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Chapitre IV. Les origines de la musique

5. THÉORIES INSTINCTIVISTES

122 Une des caractéristiques majeures de l’esthétique musicale d’une partie des Lumières

fut de provoquer un éclatement de la notion d’imitation, conséquence d’un élargissement du concept de nature qui n’implique plus seulement le monde extérieur mais également les sentiments humains147. Trois esthéticiens de la seconde moitié du

XVIIIe siècle, Morellet, Chabanon et Boyé vont ainsi proposer de nouvelles solutions à

deux problèmes fondamentaux pour l’élaboration de théories génétiques, à savoir la signification universelle de la musique basée sur l’imitation des expressions de la passion humaine et la signification d’une musique absolue. A la base de leurs recherches se situent les réflexions nouvelles de Denis Diderot sur la musique dès le début des années 1750 et qu’il ne développera pas par la suite148. Diderot prend pour point de départ l’idée alors acceptée que la musique imite, que ce soit la nature ou les passions et qu’ainsi elle se situe dans un réseau de relations semblable à celui tissé entre le langage et les choses. L’intérêt de ses recherches réside dans l’approfondissement de la notion de parallélisme entre le fonctionnement de la musique et celui de la langue, remettant en question la définition de la musique en tant que langage. Diderot effectue un relevé des analogies formelles et ne peut que constater qu’apparemment, langue et musique fonctionnent de manière identique : propriétés graphiques, syntaxe. Les problèmes apparaissent lorsque le savant tente de rendre compte des analogies essentielles :

« La peinture montre l’objet même, la poésie le décrit, la musique en excite à peine une idée. Elle n’a de ressource que dans la durée des sons. Et quelle analogie y a-t-il entre cette espèce de rayons et le printemps, les ténèbres, la solitude, etc. ; et la plupart des objets ? Comment se fait-il donc que, des trois arts imitateurs de la nature, celui dont l’expression est plus arbitraire et la moins précise parle le plus fortement à l’âme ? Serait-ce que, montrant moins les objets, il laisse plus de carrière à notre imagination, ou qu’ayant besoin de secousses pour être émus la musique est plus propre que la peinture et la poésie à produire en nous cet effet tumultueux ?149 »

123 Ce texte de Diderot, en évoquant les ambiguïtés d’une définition du fonctionnement de

dans un système des beaux-arts dont l’imitation reste l’unique principe unificateur. Le recours au « je-ne-sais-quoi », sous forme du hiéroglyphe, s’impose comme catégorie d’analyse de la sensibilité. Diderot évite ainsi de rejeter la notion d’imitation puisque l’hiéroglyphe sert à décrire l’action commune à chaque art avec des moyens différents, mais sous le couvert du mystérieux. L’auteur du Neveu de Rameau mêle à ces hiéroglyphes l’importance de l’idée de rapports, idée développée dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie. Il n’en exclut pas pour autant la notion de plaisir, ni même la théorie d’imitation. Le plaisir s’explique par une perception des rapports contenus dans la nature. Or c’est une idée fondamentale de l’Encyclopédie que la création d’un art entretient des relations étroites avec la notion de plaisir. En quelque sorte, Diderot parvient à éliminer la théorie ramiste de toutes ses prétentions totalitaires – le beau est issu des rapports qu’ils soient perçus inconsciement ou non –, à relativiser le concept d’imitation, et à introduire une étude des qualités spécifiques de la musique. Le point de vue de l’écrivain ne fut jamais clairement historique. Il ressort cependant de ses textes que les origines de la musique ne doivent pas nécessairement être recherchées en relation avec les autres arts : elle est née d’une perception, sans doute inconsciente, de rapports qui lui sont propres.

124 En novembre 1771, le Mercure de France publiait un texte répercutant de l’abbé

Morellet : De l’expression en musique. L’intention du philosophe est d’accommoder la théorie de l’imitation musicale telle que la définissent la plupart des esthéticiens français du milieu du XVIIIe siècle de manière à inclure la musique instrumentale. Partant d’une dichotomie que Batteux avait déjà formulée entre nature physique et passions humaines prises comme catégories d’imitation, Morellet concentre son attention sur la première et constate que, dans ce cas, la musique procède comme un langage métaphorique, c’est-à-dire par analogie. Le musicien choisit des objets dans la nature qu’il peut imiter par les sons ou le mouvement de sorte que réalité et produit musical possèdent entre eux un point en commun. Quant aux passions, elles s’organisent autour de deux modes d’expression : les cris inarticulés et le discours articulé. Et c’est parce que la musique en imite la première forme qu’elle a tant de pouvoir émotif. Cette imitation reste possible par des instruments de musique, à la différence qu’il est impossible de nommer la passion imitée. La musique prend un sens pour elle-même et relève du « je-ne-sais-quoi ».

