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Chapitre VII. La musique médievale : gallicanisme et romanisme

1. Les restaurateurs du plain-chant

4 L’objectif de Dom Jacques Le Clerc est de rétablir le chant grégorien tel qu’il était

pratiqué avant que l’humanisme ne l’eût corrompu. Son discours, ainsi que l’a montré Denise Launay, s’articule en quatre points3 :

Les reproches du Concile de Trente et la réforme post-tridentine vont à l’encontre de la tradition tant par la critique des longs mélismes que par celle d’une prosodie soi-disant défectueuse. Pour Le Clerc, les Réformateurs ont dénaturé le chant.

Le Clerc, traitant de la manière de modifier la rythmique traditionnelle, remarque la tendance à abandonner la distinction entre les différentes espèces de chant.

La défiguration du chant, résultant de la précédente constatation, le réduit à n’importe quelle musique.

Ces seules constatations devraient fournir les outils nécessaires aux bénédictins pour « rétablir le chant grégorien dans sa pureté primitive. »

5 Cette dernière remarque, si elle est prématurée, n’en demeure pas moins riche

d’intentions. Tel un restaurateur méticuleux, Le Clerc veut proposer une méthodologie de « nettoyage ». Il manque d’outils. Son regard ne s’arrête pas sur des documents très anciens et sa critique n’envisage, en fait, que les corruptions postérieures à 1560.

6 La science et la pratique du plain-chant (1673) de Jumilhac est un ouvrage fondamental,

même s’il s’inspire en bien des points des manuscrits de Le Clerc. Ce qui touche le plus le propos de cette thèse, c’est la méthodologie historique du mauriste. Son principe, clair et nouveau, consiste en l’exposé de sa théorie qu’il appuie en marge de références « des anciens Philosophes, des Pères de l’Église, & des plus illustres Musiciens, entr’autres de Guy Aretin, & Jean Des Murs. » Un autre aspect de sa méthodologie situe Jumilhac dans le mouvement sceptique. Regard critique et étude précise des sources dominent. Le bénédictin prend l’initative de rejeter sans pis-aller la mythistoire :

« Pour procéder avec quelque ordre dans la recherche de l’origine & de la progression de cette science, il est à propos de mettre la distinction entre ce que l’Écriture sainte nous enseigne, ce que les Interprètes, les Théologiens, & autres Autheurs nous en disent, & ce que les payens en ont laissé par écrits.4

7 Il y a une marge entre ces propositions méthodologiques et leurs applications, mais

c’est la première fois qu’un théoricien, dans un ouvrage imprimé, pose de manière aussi claire la distinction entre tradition et vérité5. L’audace d’une telle assertion, Jumilhac va toutefois tenter de l’atténuer en incluant la tradition au sein même des recherches historiques. Malheureusement, le bénédictin ne va pas faire une histoire du plain-chant et ses propositions sont trop identiques à celles de Le Clerc pour y insister. Son ouvrage, au point de vue historiographique, vaut par sa méthode plus que par son contenu, par ses propositions plus que par ses résultats. Il contribue au mouvement d’épuration qui transparaît dans les recherches sur la liturgie entreprises par les mauristes. Derrière ce prétexte se dissimule « un dessein plus ou moins avoué de retrouver les formes et les usages d’une antiquité chrétienne qu’on pare de toutes les perfections6. »

8 Il faudra attendre l’abbé Lebeuf pour voir apparaître une histoire du chant grégorien.

Lebeuf peut, sans conteste, être considéré comme un spécialiste du moyen âge. Son appartenance à la fois au milieu religieux et au milieu académique le place dans une position privilégiée, et dans le courant gallican et dans le romanisme, même s’il n’était

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pas membre de la Congrégation de Saint-Maur. Dom Le Clerc n’était pas armé pour proposer un retour du chant grégorien à sa forme pré-tridentine, pas plus que Dom Jumilhac. À tous les deux manquaient des outils critiques dont le moindre n’est certainement pas une connaissance de l’histoire du plain-chant. Lebeuf est pleinement conscient de cette lacune dont souffrent non seulement ses deux prédécesseurs mauristes mais également bon nombre d’autres écclésiastiques opposés aux préceptes de la Contre-Réforme. L’intention de l’abbé n’est pas uniquement restauratrice. À côté de sa passion d’historien se détache sa tendance gallicane7. Jusque-là, peu d’auteurs, si ce n’est brièvement, ne s’étaient souciés de définir ce que l’on entendait par chant gallican alors que la liturgie avait déjà bénéficié de l’apport savant de Mabillon8. Est-ce par nationalisme ? La position de Lebeuf est à cet égard difficile à cerner. L’abbé appartient à ce groupe de chercheurs passionnés par le passé national. Mais il ne compte pas parmi les membres de la Congrégation de Saint-Maur9. Bref, le doute persiste, et il pourrait être vraisemblable que, plongé dans les manuscrits médiévaux et l’analyse des techniques compositionnelles du plain-chant, le maître de musique d’Auxerre se soit heurté à la multiplicité des chants écclésiastiques. Quelles que soient ses motivations, il s’intégre dans un courant général d’intérêt pour le moyen âge10. Surtout, il applique à sa recherche des principes neufs pour l’analyse historique.

