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Chapitre V. les transformations de l’art musical

2. THÉORIES CYCLIQUES

21 L’Histoire de la musique et de ses effets (1715) de Bonnet-Bourdelot introduit à un nouveau

modèle de schéma général des transformations de l’art musical. Au tableau linéaire qu’avaient illustré les théoriciens du XVIIe siècle, l’auteur substitue un tableau constitué de flux. L’organisation de l’ouvrage révèle déjà les orientations majeures qu’il compte donner. Elle s’articule en quatorze chapitres :

De l’origine des quatre systèmes de la Musique, suivant l’opinion des Philosophes, Poètes, & Musiciens de l’Antiquité.

Des quatre modes principaux, ou chants authentiques & de leur prétendus effets, suivant l’opinion des anciens Philosophes, Poètes, & Musiciens.

Sentimens des Philosophes, Poètes, & Musiciens de l’Antiquité sur l’usage de la Musique vocale, instrumentale, & de ses effets sur les passions.

De la Musique artificielle composée suivant les règles de la Mécanique, & de ses effets. Sentimens des Hébreux sur l’origine de la Musique, & l’usage qu’ils en faisoient.

De la vénération que les Grecs avoient pour la Musique, de leurs opinions sur son origine, & de leur spectacles.

De l’institution des Jeux Olympiques chez les Grecs, & des prix destinez pour la Musique. De l’opinion des Chinois, sur l’origine de leur Musique, & de quelques relations de leurs Fêtes publiques.

De l’établissement de la Musique chez les Romains, & de l’origine des Fêtes publiques, données aux dépens des Empereurs & du Sénat.

De l’établissement de la Musique & des Spectacles en France, depuis les premiers Gaulois, jusqu’à présent.

Des Fêtes & des Jeux particuliers qui sont en usage dans différentes Cours de l’Europe, & même chez les Perses, pour la célébration des Mariages des Souverains, & à la naissance des Princes.

Dissertation sur le bon goût de la Musique d’Italie, de la Musique Françoise, & sur les Opéra. A. B. C. D. E. F. G. H. I. J. K. L.

De la sensibilité que les Animaux ont pour la Musique, & d’une chasse que les Grands Mogols font au son des Instrumens.

Conclusion de l’Histoire de la Musique.

22 Une première observation oblige à réfléchir sur le choix des sujets envisagés. En effet,

se côtoient des chapitres historiques et des chapitres analytiques, c’est-à-dire n’ayant pas pour fondement la chronologie. Cette volonté de se livrer à des développements nécessaires que Bonnet Bourdelot ne peut absolument pas intégrer dans le cadre d’une période déterminée, le contraint à les placer de façon très artificielle, en les intercalant maladroitement dans le récit. Cet aspect hybride, discontinu a provoqué des réactions négatives dès la publication du livre. Sébastien de Brossard précise dans son Catalogue

des livres :

« L’autheur, dont on trouvera icy une lettre attachée, à qui j’ay fourny quantité de mémoires pour faire son livre, dont j’ay redressé quantité de fautes survenues parce qu’il ne sçavoit pas la musique, et qui en reconnoissance me fit présent de son livre quand il fut imprimé.12 »

23 Pourtant, Bonnet-Bourdelot ne faisait que poursuivre une tradition qu’avaient

maintenue plusieurs théoriciens précédemment étudiés. Les réflexions sur l’instinct des animaux pour la musique, sur les effets merveilleux constituaient des champs d’investigation qu’un historien ou un théoricien de la musique ne pouvait négliger.

24 L’ensemble des chapitres historiques s’articule également de manière hybride.

Civilisations et règnes fournissent les limites. D’une part les grandes époques de l’antiquité, les Hébreux, les Grecs et les Romains ; d’autre part, les règnes successifs du royaume de France. Si la tripartition de l’antiquité était lieu commun de l’historiographie musicale, l’évocation des règnes constitue en revanche une nouveauté importante. Par ce biais, Bonnet-Bourdelot se rapprochait des histoires générales qui fleurissaient au même moment. On y constate une tyrannie, souvent peu contrôlée, du rythme dynastique, reflet du rôle primordial attribué à la personne du souverain dans le cours de l’histoire. Les inconvénients du rythme dynastique sont nombreux. A l’inégalité de durée des « races » et des règnes s’ajoute l’inégalité des sources d’information et plus encore la difficulté d’y intégrer les phénomènes artistiques. Le choix du rythme dynastique français provoque encore un autre déséquilibre : celui de la relation avec les autre pays tous relégués en un seul chapitre. Par-là, Bonnet- Bourdelot, s’il répond à un respect plus ou moins constant d’une tradition dans l’écriture de l’histoire générale, marque surtout ses tendances nationalistes, position compréhensible à une époque où fait rage la querelle de la musique française et de la musique italienne, et sous la plume d’un homme au service du roi qu’il devait ménager.