125 Le premier homme procéda donc par analogie pour inventer la musique, puisant dans

les bruits de la nature et l’expression inarticulée de ses passions pour créer un nouveau langage qui embellit la nature, physique ou humaine :

« L’imitation dans tous les arts doit embellir la nature.150 »

126 La théorie de Morellet représente une apologie de l’imitation en tant qu’art et fact

humain, à condition que la notion d’imitation soit élargie à celle d’analogie. L’art ne doit pas se réduire à copier mais plutôt à embellir. Le fait de libérer la musique de son attachement aux sons articulés lui confère une valeur nouvelle : elle est devenue art par ses propres ressources. Il y a là un rejet des théories, développées depuis Fontenelle, qui voyaient l’émancipation de la musique dans sa libération propulsive de la parole151.

127 Michel-Paul Guy de Chabanon voudra tourner le dos à toutes les théories sur l’imitation

énoncées avant lui. Il ne cherche pas, comme l’abbé Morellet, un élargissement de la notion. Un des objectifs majeurs de ses Observations sur la musique et principalement sur la

guide l’invention de la musique. Le problème sera de savoir si cet instinct procède ou non par imitation. Sa méthode consiste à analyser la musique des enfants et des sauvages car « la Musique prise ainsi au berceau, doit conserver tous les caractères de son institution naturelle, & tous ses titres originels qu’aucune convention n’a falsifiées152 ». Son ouvrage de 1785, De la musique considérée en elle-même et dans ses

rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, pose la problématique de manière

plus ouverte :

« Dans quelle vûe la nature paroit-elle le [le langage naturel que serait la musique] leur avoir donné ? Quels en sont les caractères primitifs ? Peut-on lui attribuer le mérite de l’universalité ? Seroit-il vrai que le chant fût un par toute la terre ; que, en résultant des proportions harmoniques, qui sont une loi invariable de la nature, sa principale constitution fût invariable aussi.153 »

128 Chabanon va répondre positivement à ces questions. Même s’il existe quelques

différences liées à l’époque, au climat, il y a une langue commune à tous les peuples, ou que du moins, ils peuvent tous comprendre. Quant à l’harmonie, elle demeura longtemps inconnue des hommes, ce qui n’empêche que ses fondements sont naturels. Où Chabanon se sépare de la tradition, c’est lorsqu’il affirme que le chant ne fut pas la première expression des émotions dans les sociétés primitives. Cette erreur, dont il relève la fréquence chez ses prédécesseurs et contemporains, en déclarant ouvertement la guerre à Rousseau et aux Encyclopédistes, repose, prétend-il, sur une mauvaise présomption, à savoir que le mot est mère de la chanson. Chabanon suggère que les premiers hommes s’exprimaient plutôt par des chants sans paroles qui procèdent de la musique instrumentale. De plus, et surtout, leurs intentions n’étaient pas d’imiter leurs émotions, puisque, reprenant Morellet, la musique est incapable de décrire une passion précisément. Il en va de même de l’imitation des phénomènes naturels. Elle existe en musique mais seulement dans des œuvres produites dans des milieux sociaux plus évolués et là-même, elle ne prend valeur que si elle s’intégre à une action dramatique.

129 Pour intéressante qu’elle soit, la théorie de Chabanon n’en manque pas moins de

fondements parce qu’il n’est pas parvenu à expliquer comment fonctionnait la musique originairement. Il y a bien des allusions, au moyen des analogies musique-architecture, à la question des rapports. Chabanon trouve une réponse facile : il y a en l’homme un instinct musical. Comment sort-il de sa latence ? La réponse de l’auteur se limite à l’élimination d’une solution possible : ce n’est pas par imitation, parce que la musique ne parvient pas à imiter. Conjecturer la formation d’un art musical sans paroles, semblable à l’art instrumental, laisse également supposer un état de raffinement qui provoque une diminution de la capacité de progrès dans l’histoire.

130 Le troisième esthéticien qui va tenter de développer une nouvelle théorie sur

l’élargissement du concept d’imitation est Boyé, figure importante qui influencera encore Hanslick. L’expression musicale mise au rang des chimères (Paris, 1779) aborde les problèmes d’une manière amusante et un peu provoquante. Boyé veut tout rejeter pour établir de nouvelles normes de compréhension du fonctionnement de la musique. Le point fondamental de sa réflexion se situe dans l’abandon de l’idée selon laquelle la musique devrait imiter la déclamation afin de rendre efficacement l’expression des passions. Au départ des théories symboliques de Langer sur le vocabulaire154, il soutient

que si les mots ont une prosodie et un sens prédéfini, il n’en est rien des notes musicales :

