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Chapitre II. Les facteurs de l’intérêt historique

2. La querelle des Anciens et des Modernes

23 La querelle des Anciens et des Modernes est un moment relativement bien connu de

l’histoire de la civilisation française des XVIIe et XVIIIe siècles. Tout a commencé en Italie à l’aube du XVIIe siècle. L’idée d’une perfection atteinte dans des temps reculés fait sentir combien pauvre est l’état actuel. Querelle de modèle donc ; crise d’identité en plus. De cette crise résulte un besoin d’affirmation nationale : si les Anciens sont la perfection, une nation moderne vaut-elle encore quelque chose ? Si les Modernes représentent la perfection, il faut s’observer longuement et en détail. Mais si les étrangers étaient les Modernes ? Les polémistes se mirent en quête d’un champ de bataille. Un genre nouveau ou ressuscité s’offrait à eux : l’opéra, tandis qu’une partie des érudits continuait ses enquêtes sur les écrits théoriques des anciens et particulièrement sur le monocorde.

24 La situation n’est pas si simple qu’elle le paraît. Une histoire des différentes étapes de la

querelle des Anciens et des Modernes permet de clarifier quelque peu cette confusion. Ses débuts en France transparaissent à travers l’œuvre de Marin Mersenne par l’application systématique de son scepticisme et surtout dans sa correspondance avec le savant italien, Giovanni Battista Doni21. Hors le cercle des relations épistolaires du minime, peu d’écrits furent publiés ou rédigés sur ce sujet pendant la première moitié du XVIIe siècle. Situation identique pour les comparaisons de la musique italienne et de la musique française qui n’apparaissent que dans l’ouvrage d’André Maugars rédigé en 1636 et qui ne sera publié qu’après 165022. Si les Anciens passionnent peu en France à ce moment, la raison en incombe certainement à la faible production théorique humaniste. Ou bien les écrivains évitent le sujet même s’ils n’en ignorent pas les enjeux, ou bien ils se contentent de répéter, sans trop s’interroger, les résultats obtenus par quelques théoriciens italiens23.

25 Un spécialiste des coups retentissants met le feu aux poudres : Charles Perrault qui

publie une Critique de l’opéra, ou examen de la tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe

d’Alcide (Paris, 1674). Cette querelle de l’opéra n’atteint pas encore la musique, se

limitant volontairement au seul aspect littéraire24. Ce même Perrault sent qu’il y a dans la musique, élément fondamental de la vie de cour, un moyen d’appliquer ses théories contre les Anciens. Outre la place de la musique, il y a également intérêt pour ce

commis de Colbert à prouver l’universalité de sa thèse afin de la valider. La musique constitue un chaînon de sa conquête.

26 Que cherchent les partisans des Anciens ? Ils défendent l’héritage antique, tel que l’a

reconstitué l’humanisme et tel surtout qu’il s’est sédimenté dans la tradition des collèges. En musique, cela représente, d’une part, un corpus musical quasi inexistant, celui des Grecs et des Romains ; et d’autre part, la production de l’Académie de Baïf et de la musique mesurée à l’antique de manière plus générale, c’est-à-dire d’œuvres néoclassiques. Claude le Jeune (c.1530-1600) devient le Malherbe (1555-1628) de la musique à la différence que le poète est encore lu tandis que les œuvres du musicien ne sont plus interprétées. Situation paradoxale si l’on sait qu’Anciens et Modernes en littérature s’accordent sur la valeur de leur illustre prédécesseur. La lutte apparaît donc confuse puisque ce sont plus des tendances que des partis qui s’affrontent. Il s’agit de ramener cette querelle à sa valeur humaine : elle en devient prétexte cristallisant les rivalités.

27 Cette interprétation de la querelle des Anciens et des Modernes pose le problème de

l’honnêteté de chaque parti. Dans un conflit reposant sur des bases historiques, il faut faire preuve d’un jugement critique perspicace pour avancer ses pions, stimulation pour la recherche et exaspération de l’interprétation textuelle. Et la musique ? Il ne faut pas oublier que la querelle des Anciens et des Modernes est avant tout une querelle de mots et de personnalités dans laquelle la musique ne trouve guère de place dans la mesure où elle ne contient pas en puissance les arguments qui frappent. Ajouter à cela que les protagonistes de ces luttes furent avant tout des hommes de lettres : les Perrault, Boileau, Fontenelle.