25 Si les titres révèlent déjà quelques orientations, ils illustrent également les points de

vue que l’auteur utilise. Son histoire s’articule effectivement en musique antique, musique moderne et musique dramatique, trois « espèces » inspirées du Dictionnaire de Sébastien de Brossard :

« La première [espèce] est appellé la Musique antique qui est attribuée aux Hébreux, aux Phoeniciens, aux Grecs, et aux Latins laquelle a duré jusqu’en l’an 1024 de Jesus-Christ, qui est approchant le tems que Guy Laretin inventa la Musique à plusieurs parties ; c’est celle que nous appelions vulgairement la moderne13 ».

26 Cette dichotomie ancien-moderne vient en quelque sorte rompre le rythme dynastique

et illustre une fois encore l’aspect hybride de l’œuvre de Bonnet-Bourdelot. En ajoutant M.

une troisième espèce de musique, la dramatique, l’auteur rend à nouveau plus complexe toute tentative unifiée de catégorisation :

« La Dramatique ou Théâtrale, est une Musique propre pour les spectacles du Théâtre, que l’on appelle aussi Musique récitative que l’on employé aux Opera et aux Comédies dans les entr’actes.14 »

27 Cette espèce révèle deux points forts dans l’évocation de l’art musical ; l’antiquité et la

période débutant avec le règne de François Ier.

28 Cette musique dramatique dont il situe les deux pôles avec précisions implique l’usage

d’un concept qui n’était pas encore apparu dans l’historiographie musicale : celui de renaissance. La période allant de 1480 à Louis XIV devient celle du « rétablissement » de la musique. Bonnet-Bourdelot s’était déjà servi de la même notion lorsqu’il traitait de l’époque carolingienne :

« La Monarchie Françoise avoit besoin d’un aussi grand Prince que Charlemagne pour rétablir les Sciences qui étoient presque éteintes en France à l’avènement de son règne.15 »

29 Tandis que le « rétablissement » n’affectait guère la musique puisque « on trouve peu

de chose remarquable dans l’histoire touchant la Musique », par contre, avec le règne de François Ier, interviennent des facteurs musicaux, qui s’ajoutent à des considérations générales. Ainsi Bonnet Bourdelot voit dans la combinaison de quatre facteurs le « rétablissement » de la musique :

les réformes de l’enseignement la constitution d’une bibliothèque l’élévation sociale des musiciens l’introduction des musiciens italiens.

30 L’historien était bien obligé de considérer ce dernier point puisque c’est de Rome,

affirme-t-il, que partit, en 1480, la renaissance des représentations en musique. En fait, Bonnet-Bourdelot, malgré son « nationalisme », ne s’inscrit pas complètement dans le clan des antiitaliens. A maintes reprises, il reconnaît l’importance jouée par les ultramontains dans la formation de nouveaux procédés musicaux, même si c’est par dépit :

« C’est qu’on ne trouve point les noms des Musiciens François, qui ont mis en usage le chant en différentes parties, ce qui fait croire qu’il peut nous venir d’Italie.16 »

31 L’Histoire générale, critique et philologique de la musique (1767) de Charles-Henri de

Blainville appartient au groupe des ouvrages qui se prétendaient une révision de

l’Histoire de la musique et de ses effets de Bonnet-Bourdelot17. Pourtant, elle reprend dans les grandes lignes l’ouvrage publié un demi-siècle auparavant. Comme chez Bonnet- Bourdelot, deux grands « moments » sont mis en valeur : l’antiquité et le royaume de France. Celui-ci est traité de manière identique. Blainville intitule sa quatrième partie :

« Etat de la Musique dans les Gaules avant la domination des Romains, & depuis la Monarchie. Ses progrès & l’origine du Système moderne.18 »

32 Il y ajoute une subdivion sur les « Progrès de la Musique depuis le siècle de Louis XIV

jusqu’au temps Présent19 » ainsi que quelques remarques sur l’« Origine du Système moderne ». Cette importance accordée à l’écriture musicale résulte du fait que l’ouvrage de Blainville est plus un traité théorique descriptif qu’une histoire de la musique.