« Enfin, tout l’art Musical possible ne sauroit noter ni les cris, ni les plaintes, ni les gémissements, ni les exclamations, ni les sanglots, ni les ris, ni les pleurs : c’est un fait incontestable.155 »

131 Il démontre astucieusement sa constatation par la notion d’imitation. Si la passion

emploie comme moyen d’expression naturel les accents du chant, la musique, art d’imitation, devrait « imiter les accens du Chant par les accens du Chant156 ». Boyé pousse plus loin l’auto-critique de la théorie de l’imitation : d’aucuns prétendent que l’art consiste en une imitation sélective de la nature, or la musique est constituée « des sons fixes & déterminés, des cadences, des port-de-voix, des martellements, des roulades, &c... Je vous défie de pouvoir dire que rien de tout cela soit pris dans la nature157 ». La confusion majeure provient explique-t-il, des esthéticiens qui mêlèrent caractère et expression. Il en profite pour placer un nouveau sarcasme :

« S’il étoit permis de confondre ainsi les caractères avec les passions, quoique les uns soient aux autres à-peu-près ce que le repos est au mouvement, ma robe de chambre aurait donc de l’expression ; car ma Cuisinière me disoit l’autre jour que le dessein en est triste.158 »

132 Le ton du discours laisse dans l’ombre bien des points de la pensée qui auraient mérité

d’être éclairés d’autant que Boyé, en rejetant l’esthétique qui avait prévalu, semble revenir à des concepts baroques comme celui de statisme, ou d’émotion abstraite de la musique159.

133 L’attitude de Boyé devant les origines reste dans la lignée de Chabanon. Pourtant, pour

appuyer son hypothèse, il lui fallait absolument découvrir à la musique des origines qui puissent ne pas entrer en contradiction avec sa théorie. Sa vue réductrice – la musique n’imite ni les phénomènes naturels, ni les expressions des passions – le conduit à n’envisager la fin de la musique que dans le plaisir ;

« L’objet principal de la Musique est de nous plaire physiquement, sans que l’esprit se mette en peine de lui chercher d’inutiles comparaisons. On doit la regarder absolument comme un plaisir des sens, et non de l’intelligence.160 »

134 Le problème qu’il évite est de définir comment un homme a pris, au cours de l’histoire

de l’humanité, conscience du plaisir de la musique, puisque il n’en a pas cherché l’exemple ni dans la nature physique, ni dans la nature humaine. Il en vient même à imaginer une union de la musique et du langage verbal aux débuts par la prédominence de la voix sur les instruments ; voix qui ne peut fonctionner sans la parole. Les premiers musiciens s’attelèrent donc à conférer à la musique un sens en relation avec le texte, pas par désir, mais par obligation. Si les musiciens s’en sont affranchis, il n’en demeure pas moins qu’elle fut suffisamment forte pour orienter la recherche esthétique vers la notion d’expression.

135 Le récit de Boyé manque de cohérence s’il est envisagé sous l’angle de l’historiographie.

En fait, son texte se justifie pour d’autres raisons : une réhabilitation de la musique instrumentale malmenée par les théories imitatives et une satire, le ton et l’insistance sur le rôle des sens plus que sur celui de l’intellect, des philosophes du goût. Tout comme celle de Morellet ou de Chabanon, la philosophie esthétique de Boyé, si elle a contribué à détacher la musique de ses liens avec les autres arts, à diriger l’attention vers ses qualités spécifiques, manque de l’unité qu’offraient l’Essai sur l’origine des

connaissances de Condillac, l’Encyclopédie ou encore les écrits de Rousseau. Elle s’offre

comme parenthèse, néanmoins constituante, dans un mouvement de recherche sur les origines de la musique fondée sur les phénomènes naturels.

***

136 L’intention du comte de Lacépède était de dresser une table de poétique de la musique.

Aussi ses travaux sur les origines de la musique sont-ils conditionnés par le caractère signifiant. La conclusion de la première partie de La poétique de la musique (1785) illustre sa démarche :

« Ainsi les différentes parties de la musique ont reçu leurs origines. Amours, douleur, terreur, c’est à vous qu’elles les doivent.161 »

137 Un tel plan laisse supposer une totale acceptation du principe d’imitation. Néanmoins,

Lacépède subit l’influence de Morellet, Chabanon et Boyé, lorsqu’il montre combien il est difficile de conserver une place à la musique dans un système des beaux-arts axé sur l’imitation de la nature :

« Et pourquoi passerions-nous les bornes que la musique ne peut passer ? Elle est assez riche pour que nous disions ce qui lui manque et que sa nature l’empêche d’acquérir ; elle a donc besoin qu’on fixe ce qu’elle peut avoir de vague, qu’une expression étrangère vienne compléter son sens.162 »