28 Même si la musique en tant qu’illustration d’une pratique n’occupe qu’une place

secondaire dans la polémique, l’inclusion de la musique à travers ses écrits théoriques contribue à conférer à la querelle une dimension nouvelle. Inclure la musique entraîne que chaque élément de la société devient objet de discussion, que chaque aspect s’intègre dans un tableau général et requiert donc un affinement des techniques de l’expression polémique et une solidité de l’argumentation. Cette dernière, et peu importe l’appartenance à un camp ou un autre, se fonde principalement sur les résultats obtenus par une enquête fondamentalement historique. Prouver l’excellence des Modernes implique la prise en considération de la production des Anciens. Le faire mal procure une arme aux adversaires. Il s’ensuit qu’une attention de plus en plus délicate est portée aux méthodes historiques. Le deuxième point de cette argumentation relève de l’analyse des productions d’une société. En effet, ce n’est pas tout de montrer une « technique » d’historien irréprochable ou presque, il faut encore poser un regard discriminateur sur la masse documentaire accumulée. Les historiens s’orientent ainsi vers l’élaboration d’interprétations fines.

29 Envisagée sous cet angle, la querelle des Anciens et des Modernes apporte à

l’historiographie de nouvelles méthodes de recherche de la documentation et de nouvelles manières d’interprétation. La musique s’enrichit de ce mouvement. La place de l’art des sons dans la querelle est privilégiée par les partisans des Anciens. La musique inspire de nombreuses pages aux classiques, Platon, Aristote, Cicéron et d’autres qu’étudiaient les lettrés des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce contact amène les historiens à considérer comme incontournable la musique. D’un autre côté s’ajoute le rôle tout aussi important joué par la musique dans la société française de la fin du XVIIe siècle. Jean-Baptiste Lully, protégé de Louis XIV, fournit le modèle de la tragédie

en musique. Les protagonistes de la querelle auront donc pour tâche de louer une époque ou une autre sans heurter la personne du roi.

30 La provocation suscita également des recherches durant cette période de polémique. La

représentation d’Alceste joue à cet égard un rôle catalyseur. Boileau et Racine, d’une part, les Perrault, d’autre part, y perçoivent les enjeux considérables. Même si les discussions tournent principalement autour de questions littéraires, elles introduisent néanmoins un aspect jusqu’ici peu envisagé : celui de l’implication personnelle comme facteur. En effet, au-delà des combats d’idées, règne la rivalité qui opposait la famille Boileau à la famille Perrault. De nombreux écrits en résultent tant au moment de la querelle des Anciens et des Modernes que tout au long du XVIIIe siècle. Il en découle une organisation de l’argumentation qui procède de manière identique, c’est-à-dire qu’à partir du moment où un auteur établit un ordre dans son exposé, il se retrouve chez son détracteur. Le cas se remarque, par exemple, entre l’Essai de physique de Perrault et le Dialogue sur la musique des anciens de Chateauneuf, aristocrate qui évoluait dans des milieux où les Perrault, bourgeois arrivés, n’avaient pas accès.

31 La querelle des Anciens et des Modernes n’occupe pas, comme facteur, la place que

beaucoup lui assignent. Cette assertion mérite d’être nuancée. La situation polémique provoque une profusion d’écrits. Celle-ci atteint rarement des sommets d’érudition. Cependant, elle laisse à la postérité des travaux que quelques historiens se donneront pour tâche, hors toute violence, de rectifier. Le cas de Pierre-Jean Burette est exemplaire. Ses premières dissertations lues à l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres corrigent, réorientent et complètent ce qui avait été émis dans le dernier tiers du XVIIe siècle, tandis que ses ultimes articles abordent des sujets neufs. Le bilan de la querelle est loin d’être négatif, mais il faut le considérer à plus large échelle chronologique. L’érudition s’efface devant la polémique, tandis que les idées fusent toujours.