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Chapitre V. les transformations de l’art musical

4. LA NOTION DE RÉVOLUTION

56 Jean Dagen voit en la seconde partie des Réflexions critiques de l’abbé Dubos (1719 et

1733) « l’intuition centrale autour de laquelle toute la matière de l’ouvrage semble s’organiser et dont elle pourrait quasiment se déduire44 ». Or, c’est dans cette partie que l’abbé développe ses conceptions de l’histoire que la troisième partie, axée presque uniquement sur la musique, reflète même si, modérant l’avis de Dagen, s’y trouvent bien d’autres aspects afférant à l’esthétique et à la poétique musicale.

57 Dubos prévient, avant de tenter une explication évolutive, une confusion qu’avait mise

en évidence la querelle des Anciens et des Modernes, celle d’un raisonnement qui mêle qualité des œuvres et goût du public45. Le goût ne doit pas conditionner l’analyse historique des productions artistiques. Refuser une telle dissociation entraîne des jugements opposés selon les mêmes principes. Le deuxième point fondamental de la réflexion de Dubos réside dans le rejet des « causes morales » comme facteur d’épanouissement des arts. Rupture et critique ainsi de la seule histoire de la musique qui avait paru en français jusque-là, celle de Bonnet-Bourdelot, qui insistait sur la relation causale entre perfectionnement de la musique et gouvernement idéal. Contrairement à ses prédécesseurs qui voyaient dans le goût ou le mécénat royal, la paix et la prospérité, le lieu idéal de production artistique – ce point a été particulièrement développé pour les lettres –, Dubos considère ce bienêtre, ce terrain apparemment fertile aux arts, comme un lieu de la décadence. Les grandes œuvres apparaissent avant le siècle d’Auguste, les grands artistes furent formés avant le siècle de Louis XIV. Il en conclut :

« Je ne sais par quelle fatalité les arts et les sciences ne fleurissent jamais mieux qu’au milieu de ces guerres.46 »

58 A ces deux rejets, Dubos ajoute l’idée de perfectionnement soudain :

« Les arts et les lettres arrivent au plus haut point de leur splendeur par un progrès subit47 ».

59 Surpris par sa constatation, il l’est encore plus lorsqu’il aperçoit la coïncidence

d’apparition des génies des différents arts. Dubos en déduit la « supériorité de certains siècles sur les autres siècles48 » :

« Il semble qu’il arrive des temps où je ne sais quel esprit de perfection se répand sur tous les hommes après avoir rendu deux ou trois générations plus parfaites que les générations précédentes et que les générations suivantes.49 »

60 Par ce chemin, l’abbé parvient à l’énoncé de la clef de voûte de ses conceptions

historiques : l’idée de siècle.

61 Il lui reste à expliquer les causes des siècles féconds. Dubos met en évidence la théorie

des climats par laquelle il entend tout justifier. Un même pays peut subir divers courants d’air à des époques successives qui influent sur les esprits. Ce système déterministe, reposant sur des conditions « scientifiques », ramène l’esthéticien à une philosophie traditionnelle de l’histoire :

« Je conclus donc, en me servant des paroles de Tacite, que le monde est sujet à des changements et à des vicissitudes dont la période ne nous est pas connue, mais dont la révolution ramène successivement la politesse et la barbarie, les talents de l’esprit comme la force du corps, et par conséquent le progrès des arts et des sciences, leur langueur et leur dépérissement, ainsi que la révolution du Soleil ramène les saisons tour à tour.50 »

62 Dubos introduit par la même occasion à la notion de transformation discontinue.

Malheureusement, son troisième volume qui traite particulièrement de la musique ne reflète pas ses conceptions historiques.

63 La tâche reviendra à Michel-Paul Guy de Chabanon de développer ces idées énoncées de

manière générale par l’abbé Dubos. Il le fit dans le cadre particulier qu’est celui de l’éloge ; cadre particulier mais propice à ce genre de proposition. Chabanon, dans son panégyrique de celui qui fut peut-être son maître, envisage la révolution en musique provoquée par Jean-Philippe Rameau à deux niveaux51 : celui de l’évolution de l’art musical et celui de la situation de l’artiste qui la suscite. Cette constatation ressort de quatre occurrences de révolution dans le texte :

« Moment flateur pour l’Artiste, lorsqu’il jouit après la révolution qu’il amène, mais critique, tandis que cette révolution s’opère.52 »

« Cette révolution fut prompte, l’Opéra d’Hippolite l’avoit commencée, celui des Indes Galantes la continua, & l’acheva, pour ainsi dire, toute entière.53 »

« dans l’ordre des révolutions, & dans la marche progressive des Arts, un Homme de génie est un véhicule puissant qui les transporte en un moment loin du point où il les a trouvés, dans une direction que ses successeurs ont coutume de continuer après lui.54 »

« Arrêtons-nous un moment, & contemplons, de sens froid ; la révolution qui s’opère dans notre Musique : nous n’en craignons rien pour la gloire de notre Artiste ; elle est indépendante de tous les événemens.55 »

64 L’idée force qui apparaît à la lecture de ces quatre extraits, concerne le génie et son

pouvoir de révolutionner. Une des conditions de la révolution musicale est remplie. Mais cette révolution fut d’autant plus marquante qu’elle intervint après une longue période d’« inertie », pour reprendre le terme de Chabanon. L’historiographie musicale française considérait effectivement la période allant de la mort de Lully à l’arrivée de Rameau sur la scène de l’Académie Royale de Musique comme un vide de la création. Peu avant Chabanon, Louis de Cahusac avait considéré en des termes semblables les années 1687 à 1733 :

« Sur un Théâtre créé par le génie [c’est Quinault pour Cahusac], pour mettre dans un exercice continuel la prodigieuse fécondité des Arts, on n’a chanté, on n’a dansé, on n’a entendu, on n’a vu constamment que les mêmes choses & de la même manière, pendant le long espace de plus de soixante ans. Les Acteurs, les Danseurs, l’Orchestre, le Décorateur, le Machiniste ont crié au schisme, & presque à l’impiété, lorsqu’il s’est trouvé par hazard quelqu’esprit assez hardi pour tenter d’agrandir & 1.