138 Le premier facteur introduit par Lacépède est l’expression d’une passion douloureuse,

la musique ne peignant bien que « les événements tristes, que les sensations déchirantes, que les situations mélancoliques, que les sentiments sombres & profonds163 ». L’instinct semble guider ses débuts. Peu après, mais toujours avant le Déluge, l’homme cherche à communiquer ses sentiments amoureux à sa compagne et réciproquement. De là provient le duo. Le Déluge oblige les hommes à célébrer Dieu : la musique devient moyen de prière au régisseur du monde. Ces louanges s’exprimaient par des chants choraux où les voix des hommes mêlées à celles des femmes et des enfants produisaient des chœurs à l’octave. Cependant, certaines voix ne s’intégraient dans aucun des deux groupes de sorte qu’une troisième voix est apparue naturellement, posant les fondements de l’harmonie. Cet établissement résulte, tout comme les premières expressions musicales, de l’instinct :

« Ce n’est point par des combinaisons réfléchies, ce n’est pas par une suite de raisonnemens, que les hommes sont parvenus à former ce premier chœur ; au milieu de leur affreuse calamité, ils ne pouvoient que sentir.164 »

139 Les chants des premiers hommes étaient organisés grâce à la danse, seule occasion où

la musique exprimait des sentiments heureux. Celle-ci leurs confère une forme régulière, en distribue les parties différentes, et donne l’idée de cultiver les répétitions. L’emprise de cette expression de la joie croît et domine l’inspiration des chants choraux :

« ... ce chœur de réjouissance à prendre une forme régulière, à être coupé en petites portions, à être périodiquement répété. Ainsi fut formé le premier chœur de joie, le premier où les accens du bonheur dominèrent sur les autres accens, & en quelque sorte régnèrent seuls.165 »

140 La danse ne fut pas seule à contribuer à la formation d’un art musical mesuré. Les

hommes s’adonnèrent à célébrer les triomphes de leurs dieux ou de leurs héros dans une forme facilement mémorisable. Les procédés antiphoniques naissent : le peuple répond aux invocations du prêtre ou du héros. Pour faciliter ce jeu, le poète distribue son texte en segments brefs sur lesquels se plaque la musique.

141 Tous les peuples ne réagirent pas de la même manière. Lacépède intègre la théorie du

climat de Dubos à son schéma général et procède comme il venait de le faire pour les sentiments de terreur et de joie avec l’expression de la barbarie. Tandis que les

contrées « fortunées » produisent des chants pathétiques et joyeux, d’autres, aux « climats disgrâciés & à demi envahis par les glaces166 », s’adonnent aux chants guerriers et aux chœurs militaires. Si l’instinct fait découvrir aux habitants de certaines parties du monde les avantages de l’harmonie, c’est la physiologie qui empêche les autres d’en percevoir les qualités. La mise en catégories des caractères poétiques de la musique contraint en quelque sorte Lacépède d’appliquer à chaque cas, dans la mesure où il inclut la théorie des climats, une nouvelle genèse du musical même si l’instinct demeure le mécanisme premier.

142 Il n’est pas seul. Lacépède trouve le moyen de placer la théorie de l’imitation lorsqu’il

traite de l’invention des instruments. C’est parce que le berger entend que les roseaux produisent des sons proches des accents de la voix, qu’il inventa les instruments à vent. A partir du moment où le premier instrument est construit, l’homme n’aura plus recours à l’imitation mais à l’expérience pour élargir sa gamme d’instruments :

« Cependant l’on tendit des cordes de métal ou de boyau : l’expérience apprit qu’elles resonnoient lorsqu’on les faisoit vibrer, en les pinçant, en les frappant légèrement, ou en les pressant & les agitant doucement par le moyen d’un archet. 167 »

143 Les propositions de Lacépède ne frappent pas par leur originalité. D’autres avaient

développé avant lui le rôle de l’instinct, l’influence des climats sur la formation de musiques régionales, l’apparition de l’harmonie par l’intervention naturelle d’une troisième voix, l’imitation comme génératrice de l’idée du premier instrument, l’expérience comme procédé d’expansion et de raffinement. La nouveauté réside dans l’intégration de ces idées au sein d’un poétique générale de la musique. Même s’il est possible de déceler des prémonitions de cette conception dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, il n’en demeure pas moins que La poétique de la musique est la première tentative d’explication de définitions pré-romantiques de la musique comme celle de Forkel168 ou de Grétry169. L’intérêt, pour les tentatives de reconstitution historique des débuts de la musique, se situe dans un déplacement du point de vue et de la manière d’aborder le problème. Débarrassée des contraintes de la raison, la musique relève plus de l’instinct que d’un principe finalement géométrisable comme l’était celui d’imitation. Il faut chercher le moteur de la musique là où elle touche : elle naît de