouvelles images avec un même matériel. Les multiples retours à l’antiquité reflètent cette tendance. La question qui surgit, et elle peut apparaître dans tous les schémas des transformations de la musique, devrait éclairer sur l’attitude de l’historien : cherche-t-il à définir une unité ou une diversité des cultures ? L’une ou l’autre option oriente le discours historique vers des chemins opposés qui permettent une autre catégorisation des écrits historiques.

114 La plus grande partie des historiens tend à montrer une unité à travers les âges grâce à

la théorie du progrès, qu’il soit continu ou non. La société cherche, même dans les périodes les plus sombres du moyen âge, à perfectionner ses acquis. Ce principe autorise une vision linéaire ou cyclique de l’histoire ; deux visions très représentées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la notion de progrès mais plutôt de circonscrire son utilisation dans le cas particulier de la musique. Au-delà de facteurs comme une tendance naturelle au perfectionnement, une association des sciences sociales aux sciences exactes qui conditionne, automatiquement pour l’époque, le concept de progrès, un raffinement des relations sociales et une conjoncture de plus en plus favorable, les historiens de la musique évoquent des caractéristiques persistantes spécifiquement musicales qui orientent l’art des sons vers des sommets toujours plus élevés.

115 La diversité des cultures oblige l’historien, s’il est partisan de cette idée, au découpage

en époques ; condition non-nécessaire dans le cas d’une vision unitaire. Distinguer différentes époques implique la prise en considération de trois paramètres : chronologie, structure et situation. Une époque correspond à un découpage dans le temps afin de définir une organisation spécifique. Cependant, cette délimitation temporelle s’effectue toujours en fonction des antécédents et des conséquents. Ce dernier point révèle l’appartenance des historiens à l’une ou l’autre catégorie. Une semblable prospection pourrait être appliquée à de nombreux termes94.

116 3. Une caractéristique de l’historiographie musicale française des XVIIe et XVIIIe siècles réside dans l’élargissement de ses horizons vers des cultures extra-européennes95.

Quelques études ont déjà traité de points spécifiques comme la connaissance de certaines traditions96, l’influence des découvertes ethnomusicologiques sur la composition et le goût. Ici ne sera envisagé qu’un aspect de la réception de ces cultures en France à savoir la place occupée par l’histoire dans la description de ces cultures et leur influence sur les schémas historiques décrits ci-dessus. Les historiens porteront un regard d’autant plus aigu sur ces traditions extra-européennes que le champ géographique s’élargit. Les frontières du connu et de l’inconnu apparaissent clairement. Les côtes de l’Afrique, des Amériques et de l’Asie ont été visitées tandis que l’intérieur des continents ne bénéficie que de quelques percées97.

117 Cette distribution géographique se justifie aisément par plusieurs facteurs. Le plus

important se rattache à la politique de christianisation entreprise par les jésuites. Les membres de cet ordre parcourent le monde et reviennent chargés d’informations diverses touchant souvent à la culture. Le second facteur réside dans les contacts personnels de théoriciens de la musique avec des savants étrangers. Si Marin Mersenne obtient des indications sur la « sitar », il les doit à l’Anglais Claude Hardy avec lequel il entretenait des échanges épistolaires. De même, les ouvrages d’Athanasius Kircher et de Filippo Bonani, tous deux jésuites, sont connus des chercheurs et largement diffusés en France.

118 Il découle de cette constatation deux points importants. Le premier, que les historiens

français élaborent souvent leurs réflexions sur des sources de seconde main dont la fiabilité est fréquemment douteuse. La seconde concerne les sources ramenées directement par les voyageurs et missionnaires. Elles ne peuvent toutes entrer en ligne de compte dans la présente étude dans la mesure où il ne s’agit, dans la plupart des cas, que d’un amalgame de notes diverses, du moins pour ce qui concerne la musique. L’intention de Du Halde ne fut jamais de rédiger une histoire, tandis que l’abbé Roussier, lorsqu’il se lance dans l’édition des œuvres de Joseph-Marie Amiot98, cherche à la construire sur des schémas mieux établis et moins orientés vers un souci uniquement documentaire.

119 A de rares exceptions près, portant principalement sur la musique des Chinois, aucune

considération historique n’accompagne les notes sur les traditions musicales extra- européennes. Les auteurs tentent plutôt d’expliquer les différences entre les systèmes de celles-ci et les européens99. Confrontés à ces paysages musicaux qui n’entrent pas dans les schémas reconnus comme les meilleurs, les historiens recourent à des associations à un modèle ancien ou à un modèle primitif. Dans le premier cas, le référent sera une musique inconnue de tous et que, du moins en Europe, les hommes s’emprèssèrent d’abandonner au profit de quelque chose de plus raffiné. Dans le second cas, une analogie est établie entre les traditions populaires européennes et les traditions extra-européennes. Il y a donc une tendance générale à définir ces musiques dans un cadre particulier qui ne s’inscrit pas dans une description des systèmes musicaux mais plutôt dans une description des mœurs qui accompagnent la pratique de ces musiques. De cette manière, l’homme des Lumières pouvait écarter de son monde, construit suivant des principes rationnels et moraux, ces documents ramenés de loin tout en ne les excluant pas de son champ de vision100.

120 La prise de conscience d’une différence n’implique pas nécessairement une infériorité

de nature. Si elle existe dans les mœurs et coutumes, elle n’intervient nullement au niveau des capacités latentes101. L’intellectualisme peut donc, sans heurter la tradition, s’orienter vers le « culte du noble sauvage ». Semblable attitude conforte les schémas

historiographiques existant. Le culte renforce l’égocentrisme européen et implique une intégration des traditions musicales extra-européennes dans des moules conçus originairement pour l’Europe. Cette absence de distinction provient de l’assimilation des extra-Européens avec les primitifs européens ; idée issue de la tradition chrétienne mais qui servait également les historiens en quête d’une définition des origines de la musique.

121 L’extraordinaire engouement pour Tailleurs qui va croissant durant tout le XVIIIe siècle pour aboutir à l’Essai sur la musique ancienne et moderne de Jean-Benjamin de Laborde, ne modifie en rien le paysage de l’historiographie musicale. Les mêmes conditions de naissance de la musique apparaissent que l’auteur traite des Grecs, des premiers hommes ou des Iroquois. Les facteurs de transformation s’organisent identiquement autour de lignes continues ou de cycles. Même si ces schémas furent interrompus à un moment ou un autre qui n’est jamais défini avec exactitude par manque d’information ou par facilité, ils s’inscrivent parfaitement dans les cadres fixés pour la musique occidentale et contribuent à affermir la thèse de la constance de la nature humaine.

NOTES

1. Salomon DE CAUS, Institution harmonique, Francfort, 1615, p. 1-1’.

2. Herbert SCHNEIDER, Die franzôsische Kompositionslehre in der ersten Halfte des 17. Jahrhunderts,

Tutzing, 1972.

3. René OUVRARD, La musique rétablie, Tours, Bibliothèque municipale, Ms.822, f° 26-28. 4. Ibid., f° 27.