1. 2. 3. 4.

33 L’avantage de la concision réside dans la mise en évidence des schémas. L’histoire

procède par cycles où alternent formation, heure de gloire et décadence. Cependant ces mouvements cycliques se déroulent dans un esprit de perfectionnement. Au-delà de toutes les crises et foisonnements brille la musique moderne :

« il n’a pas fallu moins de mille à douze cents ans pour voir éclore parmi eux [les Français] les Sciences & les Arts.20 »

34 Pour rendre cohérente cette idée d’incessant perfectionnement, Blainville va tenter de

prouver que les périodes de décadence favorisent, a posteriori, l’éclosion de périodes fertiles :

« Néanmoins si les François se reveillerent enfin de leur engourdissement, si les Arts commencèrent à percer sous le regne de François premier, ce fut la décadence même de l’Empire Romain qui en fut la source ; puisque le principal embelissement de la curieuse Bibliothèque que ce Prince fit assembler, a été dû en partie à la Reine

Catherine de Médicis, surnommé le Pere des Muses, qui les avoit achetés des Turcs, ce

qui n’étoit que les restes du pillage qu’ils avoient fait de la fameuse Bibliothèque Impériale de Constantinople, Capitale de l’Orient, qui après la décadence de Rome étoit devenue le centre des beaux Arts.21 »

35 Il s’agit également de minimiser l’importance attribuée à la décadence. La musique ne

connut réellement qu’une seule période de crise et c’est celle qui sépare la fin de l’antiquité du règne de François Ier. Ces siècles restent encore mystérieux à l’historien, comme à beaucoup de non-initiés qui se contentent comme l’avait fait Bonnet- Bourdelot de glâner quelques informations dans Fauchet. Même si l’on pourrait nuancer cette constatation par quelques citations qui montrent Blainville plus précis que ne le fut son prédécesseur de 1715, ses conceptions de cette époque de « barbarie » se ramènent à une exclamation riche de signification :

« Que d’incidens ! que de catastrophes ! que de bouleversemens l’Europe n’eut-elle pas à essuyer avant que le désordre qu’avoit apporté la ruine de l’Empire Romain fût en quelque sorte rétabli !22 »

36 L’Histoire générale de Blainville s’inscrit dans un mouvement qu’avait inauguré l’Histoire

de la musique et de ses effets de Bonnet Bourdelot pour l’historiographie musicale ; la

liaison des transformations de l’art musical au rythme dynastique ou plutôt la justification des unes par l’autre. Charlemagne, François Ier et Louis XIV sont les principales figures provocatrices d’innovations. La brièveté du texte de Blainville et son orientation vers une chronologie dynastique conditionnent les réitérations de formules génériques : « sous le règne de » devient le symbole d’un changement, d’un perfectionnement. Pourtant, ces grandes orientations n’effacent pas le caractère anecdotique qui transparaît au long de cette histoire. C’est là une tradition qui remonte aussi à Bonnet-Bourdelot et une conséquence de cette insistance sur le rôle des monarques. Blainville se sent comme obligé de justifier ces allusions aux souverains en relatant leurs expériences musicales même si elles ne revêtent aucune importance pour l’évolution générale de l’art.

37 Il serait injuste de condamner l’œuvre de Blainville. Il apparaissait cependant déjà,

lorsque furent examinées ses théories sur l’origine de la musique, que l’auteur était peu au courant des recherches historiques les plus récentes. Cette volonté de faire bref dans un cadre général connu de tous les lecteurs potentiels ne résulte-t-elle pas d’une intention de vulgarisation ? Le traité de Blainville pourrait être considéré comme un livre pour amateurs éclairés, mais des amateurs de 1710 et non de 1750 ! Même cette interprétation ne reflète sans doute pas une vérité difficile à énoncer : l’Histoire générale

de Blainville appartient à une catégorie d’ouvrages médiocres aux intentions présomptueuses.