9 Il y a d’abord une certaine confusion d’apparence dans le traitement des différents

points que Lebeuf s’est donné pour tâche d’étudier. Il élude, pour des raisons documentaires, la période allant de la fin de l’antiquité à l’avènement de Charlemagne. À peine lancé sur une voie chronologique, il s’en écarte pour justifier l’intérêt que lui- même porte au plain-chant. Comme il le fit dans ses études sur la musique profane, c’est par le recours aux pratiques des têtes couronnées et de quelques personnages importants des milieux religieux qu’il prouve quelle place le chant occupait dans la société. De nouveau parti dans une analyse chronologique, il l’abandonne pour une comparaison du gallican et du grégorien qu’il fait suivre de l’énoncé des innovations des Xe, XIe, XIIe et XIIIe siècles. Désordre d’apparence car Lebeuf construit son discours de manière logique : une préface où il pose les limites et se justifie, une première constatation historique et ses conséquences (chant gallican confronté au chant grégorien) et ensuite une continuation du même type de réflexion au cours des siècles qui suivirent la formation du chant issu de la confrontation romain-gallican.

10 Ses idées quant à l’histoire du plain-chant sont véritablement remarquables. Il définit

d’abord l’existence de deux traditions : l’une formée en Italie, suite au travail de « centonisation » de saint Grégoire, c’est-à-dire d’un accommodement du chant grec au goût italien ; l’autre, gallicane :

« On ignore comment on y moduloit les Repons. Mais on juge par certains restes de Psalmodie différens du système Grégorien, que son chant Psalmodique étoit autrement disposé que le Chant de Rome.11 »

11 Complaisances pour le goût de Charlemagne mais aussi grande variété du romain

contribuèrent à l’abandon du gallican « mais on conserve néanmoins du Chant selon l’ancien usage de l’Église Gallicane12. » Débute alors une longue, méticuleuse et savante analyse comparative de mélodies afin d’illustrer les différences entre romain et gallican mais aussi la persistance du second dans quelques textes. La psalmodie n’est pas seule impliquée dans son étude. Ainsi analyse-t-il en détail l’office de la Trinité d’Etienne de Liège et extrait-il des observations qui en prouvent l’appartenance à la tradition gallicane.

12 Lebeuf, suite à ces analyses, énonce une remarque révélatrice pour l’esprit de

l’historiographie musicale :

« je crois que les lecteurs attendent en effet plutôt de moi des traits historiques accompagnés de quelques courtes observations, que des leçons de Musique.13 »

13 Cette idée le contraint à revenir à un survol historique qu’il organise en trois sections

qui traitent chacune d’une innovation au sein du plain-chant et de leurs conséquences sur celui-ci. Lebeuf parvient à prouver l’autorité de la tradition grâce aux règles de la critique.

14 Poisson, quelques années après Lebeuf, qu’il cite abondamment, reprend, dans son

Traité théorique et pratique du plain-chant, appellé grégorien (1750), le flambeau des

recherches historiques sur le plain-chant, en avouant explicitement comme ne l’avaient jamais fait ses prédécesseurs, que seule l’étude des traditions anciennes peut conduire à des solutions :

« Pour prouver un tel bien, & éviter les défauts dont nous venons de parler, il faut consulter ce qu’il y a par-tout de meilleurs chants, sur-tout les Anciens.14 »

15 Son historique adopte un point de vue plus général que celui de Lebeuf. Plutôt que de

s’attacher à définir les modifications d’un chant suite aux influences étrangères et aux avatars du temps, éléments dont il est conscient, il cherche à rapporter l’évolution des techniques. Cette approche résulte d’une idée qui lui est chère : le grégorien, c’est-à- dire la fusion du romain et d’autres formes dont le gallican, constitue l’expression la plus réussie du chant ecclésiastique. Cette étape représente l’âge classique du plain- chant et se situe du IXe siècle au XIe siècle :

« On ne peut donc se mieux fixer pour les Anciens qu’à ceux du siècle de Charlemagne & des deux siècles suivans.15»

16 Poisson ne va guère plus loin dans sa démonstration. En cela, il répond à une tendance

générale de désintéressement pour le plain-chant, conséquence de l’acceptation par le roi de France de la bulle « Unigenitus » qui, de manière générale, avait contribué à une diminution de l’intensité des recherches érudites sur l’Église et son histoire. En tous cas, elle s’associait difficilement avec les travaux qui mettaient en évidence les distinctions entre les différentes traditions de l’église catholique en matière de liturgie et de chant16.