2. 3.

d’étendre le cercle étroit dans lequel une sorte de superstition les tenoit renfermés. 56 »

65 Des extraits des textes de Chabanon ressort également une définition des conditions de

cette révolution. Elle apparaît comme une issue nécessaire caractérisée par une rapidité de l’action qui transparaît au travers de l’adjectif « prompte » ou de l’expression « en un moment ». Surtout, elle est l’œuvre d’un solitaire, isolé de la société dans laquelle il évolue57. Contant d’Orville reprend le même usage de la notion de révolution :

« Lorsque les Bouffons Italiens firent leur apparition sur le Théâtre du grand opéra. Jamais révolution ne fut plus prompte & plus vive.58 »

66 Contant d’Orville introduit au sens moderne du mot, impliquant l’initiative d’un

homme ou d’un groupe qui va modifier le paysage musical d’une époque. L’arrivée des Bouffons à Paris marque une coupure dans le schéma historique et symbolise le point origine d’un nouveau départ.

67 Durant l’été 1777, Jean-François Marmontel fait publier son Essai sur les révolutions de la

musique en France, ouvrage retentissant, stimulateur de polémique et premier ouvrage

concernant la musique qui comporte dans son titre le mot révolution59. Le prétexte à l’origine de la rédaction de cet essai fut le mot célèbre de l’abbé Arnaud rapporté par le

Journal de Paris du 19 février 177760. L’abbé Arnaud est certainement la personne que Marmontel haïssait le plus. Mais cela reste un prétexte car, si l’on tient compte de la personnalité de l’Académicien, collaborateur de l’Encyclopédie, n’y a-t-il pas plutôt derrière cet Essai une volonté de dissimuler l’échec cuisant qu’il avait partagé avec André-Modeste Grétry lors de la représentation de Céphale et Procris en 177361. Il y a beaucoup de chance pour que Marmontel ait tenté de vouloir expliquer ses intentions réformatrices qui avaient échoué, attitude typique chez cet homme qui chercha toute sa vie à dogmatiser la littérature62.

68 Il est plus difficile de cerner la valeur sémantique de révolution chez Marmontel que

chez Chabanon car le mot n’apparaît que dans le titre et dans une phrase : « Cependant sur un autre Théâtre [Théâtre Italien] on faisoit des essais heureux pour amener la révolution.63 »

69 Conflit du pluriel de l’intitulé et du singulier de cette citation qui révèle déjà un aspect

de la pensée. Surtout, il annonce une révolution. L’Essai de Marmontel n’est pas une œuvre d’analyse rétrospective mais prospective : elle se veut un guide pour la révolution que doit connaître l’art musical s’il veut survivre. Marmontel fait écho, sans doute involontairement, mais en connaissant la pensée de celui qui l’inspire, à une phrase de Voltaire datée de 1764 :

« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin ; les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent.64 »

70 Il n’y a pas que des différences par rapport à Chabanon : tout comme son prédécesseur,

il insiste sur l’état languissant dont on ne peut sortir que brutalement soit, pour l’un, grâce au génie, soit pour l’autre, par un changement des mentalités.

71 Pourtant, Chabanon ne s’intègre pas dans les figures révolutionnaires par sa vision

rétrospective. Il ne prétend pas guider l’art, mais suivre et inciter à suivre quelqu’un. Marmontel, par contre, s’offre comme celui qui détient la clef du changement violent qu’il préconise. Attitude de révolutionnaire que de vouloir substituer un pouvoir par un autre. Comme tant de discours politiques, l’Essai se dissimule derrière de « bonnes

intentions » et une philosophie de la vérité. Marmontel écrit, par exemple, que « les autorités sont suspectes, les exemples sont équivoques, la raison même a souvent deux faces, & chacun croit l’avoir de son côté65 », avant de terminer par un réquisitoire pour la liberté des expressions alors qu’il venait de détruire l’esthétique gluckiste :

« Les privilèges exclusifs, qui font la mort de l’industrie, sont aussi la mort des talens & du génie dans les Beaux Arts... La liberté, mère de l’émulation, règnera sur la Scène Lyrique, & alors il ne manquera plus rien à notre Opéra pour devenir, comme le Théâtre de la Tragédie & de la Comédie Françoise, l’objet de la curiosité & de l’admiration de l’Europe.66 »

72 Marmontel appartient avec, entre autres, Helvétius, d’Holbach, Mably, à ces penseurs

qui réalisent qu’ils vivent dans un temps d’imminence, d’espérance. Il participe à l’initiative révolutionnaire qui se donne pour mission de faire table rase de tous les sédiments inutiles accumulés au cours des siècles. De cette prospection, il ressort une double valeur de la notion de révolution musicale : analytique et polémique67. Il peut s’agir de décrire un état précédent, mais aussi de proposer une réforme en usant d’un vocabulaire politique.